jeudi 28 mars 2024

Perceval Everett

Tu as peut-être raison.
Ton lent retour des
Régions de terreur et de cris
Sanglants court dans mon coeur.
J'entends encore le rire
Des enfants et je vois les lucioles 
qui éclatent en minuscules explosions dans 
Un crépuscule de l'Arkansas.

Maya Angelou, Proches, in Et Pourtant je m'élève, Points-Seuil, p. 85*


La semaine dernière, j'ai passé trois jours à Bourges pour la préparation et le jeu de la Nuit du Polar, organisée pour la première fois dans cette ville par la Bouinotte. Le scénario, conçu par mon ami Yvan Bernaer, tissait une intrigue, inspirée des tribulations d'Indiana Jones, à travers plusieurs hauts-lieux de la ville, de l'amphithéâtre de l'INSA sur le campus au merveilleux théâtre Jacques Coeur et au Muséum d'Histoire naturelle, en passant par le vieux cimetière des Capucins et le Château d'eau, sans oublier deux mystérieuses caves de particuliers et la très discrète et très étonnante bibliothèque patrimoniale des Quatre Piliers. Une quarantaine de bénévoles accueillait quelques trois cents joueurs dans ces différents lieux pour de courts happenings inquiétants ou cocasses. Cela implique pléthore de détails qu'il faut régler en amont avec minutie pour que le jeu se déroule sans anicroche, et que le plaisir soit le plus grand possible. On a donc cavalé sans relâche pendant ces trois jours. Les rêves se bousculèrent dans la nuit du vendredi, je revis en particulier M. Neyrat, le principal du collège d'Aigurande. En un demi-siècle, il ne m'était jamais apparu en songe, et voici qu'il débarquait avec sa fille (ma condisciple au collège) lors d'une sorte de banquet. Il déclara à l'assemblée qu'il ne saluerait pas tout le monde, mais il fit une exception en venant me serrer la main. Je dois dire que je n'ai aucune interprétation valable de ce rêve.

La murcielago de tres ojos, la statue précolombienne au coeur de la nuit du Polar

Il y eut aussi Perceval Everett. Là, je dois préciser que j'ai tout oublié. Qui était-il ? Mystère. Ne me restèrent au réveil que ces nom et prénom. Et puis un surnom, Percy. Aucun lien avec le rêve précédent, aucun Perceval Everett, on s'en doute, au collège d'Aigurande.

Quatre jours plus tard, rédigeant dans la matinée l'article La vie a commencé par un vertige, je tombe sur un Perceval. C'est dans la chronique de Véronique Bergen sur Vertige ! le récit de Philippe Rémy-Wilkin :

Dis-moi quels sont tes héros préférés et je te dirai qui tu es. Nul étonnement que Philippe Remy-Wilkin se penche sur sa prédilection pour Perceval. Taillé dans l’innocence, c’est de se murer dans le silence que Perceval échoue, lors de la première épreuve, à délivrer le Roi-Pêcheur. À partir des échos qui le relient à Perceval, découvrira-t-il son Graal intime ? Quel est le prix à payer pour accéder à la révélation ? Faut-il traquer l’ombilic des marécages familiaux ou préférer des biographèmes à géométrie mouvante, pris dans le clair-obscur des toiles de Léon Spilliaert ?

J'ai failli mentionner cette rencontre dans l'article, et puis j'y ai renoncé. La coïncidence n'était pas assez forte. Perceval n'est pas un nom que l'on croise tous les jours, mais ce qui faisait vraiment sens pour moi c'est son association avec Everett. Un nom ou un prénom pas si courant non plus, même s'il ne m'était pas inconnu, je l'avais même donné à l'un des protagonistes de mon polar à moi, Barbe Bleue ne passe pas le dimanche, dans l'épisode par exemple du 23 juillet 1967, dont voici le tout début :

"Comme un cachalot épuisé, La Dodge s’échoua sur la pelouse cramée. Everett s’en extirpa avec difficulté, la porte avant coinçait toujours et il avait rassemblé avec peine l’énergie qu’il fallait pour donner le coup d’épaule libérateur. Le soleil était déjà haut et tapait trop fort à son goût sur la cafetière. Il ne pensait plus qu’à une chose : se foutre au pieu et dormir deux ou trois jours. Il avait envie aussi d’une bière, il avait depuis longtemps fini le pack de Bud dont le carton traînait sur le siège avant. Oui, une binouze et au paddock. Lina allait râler mais il s’en foutait bien pas mal. Si elle la ramenait trop, une claque dans la tronche la calmerait vite."

Bref, je renonce donc à parler de Perceval dans l'article, et dans l'après-midi, la pluie s'étant arrêtée, je me rends à la médiathèque, j'ai de toute façon besoin de marcher un peu. J'ai assez à lire mais je veux emprunter des albums de Eels. J'ai recommencé à écouter Electro-shock blues, le deuxième album du groupe, le seul que je possède, et, vingt-six ans après sa parution, j'éprouve un réel plaisir à me laisser envahir par ces mélodies et par la voix singulière du chanteur, l'âme du groupe dont le pseudonyme est tout simplement E. Dans le bac, je trouve quatre albums des Eels, dont celui-ci : The cautionary tales of Mark Oliver Everett. Je sursaute (intérieurement s'entend). Après Perceval le matin, voici Everett l'après-midi. En me plongeant dans le livret, je découvre ce que sans doute j'ai su un jour et puis là encore oublié : E. est le pseudonyme de Mark Oliver Everett.


*

L'histoire ne finit pas là. Hier, en flânant sur le magazine littéraire en ligne En attendant Nadeau, je tombe sur l'article American Nemesis, écrit par Alexis Buffet. Et j'hallucine car il est consacré à Châtiment, un roman d'un écrivain américain qui se nomme... Percival Everett. Et là je m'interroge, l'article est daté du 5 mars 2024, et comme je suis un lecteur épisodique du site, il est tout à fait possible que ce nom me soit apparu. Ou bien encore cela aurait pu se passer sur l'autre magazine littéraire en ligne que je fréquente régulièrement, Diacritik, où, effectivement, j'ai vérifié qu'un article sur le même roman de Percival Everett avait été publié le 11 mars dernier, sous la plume de Dominique Bry. Je suis absolument certain de n'avoir lu ni l'un ni l'autre article, mais mon inconscient aura peut-être enregistré furtivement, lors d'un scrolling, ce nom de Percival Everett.

