mardi 23 juillet 2024

La "marque" de Queequeg

Dans Moby Dick, après avoir fait la preuve de sa dextérité en lançant son harpon dans l'oeil supposé d'une baleine, Queequeg, le sauvage Maori qui partage la chambre d'Ismaël, est engagé avec enthousiasme par le capitaine Peleg. Dans l'adaptation pour Cluis, la signature du contrat se fait dans l'instant, mais dans le livre, c'est un peu plus compliqué : 

"Lorsque tous les enregistrements furent dûment faits et que Péleg eut préparé les papiers pour la signature, il se tourna vers moi pour dire :
- Ton Quohog, il ne sait pas écrire, j'imagine, hé ? dit Toi, Quohog, sang de tonnerre ! Est-ce que tu signes ton nom ou bien tu fais ta marque ?
A cette question, Queequeg qui avait deux ou trois fois déjà pris part à de semblables cérémonies, ne marqua nul embarras ; prenant la plume qu'on lui tendait, il copia sur le papier, exactement à l'endroit voulu, une parfaite réplique d'un étrange dessin circulaire qu'il portait tatoué sur son bras. Ce qui fit que, par suite de l'erreur de nom à laquelle s'obstinait le capitaine Peleg, le registre porta quelque chose comme :" (traduction Armel Guerne, édition Phébus/Libretto, 2005)*

 


J'avais repéré déjà ce détail lorsque je m'avisai que Mahai, qui interprète le rôle de Queegueg dans la pièce, portait lui aussi un tatouage circulaire sur son bras. Mahai n'est pas Maori mais Polynésien, originaire de la plus petite île de l'archipel des Marquises (où Herman Melville déserta sur l'île de Nuku Hiva et fut l'hôte d'une tribu réputée cannibale, les Taïpi, nom qu'il donna à son premier roman autobiographique).



Le tatouage de Mahai est lui aussi circulaire et emprunte également la forme d'une croix. Cette coïncidence m'affermit dans le sentiment que nul plus que lui n'eut pu incarner ce personnage fascinant qui tient une si grande place dans Moby Dick (c'est notamment grâce au cercueil qu'il se fait construire par le charpentier du baleinier qu'Ismaël échappe seul au naufrage du Pequod).

Queegueg sur la baleinière

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* Peleg ne parvient pas à prononcer correctement le nom de Queequeg. Armel Guerne reprend le nom donné dans le texte original en anglais :

"When all preliminaries were over and Peleg had got everything ready for signing, he turned to me and said, “I guess, Quohog there don’t know how to write, does he? I say, Quohog, blast ye! dost thou sign thy name or make thy mark?”

But at this question, Queequeg, who had twice or thrice before taken part in similar ceremonies, looked no ways abashed; but taking the offered pen, copied upon the paper, in the proper place, an exact counterpart of a queer round figure which was tattooed upon his arm; so that through Captain Peleg’s obstinate mistake touching his appellative, it stood something like this:—

Quohog. his X mark."


De son côté Philippe Jaworski, dans l'édition Quarto de Moby Dick, signale en note que "cette description ne correspond pas au dessin tel qu'on le trouve dans les premières éditions anglaise et américaine de 1851, où la "marque" de Quigueg est figurée au moyen d'une sorte de croix de Malte, dessin repris dans la première édition." (p. 239)

mardi 16 juillet 2024

Moby Dick, in the ruins.

Bon, voilà, le site est pratiquement en stand-by. La pause estivale ? Oui et non. Je n'en ai pas pris la décision consciente, mais ça revient pratiquement au même. Non, le fait est que je suis surtout absorbé par la participation au spectacle qui va se jouer, comme tous les deux ans, dans les ruines de Cluis-Dessous. Et ce spectacle n'est pas anodin, puisqu'il s'agit de Moby Dick. Moby Dick, ce roman fabuleux d'Herman Melville sur lequel j'ai déjà beaucoup écrit. L'adaptation est signée de Béatrice Barnes, qui assure aussi la mise en scène. Elle m'a gentiment proposé de jouer le rôle du capitaine Peleg, l'un des deux armateurs du Pequod. Et j'ai volontiers accepté d'entrer dans l'aventure. La première est dans deux jours, n'hésitez pas à réserver, vous qui vous trouvez dans la région, vous repartirez au mitan de la nuit la tête pleine de rêves océaniques.

                            Affiche du spectacle Moby Dick

mardi 18 juin 2024

La nostalgie de l'infini

"Maintenant que l'ombre a dissous le dôme bleu des cieux, je peux retrouver Andromède ; debout, pressée contre la vitre, je m'absorbe, extasiée et craintive dans l'éclat aveuglant et glacé de la galaxie. "Nostalgie de l'infini", Chirico : des ombres projetées ruissellent dans la cour éclairée, creusant des canons."

Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek, Christian Bourgois, 2022, p. 106-107.

De Giorgio de Chirico, j'ai parlé récemment, le 11 juin, dans A Turin tout est apparition. Et voici que soudain, dans ce livre si éloigné de l'univers minéral, tout urbain de Turin, dans ce livre immergé dans le paysage de la vallée de Tinker Creek en Virginie, resurgit de manière totalement inattendue le vieux peintre italien. A travers donc de ce tableau, "Nostalgie de l'infini", conservé au Museum of Modern Art de New York (MoMA). Il est daté de 1912-1913, bien que soit inscrit sur le tableau la date de 1911.  Selon l'historien de l'art Robert Hughes, la peinture s'inspirerait de la Mole Antonelliana de Turin, un célèbre monument de la ville qui doit son nom à l'architecte qui l'a conçue, Alessandro Antonelli.



