jeudi 13 février 2025

J’entre à Singe-des-Prés comme un hareng défaille

Je reviens sur l'un des personnages secondaires de Chien de printemps, de Patrick Modiano, le musicien Jacques Besse, dont l'existence fut loin d'être un long fleuve tranquille. J'ai continué à chercher, et j'ai découvert qu'il était aussi l'auteur d'un récit, La grande Pâque, publié dans la petite maison d'édition La Chambre d'échos. Une courte note biographique sur le site nous en apprend un peu plus sur Besse :

Jacques Besse est né en 1921. Études secondaires brillantes, hypokhâgne. Il s’enfuit de chez lui pendant la guerre pour se cacher avec sa future femme. À la Libération on le retrouve à Paris, compositeur. Il signe quelques musiques de films (Dédée d’Anvers, d’Yves Allégret, Van Gogh, d’Alain Resnais) et pour le théâtre (Les Mouches). Au retour d’un voyage seul, à pied, jusqu’en Algérie en 1950, sa vie bascule. Hôpitaux psychiatriques, prison, dérives éthyliques. Gravement blessé au cours d’une rixe, invalide, il fait un long séjour à l’hôpital, puis à la clinique de La Borde où il ne cessera de revenir et restera de 1985 à sa mort, en juin 99. Son œuvre musicale est presque entièrement perdue.

Le livre est ainsi présenté (et je sens que je ne vais pas tarder à le commander) :

Paris 1960, du vendredi au lundi de Pâques. Jacques Besse, sans logis, le ventre vide, déambule de Montparnasse aux Buttes-Chaumont, d’Austerlitz­ à Sébastopol, passant et repassant par Singe-des-Prés, le cœur de la ville. Marcheur halluciné, insomniaque et fragile, il sillonne les rues et nous entraîne sur un rythme cassé, heurté. À la fois acteur et spectateur de ce parcours que « ses fiancées » viennent hanter, il est comme ivre de son texte à mesure qu’il le vit, sa faim nous tenaille, vraie faim d’amour et de reconnaissance.

« J’entre à Singe-des-Prés comme un hareng défaille. Il y a péché dans les œufs si cette chaleur qui me prend le cœur est contredite. Je m’enfouis dans les rues au sud de la Seine. Quartier des Beaux-Arts. Pas un franc. J’ai affreusement soif et rien à foultre. J’y découvre au hasard un ancien ami, il est bourgeois mais bon artiste. « Bonjour. Tu n’aurais pas cent balles ? » Il a peur, ce salaud, mais me les lâche. J’ai cent francs et cherche voluptueusement un zinc. »
La musique de Besse n'est pas complètement perdue, on peut l'entendre par exemple dans le film d'Alain Resnais sur Van Gogh, que l'on peut heureusement revoir sur You Tube :


Et c'est Jacques Besse qui compose également la musique de Un monsieur me suit dans la rue, interprété par Barbara :

 

Le cœur a ses mystères :
Je m’suis prise de passion
Pour un homme, un gangster,
Qu’a de la conversation ;
Et quand je vais chez lui,
Je dois faire attention.
Je sais qu’on le poursuit
Pour le mettre en prison.

mardi 11 février 2025

Chien de printemps

Le 1er février, je m'attardais sur hasard et destin, dernier chapitre de l'essai d’Étienne Klein, Courts-circuits, avec cette étonnante anecdote autour de son nouvel appartement près de la place Denfert-Rochereau, donnant lieu à de troublantes coïncidences entre son propre ouvrage sur le physicien italien Ettore Majorana et Chien de printemps de Patrick Modiano. N'ayant lu ni l'un ni l'autre, je les commandai sur le net, chez Momox, pour être précis. Le 6 février, je les recevais et les dévorais séance tenante dans l'après-midi. Je commençai par le plus court, le Modiano, cent vingt pages à la typographie peu serrée. Et je l'ai lu avec ferveur, comme tous les Modiano, m'attendant à quelque résonance, l'espérant secrètement.

La quatrième de couverture de ce roman publié en 1993 est celle-ci : "Il faut croire que parfois notre mémoire connaît un processus analogue à celui des photos Polaroïd. Pendant près de trente ans, je n'ai guère pensé à Jansen. Nos rencontres avaient eu lieu dans un laps de temps très court. Il a quitté la France au mois de juin 1964, et j'écris ces lignes en avril 1992. Je n'ai jamais eu de nouvelles de lui et j'ignore s'il est mort ou vivant. Son souvenir était resté en hibernation et voilà qu'il resurgit au début de ce printemps 1992. Est-ce parce que j'ai retrouvé la photo de mon amie et moi, au dos de laquelle un tampon aux lettres bleues indique : Photo Jansen. Reproduction interdite? Ou bien pour la simple raison que les printemps se ressemblent ? "

A la fin de ma lecture, mon espérance avait semblé vaine. Aucune saisissante coïncidence n'avait surgi, mais je n'en concevais pas de déception : le voyage, encore une fois, dans les brèches d'un temps révolu, avait été subtil et attachant. Tout de même, il me faut mentionner un passage qui me laissa rêveur. C'est page 76 : "Jansen m'avait parlé à plusieurs reprises des Meyendorff. Il les avait beaucoup fréquentés après les disparitions de Robert Capa et de Colette Laurent. Mme de Meyendorff était une adepte des sciences occultes et du spiritisme. Le docteur de Meyendorff - j'ai retrouvé la carte de visite qu'il m'avait donnée à l'occasion de ce "pot d'adieu" : Docteur Henri de Meyendorff, 12 rue Ribéra, Paris XVIe, Auteuil 28-15, et Le Moulin, à Fossombrone (Seine-et-Marne) - occupait ses loisirs  à l'étude de la Grèce ancienne et avait écrit un petit ouvrage consacré au mythe d'Orphée." Et Modiano n'hésite pas à citer l'ouvrage en note de bas de page. Sauf qu'Henri de Meyendorff n'existe pas, et le livre non plus. En revanche, il existe bien une famille von Meyendorff, d'origine germano-balte, intégrée à la noblesse russe, et émigrée après la révolution d'Octobre. Dont l'un des membres, Jean Meyendorff, théologien orthodoxe, a bel et bien écrit de nombreux ouvrages sur la spiritualité byzantine, en particulier sur Grégoire Palamas, mort à Thessalonique en 1359. Et l'on peut citer aussi Irène Von Meyendorff (1916 - 2001), actrice allemande dont le dernier rôle fut dans Mayerling, de Terence Young (1968), avec Omar Sharif, Catherine Deneuve, Ava Gardner et James Mason.


