mardi 22 mai 2018

Flèche qui n'a pas encore atteint sa cible

Il ne faudrait pas s'arrêter. Dans l'entreprise que je mène, tout arrêt un peu prolongé risque d'être fatal. Je le sais, mais la vie commande, et c'est parfois la seule chose à faire. La pause océane d'une semaine a été bienvenue pour toutes sortes de raisons, mais en ce qui concerne l'écriture de ce qui se joue ici, elle fut, comme je le redoutais, une terrible suspension. Le mot terrible est un peu excessif, j'en conviens, mais le constat est bien celui-ci : une semaine s'est écoulée depuis mon retour et j'ai les plus grandes difficultés à me remettre dans le flux, à reconnecter avec les fils de l'enquête, à retrouver ce désir d'investiguer qui est vital, car rien ni personne ne me réclame quoi que ce soit, et ma voix pourrait s'éteindre que la face du monde n'en serait pas changée. En apparence, ai-je envie d'ajouter avec une immodestie qu'on pourra trouver effarante. En apparence, qu'est-ce que ça veut dire ? Et c'est peut-être le noeud de toute l'affaire, cette histoire d'apparence. J'avance à tâtons, j'en ai trop dit, j'en ai peur, mais voici peut-être le frisson d'une conviction que je hasarde comme un tison fragile : la trace laissée dans ces pages, sur ce récif électronique perdu dans l'océan du net, porte une opérativité. C'est peut-être quelque chose de l'ordre du fameux battement d'aile du papillon qui provoque un ouragan à l'autre bout de la planète - non je n'y crois pas, et loin de moi la volonté de susciter des ouragans -, mais tout de même subsiste l'impression qu'une onde longue se propage, infiniment subtile, dont les effets ne sont peut-être pas encore perceptibles, ne le seront peut-être que dans quelques années, pour d'autres générations, d'autres siècles. Flèche qui n'a pas encore atteint sa cible, flèche venue de loin, de plus loin que moi. Mes ancêtres n'écrivirent point, ne laissèrent leurs empreintes que dans les paysages sans signer jamais leurs œuvres. Passagers anonymes du temps broyeur d'existences, trouvant leur subsistance dans le travail acharné et inlassable de la terre, le soin aux animaux et le don des arbres. J'arrive en scène à ce moment très particulier de l'histoire où, émancipé de ce labeur de survie, je puis consacrer mes heures à réfléchir sur un monde bien plus vaste que celui qui borna leurs mouvements. Je leur dois tout, une foule se presse en moi, lourde d'un effort séculaire. Je me sens un peu comme ce photon qui a mis dix millions d'années pour surgir du coeur incandescent du soleil puis a rejoint la Terre en huit minutes.

Sur les bords de l'Indrois, à Montrésor (mars 2018)

Reprendre alors ce pistage erratique, qui arpente des sentes prometteuses et, sans guère prévenir, les délaisse (ce voyage en Pologne dont la chronique s'est interrompue, au profit d'une perspective généalogique sandienne qui s'est elle aussi perdue dans les sables). Remonter au 16 avril, où j'étais encore dans Truffaut, Lost et Moby Dick (achevés depuis). Un mois ce n'est rien et c'est énorme, c'est vingt-sept pages de notes dans le cahier bleu, synonymes de dizaines de billets à écrire. Je dois pourtant avancer sans hâte, prendre le temps d'examiner les indices recueillis, imaginer des trajectoires, composer avec les rêves et les amitiés, sourire à la beauté entrevue, au feu qui s'élève de l'éclat d'un silex.

Oui, c'est reparti.


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