La notice de Wikipedia m'a renvoyé sur une étude de George Sebbag parue dans un dossier dédié à la Mole Antonelliana, dans la revue « l’architecture d’aujourd’hui », no 330, septembre-octobre 2000 : La Mole Antonelliana ou comment on devient ce que l’on est, p. 78-83. George Sebbag ne m'était pas inconnu, il est en effet l'auteur d'une passionnante biographie d'André Breton, André Breton, 1713-1966, Des siècles boules de neige, qui m'inspira quelques articles en 2021.

Mole Antonelliana

J'ai retrouvé le texte sur le site de Sebbag lui-même, Philosophie et Surréalisme. Les premières lignes contiennent déjà l'essentiel : "Lors de son séjour à Turin, Frédéric Nietzsche s’identifiera à la Mole Antonelliana. Il en ira de même pour Giorgio De Chirico, dont la « peinture métaphysique » n’est autre que la transfiguration de la ville de Turin contemporaine des dernières illuminations de Nietzsche puis de son effondrement.Il relate ensuite l'histoire de la construction de l'édifice, qui commence en 1863,  quand la communauté juive de Turin confie à Alessandro Antonelli le soin d’édifier une synagogue monumentale qui devait être le symbole de leur émancipation et le témoignage de leur gratitude (les juifs turinois avaient obtenu droits civiques et liberté de culte). "Le terrain étant situé en contrebas du Pô, précise Sebbag, il fallait que le bâtiment fût surélevé. Dans un projet ultérieur, l’idée fut avancée d’installer sur la pointe de la coupole un chandelier à sept branches visible des environs. On s’acheminait vers la construction d’un temple imposant qui allait dépasser les 47 mètres initiaux. Toutefois, après un bon démarrage, les travaux furent suspendus en 1869. La coupole restait inachevée, faute de crédits." La municipalité rachète l'édifice en 1877 pour pouvoir relancer le projet. "Quand Antonelli meurt, le 18 octobre 1888, la Mole culmine à 153 mètres. Son fils, l’ingénieur Costanzo Antonelli, prend le relais. Le 10 avril 1889, conformément à l’ultime projet de l’architecte, la Mole est couronnée d’un génie ailé coiffé d’une étoile. L’édifice atteint alors une hauteur 163, 35 mètres, dont exactement la moitié fuse de la coupole quadrangulaire."

1888, c'est l'année, on l'a vu, où Nietzsche écrit Ecce Homo. Sebbag note le fait "surprenant" que la mort d’Alessandro Antonelli, « vieux comme Mathusalem », "intervient dans la philosophie et l’imaginaire de Nietzsche". Deux lettres importantes, selon lui, en témoignent. En premier lieu, l'ultime lettre adressée à Jacob Burckhardt, l'historien d'art de la Renaissance italienne, le 6 janvier 1889, où il affirme : " Cet automne, j’ai sans aucun étonnement assisté à deux reprises à mon enterrement, la première fois sous le nom du Comte Robilant (non, c’est mon fils, dans la mesure où, infidèle à ma nature, je suis Charles-Albert), la seconde j’étais moi-même Antonelli. "

Alessandro Antonelli

Nietzsche ajoute : "Cher Monsieur, vous devriez voir ce monument d’architecture (...)" Il s'agit évidemment de la Mole Antonelliana, identification que l'on retrouve dans un brouillon de lettre à Peter Gast, daté du 30 décembre 1888. Reproduit, avec un dessin de la Mole, dans L'immense solitude de Frédéric Pajak :


Georges Sebbag mentionne ensuite un post-scriptum à la lettre à Peter Gast : « J’ai également assisté, en ce mois de novembre, aux funérailles du vieil Antonelli. Il vécut, jusqu’à ce que Ecce Homo, le livre, soit terminé. Le livre, et en plus, l’homme. » Sebbag souligne qu'en "cette année 1888, Nietzsche est attentif aux coïncidences, * Né le 15 octobre 1844, jour de naissance de Frédéric-Guillaume IV, jour doublement fêté durant l’enfance, Frédéric-Guillaume Nietzsche entame la rédaction de Ecce Homo, le jour anniversaire de ses quarante-quatre ans. Le 13 novembre 1888, toujours à son ami Peter Gast, il confie : « Mon Ecce Homo, Comment on devient ce que l’on est a jailli entre le 15 octobre, jour de mon anniversaire et fête de mon très saint patron, et le 4 novembre, avec une autorité impérieuse et une bonne humeur proprement antique, au point qu’il me semble trop bienvenu pour qu’on se permette d’en plaisanter. »

La deuxième partie de l'article fait la part belle à Chirico. Sebbag cite des extraits d'écrits du peintre que j'ai déjà reproduits ici à travers l'ouvrage de Pajak. Je vais néanmoins redonner ce passage crucial :

"C’est Turin qui m’a inspiré toute la série de tableaux que j’ai peints de 1912 à 1915. À la vérité j’avouerai qu’ils doivent beaucoup également à Frédéric Nietzsche dont j’étais alors un lecteur passionné. Son Ecce Homo […] m’a beaucoup aidé à comprendre la beauté particulière de cette ville. […] L’après-midi, les ombres sont longues, partout règne une douce immobilité. […] Le charme automnal de Turin est rendu plus pénétrant encore par la construction rectiligne et géométrique des rues et des places et par les portiques […] À Turin tout est apparition. On débouche sur une place et on se trouve en face d’un homme de pierre qui nous regarde comme seules savent regarder les statues. […] toute la nostalgie de l’infini se révèle à nous derrière la précision géométrique de la place."

On y retrouve l'importance de l'ombre, dont le souvenir a perduré dans la méditation d'Annie Dillard, et cette expression, "la nostalgie de 'infini," qui a donc aussi nommé le tableau de 1912.