Ah, Catherine Deneuve...  Patrick Modiano la rencontra en mai 1997 lors d'une interview croisée organisée par Frédéric Bonnaud (Modiano était alors membre du jury du festival de Cannes). A cette occasion, il fit  à Deneuve cette confidence : "C’est pour ça qu’une actrice me touche quand il n’y a rien de théâtral chez elle. Peut-être parce que quand on écrit des romans... Le théâtre est quelque chose d’étranger au roman alors que le cinéma est très proche... Par exemple, votre voix n’a rien de théâtral, c’est une voix de cinéma. Le théâtre est magnifique quand on le lit mais quand on le voit, les voix sont toujours portées alors qu’au cinéma on peut chuchoter, comme dans un roman. Le cinéma est comme un frère du roman."


 

On ne peut pas oublier non plus que la mère de Patrick Modiano était actrice. Elle se nommait Luisa Colpeyn. J'emprunte ce qui suit au mémoire de Carine Duvillé, Errance et Mémoire : Paris et sa topographie chez Patrick Modiano, repris dans l'excellent dictionnaire Patrick Modiano, de Bernard Obadia

"Que sait-on de Luiza Colpeyn ? Née à Anvers en 1921 ( erreur, elle est née le 24 février 1918) dans une modeste famille de dockers, la jeune fille rêve à dix-huit ans d’être comédienne. Modiano résume dans le chapitre IV de Livret de famille son itinéraire, de ses débuts professionnels à l’invasion de la Wehrmacht en 1940, puis sa rencontre avec son père, jusque cette soirée de mai 1945, accoudée au balcon du 15 quai de Conti, elle est présentée enceinte de Patrick qui naîtra en juillet. L’auteur nous livre la vérité dans cet extrait, restant à la surface des choses pour s’interdire de fabuler. Nous ne saurons rien de ses états d’âme, mais nous apprendrons les grands axes de sa vie : elle débarque à Paris pour signer un contrat, peut-être la chance de sa vie, avec deux producteurs de cinéma, mais la guerre empêchera la concrétisation de ce projet.
A la fin d’une journée de 1942, par un crépuscule aussi doux que celui d’aujourd’hui, un vélo-taxi s’arrête, en bas, dans le renfoncement du quai de Conti, qui sépare la monnaie et l’institut. Une jeune fille descend du vélo-taxi. C’est ma mère. Elle vient d’arriver à Paris par le train de Belgique.
A Paris, elle trouve, grâce à des amis et à sa langue maternelle, un travail de traductrice pour une firme de cinéma allemand, la Continental. Elle rencontre Albert Modiano fin 1942, ignorant au départ qu’il est juif et se cache. Ils s’installent ensemble au 15 quai de Conti en hiver de la même année et se marieront en 1944 à Megève, en Suisse. Certainement caché, le père signe sous un faux nom, donc le mariage n’aura aucune valeur légale : Luiza Colpeyn ne s’appellera jamais Modiano. (Tout comme Ingrid ne s’appelle pas Rigaud…)
A la libération, Patrick vient au monde et Luiza se lance à nouveau dans une carrière de comédienne. Très intégrée au milieu Saint-Germain-des-Prés dans les années cinquante de l’existentialisme et du jazz, elle reste pour son fils irrémédiablement attachée à la Rive Gauche et au quartier Latin. Bien qu’elle soit absente de la quasi-totalité de l’œuvre, elle semble parfois reliée par de petits fils invisibles aux personnages féminins de ses romans.
Modiano aura un petit frère, Rudy, né en 1947, qui mourra dix ans plus tard d’une leucémie : il appartiendra pour toujours au monde de l’enfance, symbolisant l’Eden perdu d’un bonheur familial. C’est après sa mort que tout bascule : Luiza s’investira de plus en plus dans sa carrière professionnelle, sans cesse en tournée en Province et à l’étranger, et le père, affairiste, est résolument absent. C’est pour le jeune Modiano le début des pensionnats, des longues soirées d’angoisse dans les dortoirs du collège, de la solitude aussi. Autant de thèmes qui trouveront naturellement leur place dans l’œuvre de l’écrivain, marquée par le motif de l’absence : un petit frère disparu, une mère instable, toujours en tournée, un père mystérieux, toujours en cavale, qui disparaît complètement de la vie du jeune homme alors qu’il n’a que vingt ans."

Luisa Colpeyn en 1958, photo dédicacée extraite d'un programme des tournées Baret

Petit détail loin d'être anodin : Luisa Colpeyn (Louisa Colpijn) est née à Anvers. Or, Francis Jansen, le photographe du livre, personnage aussi fictif qu'Henri de Meyendorff, est sensé lui aussi être né à Anvers. Ce n'est pas le seul. Au fameux "pot d'adieu" évoqué dans le passage de la page 76, il est précisé quelques pages plus tôt qu'un autre couple d'une cinquantaine d'années était présent, ainsi que Jacques Besse et Eugène Deckers, "auxquels j'avais répondu à plusieurs reprises au téléphone, en l'absence de Jansen." Eux aussi ont droit à des notes de bas de page. Je m'attendais à de pures et simples inventions. Eh bien, pas du tout... "Jacques Besse avait été un musicien talentueux dans sa jeunesse", écrit Modiano. Et c'est parfaitement exact : né en 1921 à Paris 9ème, il a composé la musique de la pièce Les Mouches de Jean-Paul Sartre, mais aussi, comme le signale l'écrivain, celle du film  Dédée d'Anvers. Anvers, comme par hasard... (Le rôle de la prostituée Dédée était tenu par Simone Signoret). Modiano écrit, toujours en note de bas de page : "Les dernières adresses que j'ai pu retrouver de lui sont : (...), et Château de la Chesnaie, Chailles (Loir-et-Cher), tél : 27." Ici, il mélange le vrai et le faux, car Jacques Besse est bien mort dans le Loir-et-Cher, mais pas au château de La Chesnaie, non, à la clinique de La Borde, à Cour-Cheverny, établissement dirigé par le docteur Jean Oury. Jacques Besse, invalide à la suite d'une bagarre et atteint de troubles psychiatriques, y a passé les dernières années de sa vie.*

Voyons maintenant Eugène Deckers, dont Modiano écrit qu'il "consacrait ses loisirs à la peinture et avait aménagé un immense grenier dans l'île Saint-Louis." En réalité, c'est un acteur belge né le 23 octobre 1913 à Anvers... Il fit toute sa carrière principalement en Angleterre. Quatre films en 1947 puis Les Guerriers dans l'ombre, de Charles Crichton, en 1948 (où il joue avec Robert Beatty et Simone Signoret, encore elle).