Quoi qu'il en soit, même si ce Percival Everett est bien la source concrète du rêve, il reste que la double résurgence Perceval/ Mark Oliver Everett, le même jour, est une coïncidence étonnante (mais chacun, je le sais, demeurera sur ses postures favorites : pur hasard pour la plupart, facétie de l'Attracteur étrange pour ceux qui partagent avec moi cette hypothèse).


Percival, et non Perceval, aura-t-on remarqué, et c'est là que le surnom de mon rêve prend toute sa saveur, avec ce Percy, invention de l'inconscient.

*

Mais, encore une fois, il ne faut pas en rester là. Au-delà de la synchronicité, il existe une profondeur de sens qu'il faut révéler. De quoi parle donc le roman de Percival Everett ? Je donne la parole à Dominique Bry : "Mais Percival Everett n’oublie pas l’essentiel : Châtiment est un polar déjanté et poisseux, qui raconte la haine quotidienne de l’autre (traduisez : les noirs, les asiatiques, les latinos) et revient sur les innombrables crimes racistes du passé, des crimes perpétrés en toute impunité voire justifiés par le 2ème amendement du Bill of Rights qui garantit « le droit du peuple de détenir et de porter des armes ». Des crimes qui conduisent dans Châtiment à une réaction, à une révolte après un inventaire terrible que découvriront, médusés, des agents du MBI pourtant revenus de tout."

Or, il se trouve encore que le 25 mars, deux jours donc après la nuit du Polar, me rendant à Cultura pour acheter un nouveau carnet Paperblanks, un petit livre me fait signe : dans la collection de poésie de Points-Seuil, le recueil de Maya Angelou, Et pourtant je m'élève. Je n'ai jamais lu Maya Angelou, c'est juste une référence lointaine pour moi, mais il me suffit d'ouvrir le livre au hasard pour être aussitôt séduit par cette édition bilingue. Dans sa préface, Alain Mabanckou explique que le poème le plus déclamé de ce recueil, "Et pourtant je m'élève", est étudié dans la plupart des écoles, des collèges et des lycées américains : "Usant de formules mémorables, Maya Angelou refuse ici la négation de l'histoire des Noirs d'Amérique et en appelle au courage et à la ténacité :

Des taudis honteux de l'Histoire
Je m'élève
D'un passé pétri de souffrance
Je m'élève
Tel un océan noir, bondissant et immense,
Débordant, grossissant, je porte la marée."

Entre Everett et Angelou, évidemment, que de résonances. 

J'en ajoute une dernière :  l'épisode que j'ai rapporté de mon propre polar se situe le 23 juillet 1967. Or, l'une des contraintes que je m'étais donné en 2017 était d'inclure dans chaque épisode fictif un véritable fait historique qui s'était produit ce jour-là très précisément. Ce moment d'Histoire était glissé dans la trame même de la fiction. Ainsi :

"Il se jette sur elle, un quintal de barbaque soûle contre quarante-cinq kilos de douleur rentrée. Dans la pénombre, Il n’a pas vu le câble de frein tendu devant le fauteuil et s’étale lourdement sur la moquette avant de recevoir sur l’occiput un formidable coup de crosse qui l’envoie dans le pays sombre où les coyotes parlent comme vous et moi.

Quand il revient à lui, dansent devant ses yeux les images d’une émeute. La télé montre des commerces pillés, des voitures incendiées, des foules en panique, des gardes nationaux brandissant leurs armes. Les jours suivants, il apprendra qu’après une intervention de la police dans un Blind Pig** de Détroit, situé à l’angle de la 12e rue et Clairmount, lors d’une soirée de célébration du retour d’anciens combattants afro-américains du Vietnam, toutes les personnes présentes avaient été arrêtées. Une foule s’était alors rassemblée pour protester contre le harcèlement des policiers blancs contre les Noirs du quartier et rapidement des pillages avaient commencé. La ville s’était embrasée et on comptait déjà une vingtaine de morts et des centaines de blessés."

Authentique événement qui était également mis en valeur par l'image adossée au texte.


Voilà jusqu'où nous entraînent les rêves des nuits du Polar.

_______________________

*Traduction Santiago Artozqui

Texte original :

You may be right.
Your slow return from
Regions of terror and bloody
Screams, races my heart.
I hear again the laughter
Of children and see fireflies
Bursting tiny explosion in
An Arkansas twilight.

** Blind Pigs : Bars illégaux, nés durant la prohibition et devenus au fil du temps, le repère de marginaux (proxénètes, prostituées, trafiquants et drogués).

mardi 26 mars 2024

La vie a commencé par un vertige

J'avais feuilleté quelques pages du livre sur Léon Spilliaert surgi à la brocante des Marins dès le premier stand rencontré, et j'étais tombé sur Vertige, une oeuvre de 1908. Et ceci balaya le peu de doute qui me restait : on connaît ma fascination pour le champ magnétique qui entoure la notion de vertige, il fallait donc absolument que j'entre en possession du volume.

Vertige, 1908, lavis d'encre de Chine, aquarelle et craie de couleur sur papier. Ostende, 64 x 48 cm.

Anne Adriaens-Pannier évoque le peintre en homme du Nord, "accoutumé au spectacle des effets déformants qui transforment en vision hallucinantes les figures les plus innocentes. [...] Perchée au sommet d'un escalier qui semble circulaire et offrir peu de soutien, une femme, le voile battant au vent, entame une périlleuse descente. Que peut exprimer le titre Vertige, si ce n'est une expérience d'insécurité, de perte de confiance et d'images visionnaires présageant une fin violente." (p. 54) Je ne suis bien sûr pas le seul à éprouver une étrange attirance pour le vertige, c'est sans doute même une expérience plus commune qu'on ne peut croire. Le blog littéraire belge Le Carnet et les Instants, quand il chronique Le mystère Spilliaert, un roman de Kate Milie, intitule son article Vertige.