Georges Sebbag en donne la description suivante :

"Le tableau métaphysique qui dépeint sans conteste la Mole Antonelliana se nomme La Nostalgie de l’infini. Ce tableau réalisé à l’automne de 1912, Chirico prend soin de le dater de 1911, année de son premier séjour à Turin. Comme s’il retrouvait l’image nietzschéenne d’une Mole à l’air libre, souveraine et isolée, le peintre métaphysique campe sur un monticule, pour qu’elle se détache dans le ciel, la silhouette massive d’une tour agrémentée de trois péristyles. Par son indétermination même (est-ce un donjon, un fort, un phare, une stèle, un mausolée ?), ce monument provoque un sentiment mêlé de jamais vu et de déjà vu. Le but n’est pas de reconnaître la Mole Antonelliana mais de recréer les conditions d’une apparition. Il y a une vie impérissable des espaces métaphysiques. On pourrait se moquer et parler de maquette posée sur un tapis. En fait, Chirico qui comme Nietzsche veut fixer le calme alcyonien d’un instant fatal, use d’étonnants artifices : le monochrome assure la sérénité, la longueur des ombres équivaut à un cadran solaire, le plein n’est que l’envers du vide, les oriflammes signalent un frisson sur les hauteurs."
Un peu plus loin, il écrit que l’histoire n’est pas finie : " la peinture métaphysique de Chirico ayant foudroyé les surréalistes, ce sera au tour d’André Breton de s’identifier en 1940 à Nietzsche dans son poème de fatalité Fata Morgana : « Je suis Nietzsche commençant à comprendre qu’il est à la fois Victor-Emmanuel et deux assassins des journaux Astu momie d’ibis »."

Il me faut préciser aussi que lorsque j'ai découvert la citation dans le texte d'Annie Dillard, ne connaissant pas le tableau (non reproduit, lui, par Pajak), j'ai cherché aussitôt sur google avec cette requête "Chirico + nostalgie infini". Le deuxième résultat (le premier étant sans surprise la notice Wikipedia) était une page de Liminaire, le site de Pierre Ménard. Publiée le 16 mars 2014, le texte y évoquait une visite de la villa de Port-Royal dans le 14ème.

Villa de Port-Royal, Paris 14ème

Le texte commençait ainsi : 
"C’est un privilège, une chance inouïe, une occasion à ne pas rater, entrer dans ce repli du monde, cette cache soigneusement protégée, cachée, dissimulée, qu’on ne peut atteindre en ville qu’accompagné, guidé, par une personne avec ses entrées, le code à la clé. Je suis resté un long moment derrière les grilles, souhaitant entrer mais ne le pouvant pas, accès interdit, fermé, pas le droit, l’accès, la clé, de cette propriété privée, inaccessible.

Puis elle m’a fait entrer. Du mal à y croire."
Ce qui me sidéra fut de retrouver le tableau de Chirico, La Gare Montparnasse (1914), que j'avais déjà rencontré dans l'article de Dominique Rabourdin (voir ici), Le premier Breton.  Ainsi que l'extrait comportant "la nostalgie de l'infini".

"L’espace des tableaux du peintre De Chirico, écrit Pierre Ménard, paraît tendu par un mystérieux destin, et par un phénomène menaçant pouvant à chaque instant exploser en un événement effrayant. En arpentant les ruelles de cette villa, je m’attends à voir apparaître un des personnages de ses tableaux, un de ces mannequins froids, peints avec la même apparente absence d’émotion que les objets qui les entourent."

Ce qui me saisit enfin, c'est la récurrence de Port-Royal. En effet, l'un des quatre articles où apparaît le nom de Georges Sebbag est D'un judas de Port-Royal. La villa de Liminaire n'est pas en ligne de mire, c'est la station de Port-Royal sur la ligne de Sceaux, à travers le film de Jules Dassin, Du rififi chez les hommes. Mais il est aussi question d'un poème-objet d'André Breton, Portrait de l’acteur A. B. dans son rôle mémorable de l’an de grâce 1713.



Ce poème-objet, Breton le réalise en décembre 1941 à New York, où il est alors en exil.

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* Et que dire de moi-même, qui depuis si longtemps en est le traqueur inlassable. Si cette propension est signe annonciateur d'aliénation mentale, il y a belle lurette que je devrais être interné...


samedi 15 juin 2024

Apprendre à parler à une pierre

L'un des deux détenus que je rencontre à la maison centrale de Saint-Maur, dans le cadre du dispositif Lire pour en sortir, choisit toujours dans le catalogue sur le seul critère du titre. Une habitude qu'il ne cherche nullement à dissimuler ou à légitimer : à la question rituelle de la fiche de lecture qu'il doit rendre à l'issue de la rencontre, pourquoi avez-vous choisi ce livre ? il répond invariablement : "A cause de son titre". Bien sûr, il y a quelquefois des désillusions mais, en général, il met un point d'honneur à lire jusqu'au bout le volume choisi. Cette focalisation sur le seul titre peut prêter à sourire, mais je me suis avisé récemment que j'avais d'une certaine manière, en une occasion au moins, suivi la même pente... 


Apprendre à parler à une pierre, n'est-ce pas là un titre magnifique ? Annie Dillard, son auteure, américaine née à Pittsburgh en 1945, m'était inconnue. Comment suis-je tombé là-dessus ? Eh bien par l'intermédiaire de François Bon, dont je visionne de temps à autre les vidéos (le bougre est très actif sur son Tiers-Livre). Le 27 mai, ce jour-même où je retrouvais l'épisode du cheval de Turin dans le livre de Geoff Dyer, il ouvrait une session qu'il débutait ainsi : "Deux premières boucles sur des archétypes essentiels de l’accès à la nouvelle, la mise en abîme du livre, la dissociation auteur et personnage. On voudrait consacrer cette troisième séquence d’une même spirale à une exploration autre : en arrière-fond, une réflexion sur l’éco-poétique." Et, un peu plus loin, il écrit : "pour ouvrir cette boucle, je vous propose de revenir au magnifique titre d’Annie Dillard, Apprendre à parler à une pierre, paru en 1982, puis traduction Christian Bourgois (par Béatrice Durand) en 1992."