Eugene Deckers dans Drame dans un miroir (1960), de Richard Fleisher, avec Orson Welles et Juliette Gréco
 

Modiano écrit : "Eugène Deckers a fait plusieurs expositions. Il est mort à Paris en 1977. Son adresse était : 25, quai d'Anjou, Paris." Une nouvelle fois, je pensais que c'était un mixte de vérité et de fiction. La notice Wikipedia stipulait bien que Deckers était mort à Paris en 1977, mais ne mentionnait aucunement une quelconque activité de peintre. Comme il y avait un lien vers son acte de décès, j'y suis allé voir et surprise, les renseignements donnés par Modiano sont tout à fait exacts ! 


Deckers est désigné non comme acteur mais comme artiste peintre, domicilié bel et bien 25 quai d'Anjou. Il faut croire qu'après son dernier film, signalé en 1969, il avait troqué les plateaux contre des pinceaux. Une autre curiosité : son antépénultième film, tourné en 1967, est Hell is empty (L'enfer est vide), de John Ainsworth et Bernard Knowles, film britanno-tchécoslovaque, et dernier film de Martine Carol (le tournage fut interrompu par sa disparition - crise cardiaque dans sa chambre d'hôtel à Monte Carlo). Dans la distribution, on retrouve aussi une certaine Irène Von Meyendorff...

Pour conclure, parlons peinture une dernière fois. Le domicile des Meyendorff était sensé être 12 rue Ribéra. La rue existe, pas de problème, dans le XVIe arrondissement. Je me suis demandé si elle portait ce nom en souvenir du peintre  José de Ribera, et c'est bien le cas.

Il se trouve que nous avons visité le mois dernier, au Petit Palais, l'exposition "Ribera : ténèbres et lumière", la première rétrospective française jamais consacrée au peintre espagnol, qui fit l'essentiel de sa carrière en Italie. Magnifique (mais je continue d'être surpris par la violence des tableaux, qui abondent en scènes cruelles, tortures, souffrances et martyres en tout genre, comme celui de saint Barthélémy ci-dessous, où l'écorchement à vif est traité sans ménagement).

Martyre de saint Barthélemy, vers 1616, collégiale d'Osuna

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* Agnès Berthomeu, psychologue et linguiste qui a travaillé de 1969 à 1989 à la clinique de La Borde, évoque Jacques Besse dans son texte MÉTAMORPHOSES ou la « Grille des ateliers » à La Borde

"Tout en travaillant à Paris, j’avais pris l’habitude d’aller régulièrement à La Borde, avec des amis. Nous nous entassions dans de petites voitures et logions à La Borde à la cloche de bois, un peu partout, dans les combles, les bureaux, la « cabane des stagiaires ». Je participais à la chorale et chantais les chansons de Jacques Besse qui nous accompagnait au piano, et j’organisais des petits spectacles pour les fêtes, à Noël, etc. Et j’ai commencé à travailler à plein temps à La Borde, pour y faire du théâtre comme j’avais commencé à le faire lors de mes visites." (C'est moi qui souligne)

Jacques Besse est donné  en note de bas de page comme un  "compositeur exceptionnel (auteur de nombreuses musiques de films) et poète : La Grande Pâque (1971), L’œil entr’ouvert (1973). Cf. Revue de Psychothérapie Institutionnelle, n° 2, 1988 ; Cahiers de l’Expo Arts et Folie, Centre Pompidou, 1999 ; Extraits de La Grande Pâque présentés par Agnès Bertomeu (1999). Jacques Besse avait
créé plusieurs chansons à La Borde (entre autres « Gloire à l’Ananalitron ») ainsi qu’un feuilleton radiophonique. La presque totalité de son œuvre écrite et musicale a été perdue, semée à tous vents."


jeudi 6 février 2025

Le Crépuscule du soir

 


J'ai évoqué plusieurs fois dans ces pages les visites que je fais à la Centrale de Saint-Maur (par exemple ici), ces rencontres avec des détenus dans le cadre du dispositif Lire pour en sortir. Et j'ai le plaisir de vous convier à écouter, si le cœur vous en dit, cette émission "Autour de la nuit", programme d'archives préparé justement par des détenus de la prison de Saint-Maur et proposé par Albane Penaranda dans le cadre du 40e anniversaire des "Nuits de France Culture". "On y entend parler de poésie, de noctambules, de monstres, d'éclipses jusqu'à la magie de l'aube." Le troisième épisode de l’émission, diffusée le dimanche 2 février, est présenté par Frédéric, l'un des deux détenus auxquels je suis rattaché, opérateur au Studio du Temps, dirigé par Nicolas Frize.


lundi 3 février 2025

Saint Blaise, au-delà de l'humain

Je viens de terminer un grand livre d'anthropologie, Attachements, de Charles Stépanoff, sous-titré Enquête sur nos liens au-delà de l'humain, publié aux éditions La Découverte en septembre 2024. Je dis "un grand livre" parce qu'il nous permet une avancée majeure dans notre compréhension du monde et de nous-mêmes en tant qu'espèce vivant dans ce monde. L'enquête, qui s'appuie sur les propres recherches de terrain de Stépanoff en Sibérie et en France ainsi que sur une large bibliographie, remet en question nombre de thèses classiques, en particulier sur le phénomène de la domestication. Il n'est pas question ici de la résumer, mais d'éclairer ses apports en les mettant en relation avec un autre ouvrage lu récemment, qui m'a également passionné, pas un essai d'anthropologie, non, mais plutôt un journal de bord, celui tenu en 2023 par François Cassingena-Trévedy, qui a choisi de venir vivre dans le Cantal après des décennies de vie monacale à l'abbaye bénédictine de Ligugé. Livre qui a pour titre Paysan de Dieu, et publié chez Albin Michel également en 2024.