"Au départ, un vertige : l’autrice est envoûtée par « l’homme chancelant » qui transcende La nuit, un tableau exposé au musée d’Ixelles :

Un homme, vu de dos, vêtu d’une redingote, coiffé d’un haut-de-forme, erre la nuit, en bord de mer, le long des majestueuses Galeries royales d’Ostende. Il semble tituber, tend une main hagarde vers les imposantes colonnes. Qui est cet homme ? Un noctambule égaré sur la digue après la fermeture des cabarets ? Un promeneur perdu ? Un être dévasté venu confier une douleur intenable à la mer ? 

La passion s’élargit au créateur de l’œuvre : « Ma décision est prise, je vais écrire sur Léon Spilliaert. »
La Nuit, 1908, lavis d'encre de Chine et pastel bleu sur papier, Coll. de l'Etat belge, 48 x 63 cm.


"Chaque personnage du récit contemporain semble blasonné par une toile majeure du peintre." Ainsi un certain William se sent-il irrésistiblement relié à Vertige : "Une femme toute de noir vêtue, les vêtements et le foulard fouettés par le vent, assise au sommet d’une tour-escalier (ndlr : une ziggourat ?) dont les marches gigantesques rendent impossible toute échappée, regarde, impassible, l’horizon."


Autre motif d'étonnement : le chroniqueur du blog, Philippe Rémy-Wilkin, ne pouvait manquer d'être interpellé par le roman de Kate Milie, ayant été lui-même l'auteur d'une nouvelle, en 2019, intitulée Vertige !, chroniquée dans le même blog belge par Véronique Bergen : 

"Le récit Vertige ! est bâti à l’image du tableau Vertige, l’escalier magique de Spilliaert, qui figure en couverture. Avec brio, entre impossible anamnèse et démon de la logique, Philippe Remy-Wilkin campe une fiction aussi entêtante qu’un breuvage. Sur fond d’un questionnement sur le règne de Léopold II, sur les coulisses sanglantes de la colonisation du Congo, une machine infernale (au sens de Cocteau) se met en place : à l’occasion d’une mystérieuse invitation à se rendre au Musée de Tervueren, le narrateur se retrouve embarqué dans une tectonique des plaques touchant l’Histoire et son histoire familiale. Rythmée par la voix posthume de la mère, l’architecture du récit adopte un mouvement tout en spirale."

 


J'ai retrouvé La Nuit , reproduite dans le court essai que Stéphane Lambert a consacré à Léon Spilliaert, Etre moi toujours plus fort (Arléa, avril 2020), lu d'un trait le 15 mars dernier. L'écrivain se fond dans les pas du jeune Spilliaert arpentant  les digues solitaires à la faveur de la nuit, il semble que ce soit lui, le promeneur chancelant :

"Je n'ai pas d'identité arrêtée. Je devine un bateau traversant de gauche à droite le champ de la mer. Je voyage avec lui. Combien d'hommes à cette minute précise sur la mer, alors que d'autres dorment en paix ? En paix, vraiment ? Les lampadaires projettent de longues bandes lumineuses sur le sable alors que les cabines de bain s'alignent sagement le long de la Galerie royale. Et sous ce calme, gît un cri. Silhouette élancée d'un dandy se découpant dans le noir, cinglant la nuit." (p. 19)


On ne s'étonnera pas de retrouver une fois encore dans ce livre le vertige, car Stéphane Lambert en avait déjà fait un motif central dans l'étude qu'il a consacré à Nicolas de Staël, Le vertige et la foi. Il est ici présent dès les premières pages :

"Je suis un si mauvais interprète du rêve des autres : j'en ai trop moi-même. Je les pourchasse fiévreusement. Et je m'enfonce dans leur obscurité. Par où commencer ? Par un vertige. La vie a commencé par un vertige. J'ai cru que le bruit de la mer allait m'engloutir. Puis ce bruit est resté - et j'ai toujours eu peur. C'est là qu'on m'a fait naître. Au bout du monde, face à la mer - dans cette frontière poreuse entre le solide et le trouble." (p. 13-14, c'est moi qui souligne)

Léon Spilliaert - The Hofstraat in Ostend, 1908, collection particulière


jeudi 21 mars 2024

Magellan, Holodomor et lucioles

Le samedi 9 mars dernier, j'ai rendu compte dans Marvin et les Marins d'une luciole, autrement dit d'une bulle synchronique, autour de la figure de Virginia Woolf. Mais la luciole, comme son modèle biologique naturel, a cette particularité d'être rarement solitaire : ce jour-là deux autres lucioles, à la teneur assez tragique, avaient croisé mon chemin. Etant allé commander à Arcanes le petit essai que Stéphane Lambert a consacré à Léon Spilliaert, je n'avais pu résister à l'envie d'acheter Qui a fait le tour de quoi ? L'affaire Magellan (Verdier, 2020 ; Verdier /Poche, 2024), de l'historien Romain Bertrand, un récit roboratif qui met les pendules à l'heure sur les véritables intentions du navigateur : à l'inverse de ce que l'on nous a appris dès l'école primaire, ce n'était aucunement pour prouver que la Terre était ronde qu'il a organisé son expédition. Tout d'abord parce que seuls quelques crétins (dont la descendance est hélas bien réelle) croyaient toujours que la Terre était plate. Ensuite, parce que Magellan visait le très lucratif commerce des épices dans les îles Moluques, qu'il pensait atteindre non par l'itinéraire de l'océan Indien - apanage de ses compatriotes portugais - mais bien par celui, qui restait donc à baliser, de l'océan Atlantique puis du contournement de l'Amérique.


Magellan que je retrouvai soudain cité dans un autre livre emprunté cette fois à la médiathèque, Mes labyrinthes, Vivre avec la différence, de Florian Forestier. Une réflexion sur l'autisme, où je relevai à la page 10 ce passage : "Cette fois, il faudra prendre le temps d'entrer dans l'épaisseur d'une vie. D'affirmer votre carte des traits autistiques, qui pour l'instant ressemble aux cartes du monde de Magellan." Façon de dire que la compréhension de l'autisme est encore bien lacunaire, et souffre d'une grande ignorance. Image curieuse, si l'on y réfléchit bien, car c'est justement Magellan qui contribua fortement par sa circumnavigation à renouveler la cartographie du globe. 