Je n'eus dès lors de cesse de vouloir me plonger dans cet ouvrage. D'autant plus que le nom d'Annie Dillard m'apparut plusieurs fois dans Les derniers jours de Roger Federer. Ainsi, page 61, au fragment 02 de la seconde partie, on peut lire : 
"Le problème de la préciosité apparaît de manière particulièrement saillante dans certains spécimens de nature writing, où les occasions ne manquent pas de l'apercevoir en train de folâtrer main dans la main avec de profondes méditations  sur ce petit caillou singulièrement merveilleux - et singulièrement précieux - qu'est notre planète : "une balle humide projetée à travers le néant", pour reprendre l'imbattable expression de Dillard."

L'appel de note précise que l'expression est précisément tirée d'Apprendre à parler à une pierre

Un peu plus loin (fragment 14), on a la confirmation que Dyer tient Dillard en haute estime (et par la même occasion, on retrouve Nietzsche) :

"Que l'esprit le plus profond soit aussi le plus frivole": cette formule, de son propre aveu, résume presque à elle seule la philosophie de Nietzsche. L'un des esprits les plus profonds de notre temps, Annie Dillard, a exprimé la déception que lui inspire l'incapacité de la philosophie à "s'attaquer à ce que d'aucuns appelaient 'les questions fondamentales', qui pour la plupart, selon elle, peuvent se ramener à une seule et même interrogation toute simple : "Mais qu'est-ce que c'est tout ce bazar, nom d'un petit bonhomme ?""

En 2014, dans le Guardian, Geoff Dyer confiait son admiration pour Dillard et singulièrement pour Teaching a Stone to Talk.

Je ne tardai donc pas à me rendre dans ma librairie favorite pour acquérir ce fameux livre. Il n'était point en rayon, et je dus le commander. En revanche, il y avait Pèlerinage à Tinker Creek. Qu'elle publia en 1974 et pour lequel elle reçut le prix Pulitzer l'année suivante.


Je le rapportai bien sûr avec moi, et il me suffit de lire les premières pages pour savoir que j'avais touché là un grand écrivain. Merci François Bon, merci Geoff Dyer, merci l'Attracteur étrange de l'avoir mis sur ma route.

Ce qui fait la singularité d'Annie Dillard, c'est que c'est non seulement une observatrice aux sens aiguisés de la nature, dans son cas, la vallée virginienne de la Tinker Creek, mais aussi quelqu'un qui s'interroge sur le sens de tout cela qui se donne à voir (et qui peut se résumer, si l'on veut, à cette question posée plus haut : "Mais qu'est-ce que c'est tout ce bazar, nom d'un petit bonhomme ?"). Elle est capable d'aller dans le détail le plus aigu, avec la précision entomologique d'un Jean-Henri Fabre, et parfois, dans le même élan, d'élargir à une perspective cosmique.

Mais là où je fus sidéré, c'est lorsque, dans le chapitre 4, Le définitif, après avoir évoqué les mantes religieuses et leurs oothèques, puis le sphinx Polyphème de son école de Pittsburgh alors qu'elle avait dix ou onze ans, elle médite sur l'ombre, et soudain cite Chirico.

Ce sera l'objet du prochain billet.

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PS : Je voudrais saluer ici, par la même occasion, un autre auteur de langue anglaise qui vient de nous quitter le 29 mai, le merveilleux poète et romancier écossais John Burnside, que j'ai souvent évoqué ici.






mardi 11 juin 2024

A Turin tout est apparition

Geoff Dyer confie être retourné deux fois à Turin, en novembre 2017 puis en juillet 2019. Conséquence d'une série de contretemps, il ne parvient cette année-là à son hôtel qu'aux alentours de minuit. N'ayant alors rien vu de la ville, il dépose ses bagages et ressort dans les rues quasi désertes. Il se trouve qu'un promeneur solitaire converge comme lui près d'une fontaine publique : "Il n'y avait rien de menaçant dans cette presque rencontre ; la présence intermittente d'autres êtres humains ne faisait qu'ajouter à cette impression de solitude qu'on eût dite tout droit sortie d'un tableau de Chirico. Je n'ai jamais éprouvé aussi puissamment le sentiment distinct de me promener dans l'oeuvre d'un artiste que cette nuit-là, en déambulant sur la piazza Vittorio Veneto. Je n'avais encore jamais pris conscience du côté Chirico de Turin auparavant, toutes les fois où la foule dans les rues empêchait la réalité de la ville de verser dans une dimension onirique." (p. 96)



Les derniers jours de Roger Federer comporte sept photos noir et blanc, en comptant celle de la couverture où l'on voit Jack Kerouac s'écoutant parler à la radio. Parmi ces sept, la reproduction de Turin printanier, tableau de Giorgio de Chirico (1914). Tableau qui représente la piazza Carlo Alberto où Nietzsche se jeta au cou du vieux cheval humilié. Dyer rapporte qu'en 1910, à l'âge de vingt-et-un ans, Chirico écrivait à un ami : "Je suis le seul à avoir réellement compris Nietzsche - tout mon travail le démontre." "Ses écrits, poursuit-il, sont saturés d'expressions, d'intuitions et de symboles dérivés en droite ligne de Nietzsche. [...] Ses descriptions de lieux nous incitent constamment à éprouver de manière intuitive quelque chose de visuellement équivalent à l'Eternel Retour : "La galerie est ici pour toujours. Ombre de droite à gauche, vent frais qui entraîne l'oubli, écrit-il dans "Méditations d'un peintre". Tous les dieux sont morts."