Le grand mérite de Stépanoff, j'y reviens, c'est de renverser certaines conceptions fort peu discutées. Ainsi affirme-t-il très tranquillement que l'on se trompe profondément quand on dit que les modernes n'ont plus de liens sociaux ou affectifs avec le milieu vivant, qu'ils en sont "déconnectés". "Bien au contraire, dit-il, ils n'ont que ceux-là. Ils multiplient les attitudes de soin envers les êtres vivants qui les entourent et se gardent de les exploiter : ils ne mangent pas les pigeons, ne se confectionnent pas de vêtements à partir de la fourrure de leurs chiens, n'abattent pas les platanes des rues pour en faire un bon feu, ni ne boivent l'eau des rivières. Ils ont donc peu ou pas de rapport métabolique avec leur milieu environnant puisque celui-ci ne contribue pas à assurer leurs besoins énergétiques pour se nourrir et se chauffer." (p. 11, c'est moi qui souligne) Cette notion de rapport métabolique au milieu est fondamentale, et c'est la première chose qu'il faut bien comprendre pour saisir la suite : "Nos conditions modernes d'existence séparent donc les rapports affectifs et les rapports métaboliques au monde : nous traitons avec empathie et soin notre milieu immédiat, tandis que notre approvisionnement est assuré par des territoires distants soumis à une exploitation extractiviste. Une telle situation n'est pas seulement rare dans l'histoire humaine, elle est sans pareille dans l'histoire de la vie, car tout organisme dépend de la qualité de ses liens avec son milieu environnant. "(p. 11)

Cette rupture moderne, nous la vivons tous, mais il existe tout de même certains territoires où elle n'est pas encore complètement entérinée, où quelque chose de l'ancien rapport au monde est encore présent, et c'est par exemple cette campagne d'Auvergne où François Cassingena-Trévedy (que j'abrègerai désormais en FCT) s'est retiré : "Saint-Blaise, qui est le troisième jour de février - Par la route encombrée de neige, je suis allé bénir le sel qui fait du bien aux bêtes et aux hommes. Et j'ai dit aux paysans de marquer en leur mémoire que le sel a trois œuvres qui n'en font qu'une : il relève, il révèle et il réveille le goût. Et je leur ai dit de devenir cela même qu'ils présentaient à la bénédiction." (p. 22)

Frère François Cassingena-Trévedy

Et certes le sel n'est pas extrait sur place, il vient d'ailleurs, et depuis longtemps, mais les paysans qu'évoque FCT ne dépendent pas uniquement des circuits d'approvisionnement extérieurs. La plupart entretiennent, comme lui d'ailleurs, un jardin ; on tue encore un cochon à la "mauvaise" saison ; on cueille les champignons, on ramasse les fruits, on produit du fromage et maintient des basse-cours. Autrement dit, le paysan du Cézallier est en connexion avec un nombre assez important de plantes et d'animaux de son milieu (de la même manière d'ailleurs qu'un paysan berrichon comme mon père et mes grands-parents qui vivaient de polyculture et d'élevage). Stépanoff appelle réseaux denses "ces attaches multifibres liant des populations humaines avec leur milieu nourricier local". A l'inverse, "dans le mode de vie urbain, les rapports aux espèces environnantes sont peu nombreux et ne comportent généralement pas de dimension utilitaire. Nous désignerons sous le nom de réseaux étalés  ces connexions simplifiées et distantes propres aux groupes humains dont l'essentiel de l'approvisionnement provient d'autres zones que leur propre habitat." (p. 12-13)

Cette opposition est illustrée dans le livre par ce schéma (les Tozhu sont un groupe de chasseurs-cueilleurs qui nomadisent dans la taïga en compagnie de rennes domestiques peu nombreux principalement utilisés pour le transport) :

 

Bon, mais certains se récrieront sans doute devant cette bénédiction du sel administrée par FCT. Ne voilà-t-il pas une pratique archaïque, rétrograde, irrationnelle, dont on ne voit pas en quoi il serait bon d'assurer la survivance ? N'y a-t-il pas, en outre, une sorte de paradoxe, voire de scandale, à ce que ce rituel soit mené par un normalien, docteur en théologie, traducteur de Virgile et des Pères de l'église syriaque, autrement dit qu'un intellectuel de haute volée prête la main à ce que d'aucuns qualifieront de pratique obscurantiste ? 

Il est à parier que, parmi ces critiques, beaucoup ne verront rien de mal à tel ou tel rituel des peuples sibériens, et n'invoqueront pas l'obscurantisme alors même que rien ne vient en profondeur les différencier de la cérémonie cantalienne. Stépanoff montre en effet, en s'appuyant sur l'ethnographie des XIXe et XXème siècles, que les cosmologies paysannes occidentales sont étonnamment proches des cosmologies sibériennes. Il faut pour cela renverser une autre opinion largement répandue selon quoi le rapport des humains à leur environnement serait largement dépendant de leurs croyances religieuses. Conception soutenue par l'historien Lynn White selon qui le christianisme anthropocentré porte les gènes de l’accaparement et de la destruction de la planète, lors d'une conférence  prononcée le 26 décembre 1966 à Washington, devant l’assemblée annuelle de l’American Association for the Advancement of Science. Conférence, reprise dans un article devenu célèbre, par la revue Science en mars 1967. 

Lynn White avance que le texte de la Genèse justifie le comportement prédateur et exploiteur de l'homme vis-à-vis de la Nature. Verset 1, 26 : «Puis Dieu dit : faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. […] Dieu créa l'homme et la femme. […] Et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.» Le texte biblique introduit une vision du monde en rupture complète avec l'animisme païen : alors que dans l'Antiquité, chaque arbre, chaque source, chaque colline avait son propre genius loci, son gardien spirituel, le christianisme aurait désacralisé le monde et permis l'exploitation sans retenue des objets naturels.

"Pourtant, objecte Charles Stépanoff, le peuple hébreu, dont le texte de la Genèse est issu, n'est pas connu pour avoir infligé des dévastations écologiques à la Méditerranée antique. On connait en revanche l'ampleur des déprédations  causées par les Empires égyptien et romain, tout polythéistes qu'ils fussent (...). Il faut se défier d'interprétations idéalistes qui accordent une force causale mécanique aux croyances. Il faut plus encore se garder de théories conférant aux textes théologiques un pouvoir déterminant sur les représentations et les pratiques humaines." (p. 275-276)

Isaak van Oosten, Le Paradis terrestre, v. 1630-1660, Musée des Beaux-Arts de Rennes.