C'est Magellan qui donnera son nom à l'océan dit Pacifique. Un océan qui avait été aperçu pour la première fois depuis l'isthme de Panama  par le conquistador Vasco Nuñez de Balboa. Le 25 septembre 1513, sa troupe progresse vers la cordillère du río Chucunaque. Balboa marche en tête et atteint à la mi-journée le sommet. Plus tard, face à la plage, Balboa brandit une épée et un drapeau à l’effigie de la Vierge Marie, puis, s’avançant vers la mer, il en prend possession sous le nom de "Mer du Sud". "Cette mer séparant l'Asie des Amériques, précise Romain Bertrand,  plusieurs cosmographes, s'inspirant de Ptolémée, l'ont déjà faite figurer sur leurs cartes. Et parfois avant même que Balboa ne la contemple, comme Martin Waldseemüller, le cartographe de Saint-Dié -des-Vosges, sur son planisphère de 1507. Planisphère où s'étale pour la toute première fois, en lettres cursives, le mot "America" - dérivé du nom d'Amerigo Vespucci."

Universalis Cosmographia (1507). Le planisphère de Waldseemüller de 1507 est la première carte mentionnant le nom "America" et la première à décrire les Amériques séparées de l'Asie. Il ne reste plus qu'une seule copie du planisphère encore existante à ce jour, acquise par la bibliothèque du Congrès en 2001 pour la somme de 10 millions de dollars.

*

La troisième luciole du jour, je la dois à Grégoire Bouillier, dont le nom est apparu ici dans le dernier article, La dame au gant bleu (et quelque chose me dit que nous allons en reparler souvent de ce Grégoire Bouillier). Page 220, alors qu'il discute avec Penny, son assistante de recherche, soudain surgit l'Ukraine :

- On ne peut pas penser à tout. En tout cas, merci Penny pour les images que vous m'avez mises dans la tête. [...] Je peux vous inviter à dîner maintenant ? Vous voulez qu'on regarde Top Chef ? Mais je sens que vous voulez ajouter quelque chose...
- Non... Oui... Celle-ci  a aussi retrouvé des témoignages de la famine qui fit quatre millions de morts en Ukraine en 1933.
- Merci Staline, j'allais dire Poutine !
- Comme vous dites. A l'époque, les soldats russes venaient dans les maisons, dans les magasins, dans les fermes, et ils raflaient tout, ne laissant rien à manger à la population, strictement rien à manger. Quatre millions d'Ukrainiens sont morts de faim en quelques mois. Quatre millions d'hommes et de femmes et d'enfants ! Un putain de crime de masse baptisé "holodomor", qui signifie en ukrainien "génocide par la faim.""

Or, ce génocide longtemps ignoré faisait justement l'objet d'un documentaire ce jour-là sur France.tv, Moissons sanglantes, le film de Guillaume Ribot, sorti en 2022.


*

J'ai baptisé lucioles ces coïncidences isolées surgissant par grappes pour la bonne raison aussi que les véritables lucioles y avaient part chaque fois. Et ce fut encore le cas en ce mois de mars 2024. Un des détenus que je rencontre dans le cadre de l'association Lire pour en sortir choisit dans le catalogue le roman de Delia Owens, Là où chantent les écrevisses. Un best-seller dont j'ignorais même l'existence, adapté au cinéma en 2022. L'histoire de Kya, la "fille des marais", abandonnée par ses parents, survivant seule sur la côte de Caroline du Nord et suspectée d'un meurtre. Le livre tire en partie sa force de la description du riche écosystème de cette région. Il faut dire que Delia Owens est diplômée en zoologie et biologie :

"La lagune sentait à la fois la vie et la mort, un mélange organique de promesses et de décomposition. Les grenouilles coassaient. Avec mélancolie, elle regarda les lucioles griffer le ciel de la nuit. Elle n'en capturait jamais, on en apprend plus sur les insectes quand ils ne sont pas enfermés dans un bocal. Jodie lui avait expliqué que la luciole femelle produit un clignotement sous sa queue pour faire signe au mâle qu'elle est prête à s'accoupler. Chaque espèce de lucioles possède son propre langage de lumières. Tandis que Kya les observait, quelques femelles émettaient leur rayon intermittent tout en dansant en zigzag, tandis que d'autres décrivaient des figures différentes. Les mâles, bien sûr, connaissaient les signaux et ne se dirigeaient que vers les femelles de son espèce. [...]

Soudain, Kya se redressa et concentra toute son attention : une des femelles venait de changer de code. Elle commença par la séquence ordinaire, points et traits lumineux, attirant un mâle de son espèce, et ils s'accouplèrent. Puis elle se mit à émettre des signaux différents, et un mâle vola vers elle. A lire son message, il s'était persuadé qu'il avait trouvé une femelle de son espèce désireuse de le rencontrer et il s'approcha pour s'accoupler. Mais brusquement, la femelle se releva, le prit entre ses mandibules et l'engloutit, dévorant ses six pattes et ses deux ailes." (p. 183-184)

J'avais été interloqué par ce passage et j'y avais inséré un post-it. Or, le 57ème et dernier chapitre était intitulé La luciole. Et je compris que le fin mot de l'histoire (que je ne révélerais pas pour ne pas divulgâcher) avait été annoncé dès ce passage sur les lucioles au milieu du livre que j'avais repéré. Tate, le jeune homme amoureux de Kya, retrouve après la mort de celle-ci, longtemps après le meurtre et le procès qui l'a suivi, un poème caché sous une trappe. Et ce poème a pour titre LA LUCIOLE.

Lucioles qu'on retrouve dans l'ultime paragraphe :

"Alors que la nuit tombait, Tate retourna vers la cabane. Mais quand il atteignit la lagune, il fit une pause sous les épais feuillages et observa les centaines de lucioles dont les lumières clignotaient jusqu'au plus profond du marais. Loin là-bas, où l'on entend le chant des écrevisses."*

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* Lucioles que l'on retrouve jusque dans les remerciements : "A mon agent, Russell Galen, je veux dire ma gratitude d'avoir aimé et compris Kya et les lucioles, et pour sa détermination à ce que cette histoire voie le jour."

 

lundi 18 mars 2024

La dame au gant bleu

Ce dimanche 3 mars, où j'ai découvert Léon Spilliaert à la brocante des Marins, fut marqué également par   une autre coïncidence autour d'Eric Poindron. Dans Le voyageur inachevé, un chapitre liminaire, portant le titre explicite de Sur le seuil, mettait en scène une fiction censée se dérouler un premier dimanche d'octobre. Le narrateur avait accepté "avec entrain l'invitation de Lise Deharme, la complice d'André Breton, la romancière et l'héroïne romanesque, à rendre visite à Cosme Pardaillan, le propriétaire du château de l'Horloge, chemin des Lilas, dont je tais l'adresse." 