Frédéric Pajak, dans L'immense solitude, consacre également un chapitre, qu'il intitule Zarathoustra & Pinocchio, à Chirico dans l'ombre de Nietzsche. Chapitre qui s'ouvre avec cette citation de Chirico, tiré de L'art métaphysique, 1911-1913 : "Il y bien plus d'énigmes dans l'ombre d'un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures." La plupart des dessins sont alors réalisés d'après des oeuvres du peintre. Ainsi, page 276, le Turin printanier de 1914 :


Pajak cite ensuite de larges extraits des textes de Chirico : 

"C'est Turin qui m'a inspiré toute la série de tableaux que j'ai peints de 1912 à 1915. A la vérité j'avouerai qu'ils doivent également beaucoup à Frédéric Nietzsche dont j'étais alors un lecteur passionné. Son Ecce Home, écrit à Turin peu avant qu'il ne sombrât dans la folie, m'a beaucoup aidé à comprendre la beauté si particulière de cette ville. [...] A Turin tout est apparition. On débouche sur une place et on se trouve en face d'un homme de pierre qui nous regarde comme seules peuvent regarder les statues. Parfois l'horizon est limité par un mur derrière lequel s'élève le sifflement d'une locomotive, la rumeur d'un train qui s'ébranle : toute la nostalgie de l'infini se révèle à nous derrière la précision géométrique de la place. Ce sont des moments inoubliables que nous vivons quand de tels aspects du monde, dont nous ne soupçonnions même pas l'existence, apparaissent soudain, nous dévoilant les choses mystérieuses qui se trouvent là, à notre portée, à chaque instant, sans que notre vue trop courte puisse les distinguer, nos sens trop imparfaits les percevoir."


A Turin tout est apparition. Cette phrase de Chirico me renvoie au diariste des apparitions, Daniel Sangsue, dont nous avons vu qu'il était venu à Turin la même année 2013 que Geoff Dyer, titrant à la date du 3 janvier, Turin, ville de fantômes. J'ai depuis terminé la lecture de son Journal d'un amateur de fantômes, et relevé une mention de Chirico au 22 décembre 2016 :

" A propos de fantômes et de portes, Breton note dans un article sur De Chirico recueilli dans Les Pas perdus : Toutefois Chirico ne suppose pas qu'un revenant puisse s'introduire autrement que par la porte. C'est une allusion à une scène racontée dans La Révolution surréaliste (n°7, 15 juin 1926) : Aragon, De Chirico et Breton étaient attablés dans un café de la place Pigalle quand entra un enfant venu pour vendre des fleurs. Chirico, le dos tourné à la porte, ne l'avait pas vu entrer et c'est Aragon, frappé de l'allure bizarre de l'arrivant, demanda si ce n'était pas un fantôme. Sans se retourner Chirico sortit une petite glace de sa poche et après y avoir longuement contemplé le jeune garçon, répondit qu'en effet c'en était un. La reconnaissance des fantômes sous les traits humains, il y paraît bien exceptionnellement exercé [...]" (p. 274)

 

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PS : Cherchant sur Google avec la requête "Breton + Chirico + pas perdus", je tombe en premier résultat  sur l'article de Dominique Rabourdin sur En attendant Nadeau, Le premier Breton, où il rappelle qu' "En février 1924, les éditions Gallimard publient dans leur nouvelle collection « Les Documents bleus », sous le titre Les pas perdus, un recueil de vingt-quatre articles d’André Breton écrits entre 1917 (« Guillaume Apollinaire ») et 1923 (« La confession dédaigneuse »)." Cet incipit est aussitôt suivi d'un tableau de Chirico, La gare Montparnasse (1914).


Plus encore que cette retrouvaille avec Chirico, c'est la date de publication de l'article qui me retient : 7 janvier 2018. Encore une fois, la date anniversaire de la mort de Marie, ma petite soeur. Déjà rencontrée dans le dernier article, A la fin tout devient poésie.

Pour en terminer vraiment, le clip de mes amis de Voodoo Skank, que l'algorithme me proposa juste après la vidéo sur Enrico Rava. Une apparition en somme tout à fait bienvenue.



mardi 4 juin 2024

A la fin tout devient poésie

 Le Métier de vivre, le second article où j'ai évoqué L'immense solitude de Frédéric Pajak, le 15 décembre 2022, s'articulait autour d'un petit livre de Sophie Nauleau, S'il en est encore temps (Actes Sud). En le relisant, je m'avise qu'il est directement en rapport avec Les Désarçonnés, de Pascal Quignard, qui avait lui-même resurgi avec le Matthieu de Denis Guénoun : "Sophie Nauleau raconte dès l'ouverture de l'ouvrage comment elle fut désarçonnée par une petite jument baie, et blessée sérieusement à la cheville gauche. Un accident qui raviva le souvenir d'anciens traumas qu'elle croyait oubliés : "Ainsi ma cheville esquintée avait-elle quelques révélations à me faire, après m'avoir tant supportée. Rendue au seul métier de vivre, que Pavese immortalisa dans son journal avant de se donner la mort dans une chambre d'hôtel du Piémont italien, à l'été 1950, à quarante-et-un ans seulement, je restais sur mes gardes." Pavese bien sûr au coeur du livre de Pajak, au même titre que Nietzsche.