Les historiens, poursuit-il, s'appuient sur les textes érudits de théologiens et de savants, mais que nous disent-ils de la vision du monde de l'immense majorité des gens qui ne savaient ni lire ni écrire ? "On ne peut pas présumer que les idées d'un Irénée de Lyon, d'un Thomas d'Aquin ou d'un Descartes étaient connues et suivies de tous leurs contemporains." (p. 276)

Je continuerai cette réflexion dans un prochain article. Finissons temporairement sur cet autre passage de FCT, qui donne matière à méditation :

"A l'envi, je me suis environné de terre, de pierre, de bois, de cuivre, de cuir, de laine. Tout cela m'est passé en habitation, en habitude, en habit, tout cela, mes mains le savent. Tout cela appartient au même statut, au même monde, au même âge. Transfuge aristocratique de la modernité, j'aspire à pleine vie l'esprit de ces matières." (p. 24)

samedi 1 février 2025

Il ne faut jamais éclaircir le mystère

Le dernier chapitre du Courts-circuits d’Étienne Klein interroge deux concepts qui ne cessent de traverser Alluvions : il a pour titre Hasard et destin. Mais c'est surtout le hasard qui est sur la brèche, avec sa pluralité de sens. Klein le qualifie de mystérieux personnage dont il est désireux de cerner la véritable identité. Il livre ensuite une anecdote personnelle, située en octobre 2013. Ce mois-là, il emménage dans l'appartement qu'il occupe encore aujourd'hui, un atelier d'artiste près de la place Denfert-Rochereau pour lequel il eut le coup de foudre à la première visite, à tel point qu'il signa le bail sans même le lire, quelques minutes après avoir franchi la porte d'entrée.

Le jour-même de son installation, il dut s'absenter quelques heures pour faire le service de presse de son dernier ouvrage, En cherchant Majorana, biographie d'Ettore Majorana, génial physicien italien qui disparut en mars 1938, à l'âge de 31 ans, sans qu'on sache s'il s'était suicidé ou avait choisi de s'exiler ou de se retirer dans un couvent. Le mystère est encore entier, et Étienne Klein avait tenté de "retrouver son fantôme résiduel" en se rendant "dans les villes où il avait vécu ou simplement séjourné - Catane, Rome, Pise, Naples, Palerme - avec l'espoir que ces lieux auraient conservé, par un effet d'hystérésis*, un halo différé mais perceptible de sa présence."


 Il est intéressant de voir que cette recherche d'un physicien sur la vie d'un autre physicien présente des aspects fort peu scientifiques. Klein d'ailleurs ne s'en défend pas, écrivant que sa quête, "à la limite de l'obsession, avait été de type modianesque." Là, je tends plus que jamais l'oreille, Patrick Modiano ayant été très souvent étudié en ces pages. Klein affirme que ses déambulations sur les traces de Majorana "furent des promenades géographiques à l'intérieur d'un palimpseste : différentes couches de réalité, spatialement confondues mais temporellement séparées, entremêlaient le temps qui passe et celui qui ne passe pas, les archives et les songes, les points de repère et les hypothèses, l'exploration et l'introspection."

Cette description n'était pas si éloignée de ma propre expérience, telle qu'elle s'exprimait par exemple, en novembre 2012, avec la lecture de Dora Bruder. Je recopie ici ce que j'écrivais alors :

"Depuis que Modiano a surgi dans mon paysage mental, avec le vide, avec Norwich, avec Sebald, j'éprouve pour lui quelque chose comme une grande tendresse, alors j'achète régulièrement un de ces courts volumes qui me donnent l'impression de reprendre une promenade habituelle avec un ami, d'arpenter ensemble une nouvelle fois des rues, des quartiers, des hôtels, des gares, en évoquant des anecdotes, des énigmes, en soulevant des questions qui restent souvent sans réponse. C'est ainsi que j'ai lu Pedigree, formidable et douloureuse chronique du désamour paternel, et, la semaine dernière, Dora Bruder. C'est Jean-Claude, l'enquêteur michonien, qui m'avait aiguillé sur le livre, en me citant le passage où Modiano est troublé par un épisode des Misérables : Jean Valjean et Cosette, fuyant Javert, se réfugient dans un couvent au 62 de la rue du Petit Picpus, la même adresse que le pensionnat du Saint-Coeur-de-Marie où était Dora Bruder, une jeune fille juive qui disparut comme tant d'autres à Auschwitz.

Jean-Claude arrêtait sa citation sur la citation même de Hugo par Modiano (Moro citant Modiano citant Hugo, il y a quelque chose de vertigineux dans cette cascade) :

Nous n'avons pu passer devant cette maison extraordinaire, inconnue, obscure, sans y entrer et sans y faire entrer les esprits qui nous accompagnent et qui nous écoutent raconter, pour l'utilité de quelques-uns peut-être, l'histoire mélancolique de Jean Valjean.

Ayant maintenant le livre en main, c'est le paragraphe qui suit immédiatement qui m'a interpellé :
Comme beaucoup d'autres avant moi, je crois aux coïncidences et quelquefois à un don de voyance chez les romanciers - le mot "don" n'étant pas le terme exact, parce qu'il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier : les efforts d'imagination nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de détail - et cela de manière obsessionnelle - pour ne pas perdre le fil et se laisser à aller à la paresse -, toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions "concernant des événements passés ou futurs", comme l'écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique "voyance"."

Les coïncidences, voilà ce qui apparaît précisément dans la suite du récit d’Étienne Klein. "Hasard ou destin, dit-il, le lendemain de mon installation dans mon nouvel antre, j'étais attendu en Italie, à Turin, pour y prononcer la conférence inaugurale d'un colloque consacré à cet "effrayant génie", comme eût dit Chateaubriand." Or, il croise au sortir de l'immeuble une femme du nom d'Alladine Lacroix, qui se présente comme habitant au dernier étage, et qui lui remet, voyant qu'il était pressé, un livre de poche en lui disant : "Tenez, c'est pour vous. Ce roman devrait vous intéresser. Il traite de l'archéologie de la mémoire. Vous m'en direz des nouvelles." Il s'agissait de Chien de printemps de Patrick Modiano... Klein file à la gare de Lyon, bouquin en poche. Qu'il entame dans le train, après avoir travaillé sur sa conférence : "Et, dès les premières pages, je compris. Le personnage principal, un photographe nommé Francis Jansen, habitait l'appartement dans lequel je venais d'emménager !"