Lise Deharme (par Man Ray), 1935.

Lise Deharme. Je n'avais jamais rencontré ce nom depuis 2005, année où je conçus pour la circonscription de La Châtre un projet d'écriture poétique que j'appelai alors "Farouche à quatre feuilles", directement inspiré de l'ouvrage du même nom, publié en 1954, aux éditions Grasset,  réunissant des textes d'André Breton, Julien Gracq, Jean Tardieu et Lise Deharme. Le farouche était le nom méridional d'une sorte de trèfle. A chacune des feuilles de ce farouche (Dire, Lire, Ecrire, Ecouter) correspondaient quatre propositions d'activités. J'avais poussé la métaphore végétale jusqu'à proposer huit "ivraisons", mises en ligne à chaque pleine lune à partir du 8 septembre 2005.

A l'époque, je n'avais pas cherché à en savoir plus long sur Lise Deharme. Le nom seul m'était resté, que je retrouvai donc avec une surprise certaine dans le récit énigmatique d'Eric Poindron : "C'est en cherchant mon trousseau de clés que je m'aperçus qu'un gant de daim bleu pâle appartenant à Lise avait trouvé refuge dans la poche de ma veste. Encore un mystère, certes modeste, à ranger dans la boîte à mystères." Ce gant bleu n'est autre qu'une résurgence de Nadja, où Breton rapporte la visite, le 15 décembre 1924, à la Centrale surréaliste, rue de Grenelle, de Lise Meyer, née Hirtz, la future Lise Deharme. Aragon, avec qui il tient la permanence ce jour-là, suggère qu'elle offre au Bureau de recherches un des étonnants gants bleu ciel qu’elle porte alors. "Comme la visiteuse est sur le point d’y consentir, écrit Georges Sebbag, Breton, particulièrement troublé, la supplie de n’en rien faire. Sa panique augmente quand la dame projette de revenir poser sur la même table un gant féminin moulé en bronze, au poignet plié et aux doigts sans épaisseur. L’émoi de Breton est considérable. Depuis ce 15 décembre, il est fort épris de Lise Meyer, sans que son amour soit payé de retour. Son désespoir retentit dans des pages de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité qui campent une atmosphère de fin du monde et où le narrateur se retrouve seul avec la femme aimée : « Paris s’est écroulé hier ». Un échantillon des lettres à la dame au gant témoigne de l’amour sublime ressenti par Breton : « Vous êtes pour moi, au sens propre du mot, une apparition » (11 février 1925)." Alain Joubert, chroniquant les Lettres à Simone Kahn (1920-1960) dans En attendant Nadeau, nous donne la fin de l'histoire : "La dame au gant plonge Breton dans un émoi qui va le tenir en haleine jusqu’en octobre 1927, près de trois ans sans que son amour ne parvienne à trouver un écho chez celle qui semble se jouer de lui avec l’habileté d’une grande coquette. Finalement lassé, il prendra prétexte de la présence d’Emmanuel Berl chez elle, alors qu’ils avaient rendez-vous, pour rompre sans retour, par deux lettres des 25 et 26 octobre 1927."

Ce retour de la farouche Lise Deharme près de vingt ans plus tard me laissait rêveur, mais ce n'était pas terminé : ce fameux dimanche 3 mars, me plongeant nuitamment dans l'énorme livre de Grégoire Bouillier, Le coeur ne cède pas, commencé le 18 février, je lis ceci à la page 138 :
"Lise Deharme est une poétesse aujourd'hui oubliée. Amie des surréalistes , de Cocteau, de Picasso aussi, elle tint, entre 1939 et 1949, le journal de ses Années perdues et, le 11 septembre 1939, elle écrit ce poème dont j'ai envie de citer certains vers :
"Mon bol bleu ! C'est la paix.
Mes serviettes bien rangées sur le porte-serviettes : c'est la paix.
Se moquer du temps qu'il fait : c'est la paix.
Regarder par la fenêtre : c'est la paix.
Embrasser : c'est la paix.
Se plaindre : c'est la paix.
Perdre son temps : c'est la GUERRE."

Le 3 mai 1943, elle écrit aussi : "Je ne reconstituerai pas de mémoire les événements de cette nuit affreuse : celle du 17 au 18 avril. Je laisse dans l'oubli cette nuit  pendant laquelle ils ont célébré à leur manière l'anniversaire d'Hitler. Je garde au fond de mon coeur la blessure causée par l'attitude de certains "compatriotes", ce qui ne serait pas très grave, si... Mais je ne le dirai pas ! Je ne peux pas l'écrire. Immonde époque dont rien n'efface la souillure. Ils peuvent tout me prendre, mais ils ne peuvent rien m'enlever. Il faut n'avoir peur de rien , car la peur n'évite rien."

Je ne devais pas lire ce livre. C'est Christian, le grand-père des enfants qui avait tenu à me le prêter. Il m'avait déjà mis dans les mains naguère Son odeur après la pluie, de Cédric Sapin-Defour. Et on a vu ce qu'il en était advenu (voir Ubac). Et là il récidivait, mais je l'avais bien prévenu, j'avais plein d'autres livres à finir, celui-ci, ce pavé de 900 pages, cette masse d'imprimé presque indécente, il attendrait son heure, il faudrait pas être pressé. Rodomontade. Le soir-même, j'y jetais un oeil, et puis les deux yeux, et tout y passait, j'étais refait. 

Pourquoi ? Parce qu'en août 1985, à Paris, une femme du nom de Marcelle Pichon s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. Cadavre découvert seulement dix mois plus tard. Fait divers entendu à la radio par Grégoire Bouillier. Jamais oublié. Et voilà qu'en 2018, le hasard le remet sur la piste de cette femme. Dès lors, d'elle, de Marcelle Pichon, il veut tout savoir, tout comprendre. Ça donne ce monstre littéraire, et puis un site. Même nom, Le coeur ne cède pas. Regardez bien la page d'accueil, vous comprendrez sûrement pourquoi j'ai été si vite fasciné moi aussi. 


