La semaine dernière, nous sommes allés voir La chambre de Mariana, d'Emmanuel Finkiel. Le film se déroule en Ukraine, en 1943. Pour le sauver des rafles meurtrières, une mère juive confie son fils Hugo, 12 ans, à son amie d'enfance, Mariana, une prostituée qui vit dans une maison close à la
sortie de la ville. Hugo va vivre caché pendant des mois dans le placard de la chambre de Mariana. Le film est poignant, l'interprétation de Mélanie Thierry (Mariana) et du jeune Artem Kyryk (Hugo) époustouflante.

Si je tenais vraiment à voir ce film, c'est aussi parce que j'avais lu en 2018 le roman d'Aharon Appelfeld dont il est l'adaptation. Et je l'avais lu dans des circonstances particulières : ayant trouvé le volume dans la boîte à livres du parc Balsan, je l'avais emporté avec moi pour le court voyage que je fis à Varsovie en janvier-février 2018. J'ai retrouvé le petit carnet brun où j'ai tenu le journal de ces trois jours en Pologne. J'en parle d'ailleurs dans l'article Un vieux truc polack, rédigé quelques jours plus tard :
"Motif de la relation mère-fils que je retrouve enfin dans l'ouvrage d'Aharon Appelfeld, que j'ai emporté ici à Varsovie. La chambre de Mariana.
Mon seul viatique littéraire, trouvé dans la boîte à livres installé
par le Lion's Club à l'entrée du parc Balsan. A mon premier passage,
j'en avais profité pour l'abonder de quelques livres dont je voulais me
séparer, en échange de quoi j'avais récupéré Courlande de
Jean-Paul Kauffmann (dont j'aurai à reparler). Le livre d'Appelfeld
était déjà présent, mais je l'avais délaissé. Ce n'est pratiquement qu'au
moment de partir que s'est imposée à moi l'idée que c'était très
précisément ce livre que je devais emporter avec moi en Pologne, que
c'est dans ce pays que je devais le lire. Bien qu'il ne parle pas de la
Pologne, que d'ailleurs l'action n'y est pas clairement située dans
l'espace (mais on sait que Mariana, la prostituée qui recueille le jeune
juif Hugo, confié par sa mère, dans un réduit de la maison close où
elle travaille, est une paysanne ukrainienne.)
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine : la même ville natale que Paul Celan.
Alors oui, j'ai commencé le livre ce soir-là, 12 rue Miodowa. Et je le terminai la troisième et dernière nuit."
Quelques extraits de ce journal de 2018 :
"Mardi 30 janvier - J'ai un peu galéré pour le logement. La rue pour les clés tout d'abord. Heureusement, me voyant penché sur ma carte, deux dames, une mère et sa fille, se sont gentiment offerts de m'aider. Elles m'ont même accompagné un bon bout de chemin alors qu'elles étaient sur un tout autre itinéraire. Une jeune fille m'a aidé aussi en consultant son GPS.
[...] L'appartement, au rez-de-chaussée, est très correct, propre et calme. Je calcule mon itinéraire demain vers Wilanow puis commence le roman d'Aharon Appelfeld.
Hugo, le jeune personnage principal, a deux amis au tout début,
Otto et
Anna, les deux prénoms palindromiques avec lesquels j'ai ouvert Heptalmanach.
Ecouté deux autres épisodes d'
A voix nue avec Xavier Emmanuelli. En parlant de la création du samu social, il emploie le mot de synchronicité.
La chambre est étonnamment calme. Aucune voiture ne semble passer dans cette rue Kapitulna sur laquelle ouvre ma fenêtre.
Mercredi 31 janvier - Levé huit heures, mais réveillé bien avant. J'ai repris la lecture d'Aharon Appelfeld.
En bus jusqu'à
Wilanow. Je visite le palais. Exposition de porcelaines chinoises qui me font penser bien sûr à Edmund de Waal. Et puis des salles et des salles de peintures, de portraits de nobles. Plus de gardiens que de visiteurs. [...]
Après l'école, je suis revenu en bus jusqu'à la gare centrale. De là j'ai remonté vers le nord jusqu'à la vieille ville, visitant au passage une église catholique et la seule synagogue qui a survécu à la guerre. Pour la première fois de ma vie, j'ai porté une kippa. Par ailleurs, bien peu de monde dans les deux édifices.
Deux gardes hiératiques montent la garde devant la tombe du Soldat inconnu, place Pilsudskiego.
Stare Miasto. La vieille ville, reconstruite à 80% après la guerre d'après les peintures du XVIII siècle qui en avaient fixé le souvenir. Rues illuminées, on se croirait encore à Noël. Même à l'intérieur des églises, de grands sapins chargés de guirlandes de lumière trônent à côté des statues et tableaux religieux.
[...] Je retrouve le calme de mon appartement 33. Des livres au-dessus du petit meuble de l'entrée, en polonais ou en anglais. Rabelais, et même un Bernard Werber. Thanatonauci ou quelque chose comme ça.
Je termine La chambre de Mariana.
Puis j'écoute les deux derniers épisodes d'A voix nue, avec Xavier Emmanuelli. Homme remarquable. Je prolonge par un entretien sur In corsica, avec Jean-François Achilli. Il finit par ces mots : "Ce que je fais, c'est de donner du sens à la vie car je la crois éternelle."
Terminé sur le Mubi polonais, avec C'est arrivé près de chez vous que je n'avais jamais vu en entier. Humour noir, très noir. Poelvoorde porte le film. On se demande si avec un autre acteur on serait allé jusqu'au bout de la farce.
Jeudi 1er février - Ce matin il pleuvait. Mais ce n'était que quelques gouttes. L'occasion de sortir le gros bonnet. Ça plus le caban, je ne sens rien et je file à pinces jusqu'au musée Polin, musée de l'histoire des Juifs de Pologne. Superbe bâtiment. Superbe expo (je n'en sortirai qu'à seize heures, la nuit est déjà presque tombée). Audioguide (plus de cinquante plages), mille ans d'histoire dans le labyrinthe souterrain du musée. C'est formidablement bien fait, interactif, bourré d'animations. A la fin, la profusion d'éléments n'est plus gérable humainement : il faudrait accomplir ce parcours en deux ou trois fois.
Lente progression donc jusqu'à l'horreur du XXème siècle. La souffrance ne s'est pas arrêtée avec la fin de la guerre.
La dernière salle se veut optimiste sur le retour de la culture juive en Pologne, mais j'ai eu le sentiment que le divorce est bel et bien consommé. La dernière décision du gouvernement polonais de vouloir bannir certaines expressions dont celle de "camps de la mort polonais" (ce qu'on peut comprendre à la rigueur) révèle surtout le désir de se dédouaner de toute responsabilité dans l’œuvre de mort.
En partant, j'ai voulu voir ce qui restait du ghetto. J'ai suivi les indications du guide acheté à la librairie du musée, et j'ai bien vu la trace des rails du tram sur les pavés mais pas les bâtiments attendus. Incompréhension. [...]
Décidé de laisser La chambre de Mariana ici à Varsovie, sur la pile de bouquins dans l'entrée, qu'il y ait au moins un livre français dans cette maison, un livre écrit par un juif. De Balsan à Warzau. Un beau saut dans l'espace."
C'est ainsi que finissait mes notes.