J'écrivais un peu plus loin : "Je m'avise maintenant que l'âge de la mort de Nietzsche, 44 ans*, est au principe de l'essai de Sophie Nauleau. Il s'ouvre en effet sur cette citation de Jules Renard, tiré de son Journal à la date du 22 février 1908 : "Quarante-quatre ans, c'est l'âge où l'on commence à ne plus pouvoir espérer vivre le double." Et elle enfonce le clou au tout début de son premier chapitre : "Demain j'aurai quarante-quatre ans. Ce n'est pas un âge. A quarante-cinq ans seulement, il faut réfléchir ; quarante-quatre, c'est une année sur le velours. Aimant les chiffres en miroir, depuis ma discrète contribution de 1977 au sursaut de la natalité française, je jubilais à la lecture de cette réflexion de Jules Renard, notée en février 1908, à la veille de son anniversaire." (p. 9)

Et j'enchaînais ainsi : "1908 est l'année de naissance de Pavese (né un 9 septembre). Celle aussi de Claude Lévi-Strauss, à Bruxelles (28 novembre), mais lui s'éteindra centenaire, en 2009. 44 ans, c'est encore un âge qui joue un rôle très important dans La neige, le livre que j'ai écrit autour de la mort de ma petite soeur Marie, qui avait eu 44 ans le 7 janvier 2015, le jour de l'attentat à Charlie-Hebdo."

Or, ressortant l'autre jour le livre de Pajak, je notai qu'il avait été acheté à Arcanes le 7 janvier 2000. Marie avait alors exactement 29 ans. Le même jour je finissais la lecture du dernier opus de Christian Bobin, Le muguet rouge. L'un de ses derniers fragments évoque Novalis : "J'avançais dans l'air du parc comme une loutre** dans l'eau, les ailes du ciel, caressant mes tempes, me faisaient un casque gaulois comme celui jadis sur le paquet de Gauloises bleues. Et je pensais à lui, Novalis." Et un peu plus loin : "Novalis s'est occupé pendant sa vie brève des mathématiques, des cristaux, de la poésie. Il cherchait une pensée qui n'ait pas l'arrogance coutumière des pensées. La mort de sa jeune fiancée perça la source de cette pensée. [...] Il meurt à vingt-neuf ans, après avoir demandé qu'on lui joue un air de piano, on ne sait lequel." (p. 69)


J'avais bien évidemment noté cet écho, mais il en était comme de la catachrèse, une seule résonance n'eût pas suffi à déclencher l'écriture d'un billet. Il n'en fallait pas moins de deux autres. Et c'est ce qui se passa : hier, 3 juin 2024, sonnait le centenaire de la mort de Franz Kafka. Lisant la notice critique de Nathalie Crom sur Télérama, à propos de la parution du troisième tome de la biographie de Kafka par Reiner Stach, j'épinglai ces lignes :

"Bien qu’il en ait eu un temps le désir, Kafka (1883-1924) n’a pas écrit d’autobiographie. Quelques ébauches laconiques, des annotations éparses, son extraordinaire Journal et la Lettre au père (1919) en font office. À cette dernière, Reiner Stach puise notamment, pour reconstituer les années de jeunesse de l’écrivain, dans le troisième et ultime volume de cette époustouflante biographie – parue en Allemagne entre 2002 et 2014, dans un désordre chronologique tout sauf fortuit, le choix de commencer par les années 1910-1915 (Kafka, tome 1 : Le temps des décisions, qui vient de paraître en poche) se justifiant par le fait que ce sont les mieux documentées de sa vie, celles aussi où se produisit, écrit Stach, « l’éruption sans égale dans la littérature mondiale » que constitua l’écriture du Verdict. Ce fut au cours de la nuit du 22 au 23 septembre 1912 – cette nuit au seuil de l’automne où, à l’âge de 29 ans, Kafka devint Kafka." (C'est moi qui souligne)


 Enfin je lus ce matin ce post d'André Markowicz sur Facebook :

"Une pause avec Pouchkine,
pour son anniversaire

Aujourd’hui, – juste pour cette fois, – je ne voudrais pas ajouter de mots aux mots et rédiger une nouvelle chronique. Je fais une pause, ici (et ici seulement) de quarante-huit heures.
Pour mon Dictionnaire, je regarde souvent « Le Soleil d’Alexandre ». Relire les textes, comme ça, après bientôt quinze ans et plus, me rappelle le travail que ç’aura été, ce livre, – qui reprenait et les élargissant toutes les traductions des romantiques russes que j’avais faites dans ma vie. 

Et donc, voilà. Je reprends un poème très court, que Pouchkine a écrit pour son anniversaire de 1828 (29 ans). Cet anniversaire, c’est le 6 juin (oui, je suis en avance, mais, quoique ça ne se fasse pas du tout, de fêter un anniversaire en avance, ce n’est pas trop grave)..

Don aveugle, don stérile,
Vie, pourquoi m’es-tu donnée,
Toi qu’une puissance hostile
Au supplice a condamnée ? 
Quel dessein que je redoute
M’a fait naître du néant,
M’a rongé l’esprit de doute,
Brûlé de passion le sang ? 
J’erre ainsi sans but au monde,
Sans pensée et sans amour,
Dans l’ennui poignant où gronde
L’uniforme bruit des jours. " (C'est moi qui souligne)

Peut être une représentation artistique de La Sagrada Familia et gratte-ciel

Franz Kafka (3 juillet 1883 - 3 juin 1924) par François Schuiten (via Benoit Peeters)

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* Je m'avise aussi maintenant qu'il y a là une erreur grossière (qui ne m'avait jamais été signalée...). Nietzsche n'est bien entendu pas mort à 44 ans (ou alors il faut parler de mort psychique). Né en 1844, il décède en 1900, à 55 ans. 44 ans est l'âge où il perd la raison. De Nietzsche, il fut encore question cet après-midi,  où, continuant la lecture de Geoff Dyer, je tombai sur ce passage : "Le 15 octobre 1888, jour de son quarante-quatrième anniversaire, Nietzsche se lança avec fougue dans la rédaction de ce livre [Ecce Homo] retraçant "comment l'on devient ce que l'on est" et l'acheva en trois semaines ; il fut publié de manière posthume, par sa soeur, en 1908." (p. 324)

** Et lisant ces lignes le 27 mai, je ne pouvais pas ne pas penser au petit Matisse, tué tout près de chez moi. En hommage, les commerçants de la ville affichèrent des photos de loutre dans leurs vitrines, son père, Christophe Marchais, patron du restaurant Jeu 2 Goûts, ayant appelé sur Facebook à changer sa photo de profil pour y mettre une image de loutre ; un clin d'œil à son fils qu'il surnommait "ma grosse loutre".