Cela m'a rappelé bien sûr l'attracteur étrange de Marc-Antoine Mathieu. Mais je n'en dis pas plus pour l'instant. On en reparle vite.



dimanche 10 mars 2024

Marvin et les Marins

Dimanche dernier 3 mars, premier dimanche du mois, était donc le jour de la brocante des Marins, dont j'ai si souvent éprouvé la magie. Les deux derniers mois, je n'avais pu m'y rendre ou bien j'avais bêtement oublié le jour. Cette fois-ci j'étais fermement décidé à ne pas louper le coche. Garé rue des Belges, j'ai abordé l'affaire par le stand en face du café Le Longchamp. Et ce fut d'emblée la révélation : une femme au chapeau noir et au regard ténébreux me subjugua instantanément. La Buveuse d'absinthe du peintre flamand Léon Spilliaert (1907) faisait la couverture du catalogue de l'exposition qui eut lieu du 18 décembre 1997 au 28 février 1998 au Musée-galerie de la Seita (aujourd'hui disparu).


Je ne connaissais pas du tout ce peintre, né à Ostende en 1881, comme James Ensor, beaucoup plus célèbre. La force et l'étrangeté de ses oeuvres me saisissent, et je m'empare bien entendu de l'ouvrage. J'arpente ensuite l'avenue, des deux côtés, ubac et adret, sans plus de découverte. Et je repasse, bouclant la boucle, par ce stand initial où je finis par craquer sur un bel ouvrage d'Emmanuel Anati, L'art rupestre dans le monde, L'imaginaire de la préhistoire (Larousse, 1999). Ce sera tout pour cette fois, mais en somme j'ai fait le plein de rêves (ou de cauchemars, avec l'inquiétant Spilliaert).

Hier samedi, sous la pluie fine qui n'en finissait pas de pointiller les rues, je suis retourné à la médiathèque. Un livre en retard comme un sempiternel prétexte à recharger la besace. Et dans celle-ci, un autre livre d'Eric Poindron déjà aperçu la semaine précédente, Comme un bal de fantômes (Castor Astral, 2017). Il était toujours sur la table des nouveautés, personne n'avait encore jeté son dévolu sur lui (ô lectrices et lecteurs castelroussins, vous ne savez pas ce que vous perdez). J'ai commencé à le lire le soir-même, à petites foulées, à voix haute parfois. Et continué ce matin, tiens, par Toujours comme à Ostende, dédié à Jérôme Leroy.

"(...) Comme des souvenirs de vaisseaux barbares
Des fantômes d'écume et de bruine
Comme un hiver de rien au coeur d'un coeur de théâtre

"Si Dieu le veut, je retournerai à Ostende",
c'est Marvin Gaye qui chuchote en souvenir

Ostende Ostende
Où il écrivit "Sexual Healing"

Les masques de James Ensor 
Dansent encore en vitrine
Non loin de la mer (...)"

Ensor est présent, mais pas Spilliaert, et je suis presque un peu déçu. Alors je reprends l'album de la Seita et, l'ouvrant au hasard, tombe sur la double page 72-73. A droite, le Port d'Ostende (1909) :

Encre de Chine, aquarelle et crayons de couleur sur papier, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

A gauche, le texte, commençant par ce paragraphe : "Comme Verhaeren, poète et grand admirateur du jeune artiste, qui dépeint si bien ce vent des Flandres, Spilliaert nous fait entendre une mer mythique. C'est de "La Traversée des apparences" qu'ils nous parlent tous les deux, à travers "Les mille éclats de l'insaisissable instant" décrits par Virginia Woolf dans Les Vagues."

Et c'est moi qui suis saisi une nouvelle fois. La veille, j'avais lu, toujours d'Eric Poindron, le poème Yügen & Enfances aux jardins, dont voici un extrait :

Souvenez- vous de cet instant Yügen, qui ne se raconte pas,
que vous n'avez jamais su décrire
Qui ne peut être en capture
Le rayon de soleil, l'amour qui musarde, la glace qui fond,
le frisson sans raison, un frémissement dans un arbre
comme une chanson ancienne,
l'extase devant le paysage.
Et pourtant il fallait en conserver le souvenir, la justesse,
l'incandescence, le magnifique, l'unicité
Oui, ce moment ainsi
Juste et inouï
Le vivre, s'en souvenir, et "se promettre de ne jamais 
l'oublier"

Comme Les Vagues de Virginia Woolf 

"Je m'oblige à fixer ce moment, ne serait-ce que 
dans une seule ligne d'un poème que je n'écrirai pas..." (p. 20)

Je suis d'autant plus saisi que j'avais déjà noté ce samedi ce que j'appelle une luciole, une petite bulle synchronique, une résonance qui semble ne pas faire réseau : Virginia Woolf était cité également dans un passage du livre de Sandrine Tolotti vu ce même jour. Le Japon du Yügen formait aussi le cadre de cette autre épopée minuscule ; l'autrice y évoquait une cabine téléphonique perchée sur une colline, en surplomb du petit port japonais d'Otsuchi, qui fut détruit à 90% par le tsunami de 2011. Itaru Sasaki l'avait repeinte en blanc, y avait installé un vieux téléphone à cadran à bakélite raccordé à rien, sinon à l'âme de son cousin, décédé d'un cancer, avec qui il voulait garder un contact. Trois mois plus tard, le tsunami a dévasté la ville, les gens se sont réfugiés sur les hauteurs et ont découvert la cabine. "Itaru Sasaki  a commencé à voir certaines personnes parler au téléphone, le soir. Et puis cela n'a plus cessé. A ce jour, plus de trente mille personnes sont allés parler avec leurs morts du haut de ce jardin. Pour prendre des nouvelles, pour en donner ou pour délivrer un dernier message composé de mots qu'on aurait voulu prononcer avant mais qu'on a tus ; parce qu'on n'a pas su ou parce qu'on n'a pas pu." (p. 204)

Un peu plus loin, Sandrine Tolotti écrit :

"Tous trouvent là une sorte de réconfort singulier. Peut-être parce qu'il instaure pour communiquer avec les morts un espace plus profane, plus personnel et plus matériel qu'un sanctuaire, mais aussi un espace plus spirituel, plus poétique, plus extraordinaire que l'environnement quotidien, le kaze no denwa* semble installé à la frontière du normal et de l'anormal, celle sans doute où il est plus facile pour beaucoup de nourrir "les illusions bénies qui nous font vivre" (Virginia Woolf)."