Captivé par sa lecture, l'auteur oublie de descendre à Turin et se retrouve à Milan (la conférence d'ouverture se commua en discours de clôture). Son trouble ne venait pas que de la simple mention de l'appartement :

"Chien de printemps raconte très exactement - incroyable coïncidence - la superposition de deux histoires très semblables à celles que développe En cherchant Majorana. D'une part celle de Francis Jansen, un homme qui, tout comme Majorana, "parlait peu", et qui lui aussi choisit de disparaître "après avoir subi une cassure dans sa vie", sans laisser de traces ni indiquer d'adresse . d'autre part, celle du narrateur à la poursuite du spectre de ce personnage qui le fascine, quête aussi vaine qu'obstinée, avec pour résultat qu'il finira par croire, les deux histoires s'entrelaçant, qu'ils sont une seule et même personne. (...) 

Ces résonances m'apparurent d'autant plus stupéfiantes qu'Alladine ne pouvait les soupçonner lors de notre première rencontre, ignorant tout de moi - hormis peut-être le fait que j'écris - et de l'existence de mon livre, pas encore annoncé et encore moins publié. S'agissait-il d'un simple hasard ? D'une secrète combinaison spatio-temporelle ourdie par quelque démiurge bien attentionné ? Cet appartement du XIVe arrondissement m'était-il prédestiné par l'effet d'une intrication entre Chien de printemps et En cherchant Majorana, laquelle, sans que j'en aie conscience, m'aurait poussé à le visiter  puis à le choisir ? "

La suite est une réflexion sur le hasard, qui passe en revue les principales conceptions qui s'y rattachent. Par exemple, celle, bien connue, du mathématicien Antoine-Augustin Cournot qui, au XIXe siècle, affirme que le "hasard" ne serait que le croisement  de deux séries causales indépendantes. Et donne quelques exemples "pour éclaircir et fixer cette notion fondamentale" : 

"Il prend au bourgeois de Paris la fantaisie de faire une partie de campagne, et il monte sur un chemin de fer pour se rendre à sa destination. Le train éprouve un accident dont le pauvre voyageur est la victime, et la victime fortuite, car les causes qui ont amené l’accident ne tiennent pas à la présence de ce voyageur : elles auraient eu leur cours de la même manière lors même que le voyageur se serait déterminé, par suite d’autres influences, ou de changements survenus dans son monde, à lui, à prendre une autre route ou à attendre un autre train."

"Appliqué à mon cas, poursuit Etienne Klein, il faudrait que je considère que j'ai suivi mon parcours, Patrick Modiano le sien, et que, par l'entremise de nos ouvrages respectifs, nos deux séries causales ont fini par se croiser un jour d'octobre 2013 à deux pas de la place Denfert-Rochereau." Il considère néanmoins que, malgré un certain pouvoir de conviction, la conception de Cournot "reste peut-être un peu simpliste sur le plan épistémologique". Chaque événement, qu'on le croit "hasardeux" ou non, est lui-même au croisement d'un nombre indéfini de lignes ou de séries causales. "Dans l'exemple choisi par Cournot, le voyageur n'a pas seulement pris le train, il a choisi un certain horaire, s'est installé dans tel wagon, et non pas dans tel autre, pour telle ou telle raison, s'est assis à cette place et pas à cette autre, de sorte que l'explication du hasard proposée par Cournot devient vite proliférante. Mon atterrissage dans mon appartement ? Le résultat d'un improbable imbroglio de suites causales inextricables, dont je serais incapable de faire l'inventaire..."

Ceci m'a rappelé ce poème en prose, Les pleureuses d'Antarctique, mis en ligne le 8 octobre 2010, mais qui fut écrit en 2003, et dont le souvenir me fut rappelé tout récemment parce qu'un ou plusieurs visiteurs du blog l'avaient, à ma grande surprise, consulté (à moins que ce ne fut un des bots qui arpentent régulièrement le web).

"Elles me contactèrent en septembre : elles avaient entendu parler de mes sanglots (à l'époque, j'en modulais de fort longs qui m'attiraient un public fervent et fidèle). Nous nous accordâmes en tous points : le contrat courrait jusqu'au sixième solstice, treizième lune comprise. La tournée fut mémorable, nous inondâmes de larmes plusieurs bourgades jusque là mal desservies par le malheur. On nous prédisait un avenir brillant ; les grandes métropoles nous réclamaient à cors et à cris. Et puis il y eut cet incident stupide.

L'incident stupide


Nul n'aurait pu le prédire. Plusieurs chaînes causales avaient fait le chemin pour lui. En toute inconscience des effets désastreux de leur rencontre tout à fait fortuite. Personne n'avait tiré la sonnette d'alarme. Quand il me fut donné de pouvoir le faire, ce fut en pure perte : l'irréparable avait eu lieu."

Bref, nous ne trancherons pas sur la question du hasard, pas plus qu’Étienne Klein. Qui conclut en déclarant que faute de le savoir, il se résout à faire sienne cette recommandation de Patrick Modiano : "Il ne faut jamais éclaircir le mystère."