Le 9 mai, j'avais écrit le post suivant sur Facebook :

"Saint-Denis, un nom, un quartier maintenant lié à un drame terrible, la mort d'un enfant. Un quartier qu'on n'a jamais qualifié à ma connaissance de zone sensible, et où l'horreur a surgi comme un orage dantesque au cœur d'un été.
Saint-Denis c'est aussi un cimetière, que je traverse régulièrement. Comme un exercice spirituel. Memento mori. A celui qui s'attarde un peu, des étrangetés apparaissent.
Il y a 99 ans très exactement mourait donc Michel Loesch, un jeune homme de 25 ans, dans le Pas-de-Calais. Le nom de la commune où il rencontre la mort résonne avec son propre nom : Loos-Liévin.
Au-dessus du texte en lettres dorées, qu'un presque siècle de pluie et de gel n'a pas ternies, un médaillon donnait figure au soldat.
A l'inverse du texte, il n'en reste presque rien. Piqueté, blanchi, l'émail ne laisse plus voir qu'un fantôme. Seul le cheveu, sagement divisé par une raie sommitale, a gardé le noir originel."

Peut être une image de texte qui dit ’ባዩርድሮያናት LNASAPER BECESET A LA MÉMOIRE DE NOTRE FRÈRE MICHEL LOESCH SERGENT AU ១០ D' D'INFE TUÉ A L' ENNEMI LE 9 MAI 1915 Loos OS-LIÉVIN P. DE AGÉ DE 25 ANS REGRETS A C.’

Aucune description de photo disponible.

jeudi 30 mai 2024

Nadal et le cheval de Turin

Comme j'avais beaucoup aimé Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres, de Daniel Sangsue, j'ai commandé le volume précédent, Journal d'un amateur de fantômes, toujours aux éditions suisses de La Baconnière, qui couvre les années 2011 à 2018. 

L'année 2013 y commence au 3 janvier, avec ce titre en italiques : Turin, ville de fantômes. Et voici ce qui suit :

"A deux cents mètres de notre hôtel, dans la continuité d'une place bordée de deux palais dont l'un est la Biblioteca Nazionale, nous découvrons l'immeuble où Nietzsche a écrit Ecce Homo. Il y a une grande plaque qui commémore son séjour au numéro 6 de la via Carlo Alberto.

Le soir je lis Les Désarçonnés de Pascal Quignard (Grasset, 2012), l'un des deux livres que j'ai pris avec moi, et je tombe sur le passage suivant :

En avril 1888, Nietzsche loue une chambre au 6 via Carlo Alberto à Turin. Quand il sort, il traverse la place, il empruntera contre-allée, il suit la rive du Pô.
Le 3 janvier 1889, Piazza Carlo Alberto, devant la fontaine, il regarde un vieux cheval humilié que son propriétaire frappe avec violence. Le cheval regarde Nietzsche avec un tel air de douleur  que ce dernier court vers lui, l'enlace et perd à jamais l'esprit."

Or, il se trouve que ce livre, Les Désarçonnés, est précisément sur ma table de travail au moment où je découvre ce passage du Journal. Je l'avais ressorti le 13 mai dernier, alors que j'achevais la relecture de Matthieu, l'essai de Denis Guénoun, lu une première fois en février-mars 2021.


Pourquoi être revenu sur ce livre ? Il faut savoir que dans cet ouvrage Denis Guénoun "cherche à comprendre l'importance énigmatique prise dans sa vie par le prénom Matthieu".  Il est composé de sept chapitres, dont le premier et le septième tournent autour des grands tableaux consacrés à l'évangéliste saint Matthieu par Caravage. Ainsi celui qui orne la couverture, La vocation de saint Matthieu, de la chapelle Contarelli de l'église Saint-Louis-des-Français à Rome. Mais, dans le septième et ultime chapitre, c'est une autre toile du Caravage que Guénoun évoque : La Conversion de Paul. C'est un détail de ce tableau  qui forme précisément la couverture de l'édition folio des Désarçonnés.


Je l'avais lu en 2014 et je m'en souvenais assez pour avoir inscrit en marge du livre de Guénoun, à la page 222, au crayon de papier, le nom de Quignard. Rappelons brièvement l'histoire pour celles et ceux qui ont quelques lacunes en histoire biblique. Les Actes des Apôtres relatent au chapitre 9 sa chute de cheval, alors qu'il était en route pour Damas : aveuglé par une éclatante lumière venue du ciel « [Paul] tomba par terre, et il entendit une voix qui lui disait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il répondit : Qui es-tu, Seigneur ? Et le Seigneur dit : Je suis Jésus que tu persécutes. Il te serait dur de regimber contre les aiguillons." Conduit par  ses valets à Damas,  Paul reste aveugle pendant trois jours, sans boire et sans manger. Au troisième jour, Ananie vient et lui impose les mains : "Au même instant, il tomba de ses yeux comme des écailles, et il recouvra la vue. Il se leva, et fut baptisé ; et, après qu’il eut pris de la nourriture, les forces lui revinrent."

Bon, après ce petit détour (mais on va voir très bientôt qu'il est toujours question de cheval), je reviens à Daniel Sangsue qui note juste après la citation de Quignard : "Or nous sommes le 3 janvier ; notre visite coïncide donc avec la date anniversaire de cet épisode."