Marvin Gaye à Ostende.

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* Le téléphone du vent, baptisé ainsi par Itaru Sasaki.

vendredi 8 mars 2024

Epopée minuscule d'une carte postale

J'ai poursuivi avec grand plaisir la lecture des Epopées minuscules, et me suis arrêté sur le texte intitulé Métamorphoses de la carte postale. Sandrine Tolotti retrace sa jeunesse (celle de la carte postale), "qu'elle a passée, dit-elle, à s'affranchir des circonstances désolantes de sa naissance, à l'ombre de la guerre." Le 1er juillet 1870, Bismarck signe le décret autorisant l'impression et la diffusion des Correspondenz karten, feuillet cartonné devant circuler à découvert, et qui fut vendu à 45 000 exemplaires dès le premier jour. "Bien pratique, souligne Tolotti, à l'aube de la guerre franco-prussienne de pouvoir espionner les lettres des soldats sans avoir à ouvrir l'enveloppe." La carte postale officielle (CPO) sera mise en vente par la Poste française le 15 janvier 1873, et là aussi ce sera le succès immédiat avec sept millions d'exemplaires vendus en une semaine. Deux ans plus tard, l'industrie privée est autorisée à fabriquer des cartes postales. Quatre à cinq milliards de cartes s'échangeront en France pendant la Grande Guerre. La Poste connaît alors son âge d'or, on relève le courrier jusqu'à huit fois par jour.

Ceci est bien beau et fort intéressant, mais c'est avant tout le final du texte qui m'a retenu, lequel évoque la carte postale qu'Agnès Varda envoya à Jacques Demy depuis Londres (et que j'ai retrouvée sur le site ciné.tamaris.fr) :


Le mot est charmant et plein d'humour, mais regardez l'adresse : 

Jacques Demy
Allée Raffet
Cimetière Montparnasse

Et Sandrine Tolotti conclut par ces lignes :

"Ton Agnès" a écrit jusque dans la tombe des mots d'amour à son Jacquot de Nantes, qui lui seront scrupuleusement retournées par le gardien. Elle envoie le message le plus déchirant, sous enveloppe pour ne pas effrayer le postier, en juin 2010 : "Je suis hyper active, mais je m'impatiente. Hier, au musée, j'ai revu cette peinture de Baldung Grien qui est toujours dans ma tête. Ah quel couple ! Elle est en chair il est en os. J'attends que tu viennes me tirer par les cheveux.
Le message, c'était fatal, a sans doute mis près de neuf ans pour parvenir au destinataire. Car Agnès Varda est morte en mars 2019. Il n'y a pas de plus bel exemple de la vertu que possède la lenteur des cartes postales." (p. 137)

La peinture de Baldung Grien n'est autre que celle-ci :

 


Il se trouve que j'en ai parlé le lundi 18 mars 2019 dans l'article justement nommé La jeune fille et la Mort. J'y écrivais ceci : "Hans Baldung Grien, élève de Dürer à Nuremberg entre 1503 et 1507, fit l'essentiel de sa carrière à Strasbourg où il mourut en septembre 1545. C'est en 1517 qu'il peignit ce tableau dans lequel la Mort saisit une jeune fille par les cheveux pour la forcer à descendre dans la tombe, qu'elle désigne de sa main droite. La jeune fille, dont le corps blanc et nu contraste violemment avec le bronzage du squelette, se tord les mains sans opposer vraiment de résistance."

Le 20 mars, je poursuivais dans Sans toi(t), où je montrais l'importance de ce tableau pour Cléo de 5 et 7, le chef d'oeuvre d'Agnès Varda, avec Corinne Marchand dans le rôle-titre.


Une  photo de tournage montrait bien la peinture de Baldung Grien présente sur le lieu-même des prises de vue (l'ovale qui l'encadre est de Varda).


Neuf jours plus tard, le 29 mars 2019, Agnès Varda rejoignait donc Jacques Demy dans la tombe.


lundi 4 mars 2024

Quatre fois Bergen-Belsen

Je récapitule : après avoir publié le 27 février l'article sur Tlön Uqbar Orbis Tertius, je file à la médiathèque Equinoxe que je dépouille de l'essai de Jérôme Fourquet, La France d'après, dont un passage sur Angers vient souligner une résonance sur le motif de la barque (c'est l'objet de la chronique du Troll de la rue Mouffetard), ainsi que du livre, roman, poème, dérive, exploration hallucinée, on ne sait comment dire, bref Le voyageur inachevé d'Eric Poindron, qui nous renvoie à Borges, aux miroirs des fonds de couloir et aux lanternes sourdes qu'on promène la nuit dans les musées. 

Ce n'est pas tout : dans mon appétit vorace d'imprimé, je me suis chargé aussi de ce livre singulier de Sandrine Tolotti, Les épopées minuscules (Premier Parallèle, 2023), né de L'intimiste, magazine par courriel lancé en mars 2019 "pour, explique Sandrine Tolotti, explorer les zones blanches du journalisme classique, proposer une autre hiérarchie de l'important. Les moments, les vies, les incidents, les lieux, les objets, les événements négligés et réputés minuscules y sont rois." (p. 7)


Comme je ne fais guère que cela, rendre compte d'événements négligés et minuscules, je me suis plongé dans cet opus rassemblant "100 contes vrais et autres histoires de la vie ordinaire". Trois livres donc de la médiathèque entre lesquels j'ai navigué, bourlingué, caboté, et si j'ai achevé (paradoxalement) Le voyageur inachevé, il me reste bien des pages dans les deux autres ouvrages. C'est aussi que je me suis arrêté dans Les épopées sur cette histoire qui venait juste après celle des pâtes les plus rares du monde, les Su filindeu de Sardaigne, l'histoire du lieutenant-colonel Mervyn Gonin, le médecin qui dirigeait l'unité d'ambulance britannique qui est entrée la première dans le camp de Bergen-Belsen le 15 avril 1945. Gonin est horrifié par ce qu'il découvre, sur les 60 000 détenu(e)s encore vivant(e)s, 14 000 mourront encore de faim, de dysenterie, de typhus. Et c'est alors que, fin avril, arrive dans cet enfer un chargement de rouge à lèvres. Il raconte cela dans son journal : 