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* Hystérésis : PHYS. Persistance d'un phénomène quand cesse la cause qui l'a produit. Cycle d'hystérésis. Hystérésis mécanique. − Phénomène qui consiste en ce fait que la couche caractéristique obtenue en déchargeant une fibre, etc., préalablement étirée en deçà de sa limite élastique, ne se confond pas avec celle correspondant à la charge. On constate une sorte de « retard » dans la contraction (Thiébaut, Fabric. tissus,1961, p. 89).

mercredi 29 janvier 2025

Leo, Albert et la guerre du froid

Mardi 14 janvier, les vingt ans de ma fille Violette. Ce jour-là, je passe à la librairie Arcanes dont je ressors plus lourd de quatre nouveaux livres. Je fais l'impasse ici sur deux d'entre eux (dont j'aurai à reparler) ; intéressons-nous aux deux autres, les deux au format poche : Courts-circuits d’Étienne Klein, et Manhattan Project de Stefano Massini (tous les deux édités en 2023). C'est par celui-ci que j'ai commencé. J'avais emprunté à la médiathèque récemment un opus précédent, beaucoup plus long, Les frères Lehman, mais je n'avais pas eu le temps de le finir, embringué que j'étais dans d'autres lectures. Mais j'avais été intrigué, et même déjà captivé par la forme, un roman en vers libres, volontiers litanique. Cette forme, je la retrouvais avec Manhattan Project, et puis, d'emblée, c'est une autre vieille connaissance que je retrouvais : Leo Szilard, le physicien hongrois déjà à l'honneur dans la bande dessinée de Baudoin et Cédric Villani, Les rêveurs lunaires. J'en avais parlé ici en 2015 et 2017.

Le livre est paru dans ce format poche le 9 janvier 2025. Dans le premier article consacré à Szilard, Manhattan, de Woody à Léo, je notai qu'au sortir du film de Woody Allen, Manhattan, j'avais abordé la troisième histoire des Rêveurs lunaires, précisant que si je connaissais Heisenberg et Turing, les deux précédents, j'ignorais tout du troisième, Léo Szilard, le savant juif hongrois. Et j'écrivais avoir été saisi, d'entrée, par la première case :


75 ans plus tard très exactement, un nouvel ouvrage portant "Manhattan" dans son titre fait donc écho à la geste de Leo Szilard. Je me permets de reprendre ici ce que j'écrivais il y a dix ans :

"Neuf janvier 1960, New York. Le jazz, que Woody Allen aime tant (il joue de la clarinette dans un groupe de New Orleans). Albert Camus vient de mourir le 4 janvier dans un accident de voiture, à Villeblevin dans l'Yonne. Leo Szilard, atteint d'un cancer, va subir une radiothérapie, à des doses de cheval (mais c'est lui qui le demande : il a obtenu de pouvoir participer au protocole des soins). Le personnage est passionnant, et je ne veux pas ici reprendre tout ce que Cédric Villani dévoile de sa biographie. Qu'il suffise pour l'instant de signaler qu'il fut le premier humain à concevoir, dès 1933, la possibilité d'une réaction neutronique en chaîne, donc d'une bombe atomique aux possibilités de destruction inouïes, et à comprendre ensuite que le tout nouveau régime nazi était le mieux placé, de par l'avancée de la science de son pays, pour mettre au point cette invention.

C'est ce qui l'amènera en 1939 à demander à Albert Einstein d'adresser une lettre à Franklin Roosevelt, le président américain, pour l'alerter sur le danger et le convaincre d’accélérer la recherche expérimentale sur la réaction en chaîne en Amérique. Lettre signée Einstein mais c'est lui, Léo Szilard, qui en a rédigé le brouillon.
Et c’est en 1942, avec le physicien italien Enrico Fermi, dans le cadre du Projet Manhattan visant donc à doter l’Amérique d’une bombe atomique, qu’il parvient à créer la première réaction en chaîne avec un réacteur utilisant du graphite et de l’uranium.
Lui, pacifiste convaincu, qui s'opposera à l'utilisation de cette bombe, qui condamnera l'horreur d'Hiroshima, mais que les militaires, une fois la bombe réalisée, s'empresseront de mettre sur la touche."


On retrouve Szilard associé à Einstein à la page 19 :

Trente-neuf ans, Leó Szilárd
physicien de renom, Leó Szilárd
très côté, Leó Szilárd
des publications partout
inventeur notamment
- avec Einstein -
d'un réfrigérateur prodigieux
"oui, tout à fait, illustres confrères : un réfrigérateur 
car la physique doit bien vivre, oui ou non ?
Vous, vous ne mangez pas ?"
mais, surtout spécialiste des particules :
ce qui se cache dans l'infiniment petit
à l'intérieur de la matière
à l'intérieur de l'énergie.

Le même jour, j'ai aussi commencé l'essai d’Étienne Klein (car j'aime souvent lire comme on marche, en balançant le poids du corps d'un côté à l'autre), et voici que dès le premier chapitre, consacré à une réflexion sur la nature de l'intelligence, Einstein apparaît aussi : "Mettre en avant son seul travail théorique, c'est passer sous silence - et par là même déconsidérer - un aspect important de son œuvre : Einstein fut aussi un ingénieur inventif dont les préoccupations se réfractaient dans les mécanismes et les appareils techniques les plus symboliques de son époque. Lui-même déposa plusieurs brevets pour toutes sortes de dispositifs : voltmètres, réfrigérateurs, compteurs électriques, appareils de correction auditive..." (p. 30, c'est moi qui souligne)

On a bien lu réfrigérateurs. Leó Szilárd n'est pas cité, mais c'est bien avec lui qu'Einstein met au point un réfrigérateur à absorption, bruyant et d'ailleurs invendable (dixit Wikipedia) pour Electrolux (brevet américain 1781541 daté du ). En voici le dessin de brevet annoté :

 

Juste un détail amusant, l'histoire de ce réfrigérateur ? Peut-être. Mais, lors de la recherche pour la rédaction de cet article, je suis tombé sur un article fort intéressant d'Aurélie Brayet, La guerre du froid a bien eu lieu..., qui suggère que cet objet technique, qui nous est devenu si familier qu'il est comme transparent à nos yeux, a une histoire tout à fait surprenante : "Négligés par l’histoire des techniques, les objets de la vie domestique et du quotidien sont pourtant des objets techniques omniprésents dans la maison et particulièrement en cuisine. Le réfrigérateur est un de ces objets invisibles. Cet humble « frigo », que nous ne voyons plus, objet d’attentions des constructeurs et de désir pour des millions d’hommes et de femmes dans les années 1950, est un objet technique, culturel et social complexe. Deux systèmes techniques (absorption et compression) ont été au cœur d’une véritable guerre du froid."