Petit saut dans le temps : le 21 mai, j'achète à Arcanes Les derniers jours de Roger Federer, Et autres manières de finir, de l'écrivain britannique Geoff Dyer (Editions du sous-sol, 2024), un livre acquis à l'intuition, car personne ne m'a jamais conseillé ou même parlé si peu que ce soit de Geoff Dyer. "Dans ce récit fragmentaire, nous dit la quatrième de couverture, Geoff Dyer confronte sa propre expérience de l’âge aux derniers jours et aux dernières réalisations d’écrivains, de peintres, d’athlètes et de musiciens qui ont compté pour lui. " Parmi ceux-ci, bien sûr, Roger Federer (Dyer lui-même est un fervent tennisman).  Et il se trouve, comme un fait exprès, que le lundi 27 après-midi, je lis ce livre passionnant (et pétri de ce bel humour British que j'adore) en même temps que je suis le match qui oppose Raphaël Nadal et Alexandre Zverev. Un moment très fort, très émouvant, pour les passionnés de tennis. On peut d'ailleurs légitimement se demander comment je fais pour faire les deux choses à la fois. De fait, je lis lentement, je passe sans arrêt de la page à l'écran. Mais en fin de compte c'est très cohérent ce qui se passe là, car c'est aussi à une fin que l'on assiste, la fin du règne insolent du Majorquin sur la terre battue de Roland-Garros. Le dernier combat du vieux taureau au cuir tanné contre le jeune prétendant fringant, confiant et implacable.

Au fragment  40 de la première partie (le livre de Dyer est divisé en trois parties de 60 fragments chacun), l'auteur rapporte ce propos de Cioran : "La grande chance de Nietzsche était d'avoir fini comme il a fini. Dans l'euphorie !" et précise plus loin, dans le fragment suivant, que Cioran "- qui a lui-même fini dans la démence sénile" - ne faisait pas allusion à la fin de la vie de Nietzsche mais à "la phase de son existence qui prit fin le 3 janvier 1889, à Turin, lorsqu'il vit un cocher frapper son cheval. Nietzsche se précipita pour entourer de ses bras le cou de la pauvre bête puis il s'écroula. Il reprit  conscience mais ne recouvra jamais la raison." (p. 82)

A quelques jours d'intervalle, retrouver cette anecdote du cheval de Turin se déroulant le 3 janvier 1889 avait quelque chose de saisissant. D'autant plus qu'à la page 86, fragment 43, Geoff Dyer se trouvait en 2013 à Turin pour un festival de jazz. 2013, la même année donc que Daniel Sangsue. Mais ils ne pouvaient s'y rencontrer, le festival de jazz, j'ai vérifié, se déroulant du 26 avril au 1er mai.

Le retour à un autre livre s'imposait alors, L'immense solitude de Frédéric Pajak, auquel j'ai consacré déjà deux articles, en 2017 et 2022. Je reproduis ici une nouvelle fois et sans aucune vergogne la présentation qu'en fait l'éditeur Noir sur Blanc (soit dit en passant, encore un éditeur suisse) :

"Cinquième édition, revue et largement augmentée, de ce livre devenu introuvable par lequel Frédéric Pajak avait fait connaître en 1999 un genre nouveau : le récit biographique et autobiographique écrit et dessiné. À première vue, Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese n’ont rien en commun. Et pourtant : tous deux sont orphelins de père, tous deux ont grandi dans un entourage exclusivement féminin, tous deux n’ont jamais su se faire aimer d’une femme, tous deux ont eu une vie brève, solitaire et émouvante. Et puis, tous deux ont été inspirés par une ville, Turin, et son atmosphère terriblement « psychique ».
C’est à Turin que Nietzsche perd la raison : il a 44 ans. Et c’est à Turin que Pavese se suicide dans une chambre d’hôtel : il a 42 ans. Le philosophe allemand meurt le 25 août 1900, l’écrivain piémontais un demi-siècle plus tard, à un jour près, le 26 août 1950. En cherchant des rapprochements entre ces deux artistes, ces deux « jusqu’au-boutistes de la mélancolie », l’auteur se glisse dans leur drame, dans les blessures inguérissables de leur enfance. Il fait revivre les événements tragiques qui les ont conduits l’un à la folie, l’autre au suicide.
Ce livre est d’abord une rêverie, une suite de détours et de coïncidences. Les murs de Turin y transpirent. Ils parlent. Il fallait au moins trois cent cinquante dessins pour faire entendre leurs voix. « Ce livre n’est pas une biographie, ni deux biographies, et encore moins une autobiographie. Ce n’est pas un livre d’histoire, ni d’histoires, ce n’est pas un livre de géographie, ce n’est pas un roman et ce n’est pas une bande dessinée. » C’est l’un des maîtres-livres de Frédéric Pajak." (Je souligne)

Pajak représente l'épisode du cheval à la page 203.


Je n'en ai pas fini pour autant. Qu'on se le dise, d'autres prolongements vont suivre.


"Repu de jazz, je me suis promené dans les rues de la ville en écoutant "Lowlands" de Gillian Welch. Avec son rythme lourd à la batterie délibérément lancinante, "Lowlands" est une chanson sur la dépression ("quel est ce poids qui pèse sur mon esprit ?"), sur la façon dont, au bout d'un moment, on s'y habitue tellement qu'on en oublie qu'on est déprimé, qu'on en vient à considérer cet été maussade comme une réaction normale à la vie, comme la condition même de l'existence. Et plus encore : on en vient presque à l'aimer, à trouver une forme de réconfort dans le poids mort de sa familiarité. Comme Nietzsche lui-même à Rome, au printemps 1883, quand il se contentait d'"accepter la vie"." (p. 92)