"Ce fut peu après l'arrivée de la Croix Rouge Britannique, bien que cela n'ait peut-être pas de lien, qu'une très grande quantité de rouges à lèvres arriva. Cela n'était absolument pas ce que nous avions demandé, nous hurlions pour obtenir des centaines de milliers d'autres choses et je ne sais pas qui a demandé du rouge à lèvres. Je souhaite tellement que je puisse découvrir qui a fait cela, ce fut l'action d'un génie, si finement brillant. Je crois que rien n'a fait plus pour ces internés que du rouge à lèvres. Des femmes couchées dans leurs lits sans draps, sans chemise de nuit mais avec des lèvres rouge écarlate, vous les voyiez errer sans rien excepté une couverture sur les genoux, mais avec des lèvres rouge écarlate. J'ai vu une femme morte sur une table, sa main agrippant encore un bout de rouge à lèvres. Au moins quelqu'un a fait quelque-chose pour les rendre individus à nouveau, ils étaient quelqu'un, et plus le simple nombre tatoué sur leur bras. Au moins ils pouvaient trouver un intérêt a leur apparence. Ce rouge à lèvres a commencé à leur rendre leur humanité."

Oeuvre de Banksy

Edifiante histoire. Mais au-delà de sa portée tragique, il me revenait que Bergen-Belsen était aussi mentionné dans ce même chapitre III des Anneaux de Saturne, où Sebald cheminait sur la côte est du Suffolk. Et c'était juste avant l'épisode de la barque, au moment où il atteint le lac d'eau saumâtre de Benacre Broad. Le monde semble s'être figé, "la voûte céleste était vide et bleue, pas un souffle ne traversait l'air, les arbres se dressaient comme peints et pas un seul oiseau ne volait par-dessus le velours brun de l'eau. C'était comme si le monde avait été placé sous cloche jusqu'au moment où d'énormes nuages ballonnés se levèrent à l'ouest et déployèrent lentement une ombre grise sur la terre."Le narrateur risque alors une hypothèse, en suggérant que c'est peut-être cet assombrissement qui lui rappela avoir découpé quelques mois auparavant un article paru dans le Eastern Daily Press à propos du décès de George Wyndham Le Strange qui vivait dans la grande maison de maître située de l'autre côté de la lagune de Benacre Broad.

"Le Strange, ainsi qu'on l'apprenait dans cet article, avait servi pendant la dernière guerre dans l'unité antichars qui libéra le camp de Bergen-Belsen le 14 avril 1945 ; il était rentré d'Allemagne aussitôt après l'armistice afin de se charger, dans le comté de Suffolk, de l'administration des biens de son grand-oncle, une fonction qu'il assuma, comme j'ai pu l'apprendre par ailleurs, d'une manière exemplaire au moins jusqu'au milieu des années cinquante. C'est d'ailleurs à cette époque que Le Strange engagea la gouvernante à laquelle il légua finalement la totalité de sa fortune [...]. D'après l'article du journal, la gouvernante en question, une jeune femme simple, native du bourg de Beccles, et répondant au nom de Florence Barnes, avait été recruté par Le Strange à la condition expresse qu'elle acceptât de prendre avec lui, mais en observant un silence absolu, les repas qu'elle serait chargé de préparer."

Bien qu'il soit répertorié dans le site consacré au camp de Bergen-Belsen*, il semble que Le Strange soit une création de Sebald. C'est du moins ce que pense la biographe Carol Angier (dont le texte n'a pas encore été traduit en français). L'article de l'Eastern Daily Press serait aussi une invention. Une photo de Bergen-Belsen, avec des corps étendus sous les arbres, est pourtant reproduite sur une pleine page, tranchant avec les autres photos de paysage. Voilà bien un exemple de la singulière trajectoire littéraire de Sebald, qui culminera avec Austerlitz, avec ce tissage toujours retors entre réalité et fiction.


Je n'en avais pas fini avec Bergen-Belsen. Le 1er mars, un article de Denis Seel dans la revue en ligne Diacritik, Je me souviens... de la foulée de Perec, me fournit une troisième apparition de Bergen-Belsen. Dans cet ouvrage collectif où chaque auteur, débutant son texte par un « Je me souviens », évoque un souvenir olympique (ou plusieurs) l’ayant particulièrement marqué, je note celui de Pierre Assouline se rappelant "qu’après la tragédie du 5 septembre 1972 à Munich – la prise en otages de onze athlètes israéliens par un commando palestinien et leur assassinat, il y eut le 50 kilomètres marche, et qu’un des concurrents était un quadragénaire ne payant pas de mine, avec sa calvitie, ses lunettes et son début de ventre, dont l’avant-bras portait un numéro matricule, l’israélien « Shaul Ladany, déporté à huit ans à Bergen-Belsen, rescapé du génocide et du massacre qui venait d’avoir lieu », son numéro matricule lui avait été tatoué à quelques kilomètres du stade."

                Shaul Ladany marchant devant le mémorial du camp de concentration de Bergen-Belsen en 2019. 

Enfin, hier soir, terminant la lecture de La rencontre de Santa Cruz, de Max-Pol Fouchet, je croise ce dialogue :

- De nouveau, le Cascabel annonce, si les coupables ne se dénoncent pas, qu'il va faire fusiller des suspects. Vingt, cette fois. Demain. Mais en privé, dans la cour de la caserne...
- Il craint des manifestations.
- Peut-être... En tout cas, il déclare aussi  que d'autres exactions suivront, tous les deux jours, aussi longtemps que les responsables ne se livreront pas. Je vous le dis, il est dément.
   Pas plus que les nazis, pensais-je. En comparaison d'Oradour, d'Auschwitz, de Dachau, de Bergen-Belsen, des camps, des crématoires, des tueries du Mont Valérien et d'ailleurs, ce que faisait Carachuga était de l'artisanat, pas de la grande série... Parce qu'il n'en avait pas les moyens. (p. 309)

Quatre livres, quatre occurrences de Bergen-Belsen.

Je n'oublie pas qu'y moururent, parmi tant d'autres, Anne Franck et Hélène Berr.

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* Seul le texte de Sebald est d'ailleurs reproduit. Aucune autre donnée n'accrédite de son existence.