Pourquoi se battre pour le froid ? C'est avant tout une histoire économique : "Au cours du XIXe siècle, un véritable besoin en froid imposé par le développement de secteurs industriels nouveaux comme le transport frigorifique de viande sur les océans, le développement des wagons frigorifiques sur rail (Carrière 2010) ou encore l’essor des brasseries, de nouveaux comportements (consommation, conservation, hygiénisme, peur du microbe, etc.) et le déploiement d’une mondialisation de l’approvisionnement alimentaire, poussent les États dans une course à la conquête de nouvelles sources d’approvisionnement en glace naturelle et orientent la recherche scientifique et technique vers le domaine du froid. Durant la majeure partie du XIXe siècle, une guerre (Thévenot 1978, Blain 2006) oppose chercheurs et industriels du monde entier dans la quête de solutions pour améliorer la production artificielle de froid, l’industrialiser et ainsi la diffuser largement à tous. Le froid devient alors, dans ce contexte, un enjeu scientifique et géostratégique pour les grandes puissances.

Deux types de technologies appliquées à la production du froid domestique sont en concurrence dans les années 20 : l’absorption et la compression (fig.1 et 2). Dans les deux cas, les industriels utilisent conjointement un gaz et une source de chaleur pour produire du froid par liquéfaction du gaz frigorifique. Si les réfrigérateurs à compression utilisent des moteurs électriques, les réfrigérateurs à absorption (comme le modèle breveté par Einstein et Szilard), eux, utilisent principalement le gaz comme énergie, mais aussi le butane et le pétrole. 

 

Fig.1. Schéma du fonctionnement du réfrigérateur à absorption (Schéma Aurélie Brayet)

Fig.2. Schéma du fonctionnement du réfrigérateur à compression (Schéma Aurélie Brayet)


Jusque dans les années trente, les deux technologies se partagent le marché domestique. Mais  la compression et l’alimentation électrique vont finir par dominer le marché au point de faire disparaitre l’absorption et l’alimentation au gaz. Ruth Schwartz Cowan a montré que cette suprématie ne relevait pas d'une supériorité technique (le système à absorption fonctionnant au gaz était même plus fiable que son concurrent dans la mesure où l’absence de parties motorisées limitait les risques de panne).

Pour l’auteur, il s’agissait davantage d’une question de pouvoir des compagnies d’électricité et notamment de General Electric (GE) "qui avait développé un réseau efficace de vendeurs, revendeurs, de médiateurs pour commercialiser les produits, mais aussi pour diffuser parmi les ménages américains une culture du frigo électrique. Par ailleurs, le capital de l’entreprise était également assez important pour permettre la création d’une stratégie marketing féroce, originale et offensive : trains showrooms qui sillonnent le pays pour présenter le Monitor Top, présentation du millionième réfrigérateur Monitor Top à la radio par H. Ford en 1931, publicité autour du réfrigérateur offert à Robert Ripley en 1928 pour accompagner l’expédition sous-marine vers le pôle Nord. La stratégie publicitaire vise à starifier le produit en créant des événements qui marquent les esprits, et qui pour certains entreront dans l’histoire. Ainsi le réfrigérateur General Electric est la vedette du premier film publicitaire en Technicolor en 1935. L’appareil invisible de nos cuisines s’affichait alors sur grand écran dans les salles de cinéma !"

 



 
Le réfrigérateur que l’on voit ici date de 1930 et son compresseur posé sur son sommet évoque la tourelle qui surplombait le cuirassé USS Monitor (d’où son nom).

lundi 20 janvier 2025

Snow is falling

Dimanche 12 janvier au soir. La Chambre d'à côté, de Pedro Almodóvar au CGR de Bourges. En version française hélas, mais il n'y avait pas le choix ce jour-là. Je suis presque surpris de n'avoir jamais parlé d'Almodóvar sur ce blog où il est tout de même souvent question de cinéma, car c'est un cinéaste que je suis depuis longtemps. Bon, il faut bien une première et c'est donc aujourd'hui. Ce qui renvoie à une autre question : pourquoi ce film-ci d'Almodóvar provoque-t-il un texte ? Mon propos n'est pas de chroniquer ma vie culturelle, absolument pas : bien des livres lus, bien des films vus n'apparaissent pas en ce lieu, en ce site. Tout simplement parce que leurs contenus ne rencontrent pas les thématiques qui m'occupent, ne croisent pas les fils narratifs qu'il me plaît de tirer. Il y faut à tout le moins une résonance. Et c'est ce que La Chambre d'à côté m'a donné : une résonance.

 

L'affiche pose bien les choses dans sa frontalité. Ingrid (Julianne Moore) et Martha (Tilda Swinton)  ont débuté leur carrière au sein du même magazine. Lorsqu’Ingrid est devenue romancière à succès et Martha, reporter de guerre, leurs chemins se sont séparés. Le film commence dans une librairie de New-York, pendant une séance de dédicace du dernier ouvrage d'Ingrid. Une amie de longue date lui apprend alors que leur amie commune Martha est gravement malade d'un cancer.

A l'hôpital où Ingrid s'est rendue sans tarder, Martha lui déclare être en phase 3 d’un cancer du col de l’utérus. Elle espère encore à cause d'un nouveau protocole de soin. Leur ancienne amitié, que les années avaient comme mise sous le boisseau, resurgit très vite : Ingrid restera au côté de Martha, d'autant plus que sa fille Michelle la délaisse (elle n'a pas connu son père et le métier de Martha l'a conduit à être une mère trop absente). Hélas, le protocole échoue et la survie est maintenant de courte durée. Martha demande alors à Ingrid de l'assister dans sa décision de mettre fin à ses jours en l'accompagnant dans "la chambre d'à côté". 

Impossible pour moi de ne pas repenser à ma jeune sœur Marie, dont les traitements de lutte contre le cancer avaient pareillement échoués, la chimio tout d'abord, puis la récente immunothérapie, dont bénéficia aussi Martha. Son souvenir était central dans deux articles récents, et le film lui-même était sorti le 8 janvier, le lendemain de son anniversaire.

Une autre résonance apparut avec la neige. Le livre que j'ai écrit (toujours inédit à ce jour) autour de Marie a pour titre La neige ne guérit pas de sa blancheur (vers emprunté à Francis Jammes), or les deux femmes regardent, au deuxième jour de leur installation dans une maison d'architecte au nord de New York, The Dead, de John Huston (1987), qui finit avec la neige recouvrant le paysage irlandais (le film se déroule à Dublin le 6 janvier 1904). Il faut d'ailleurs souligner la triple apparition du film (adapté de la nouvelle Les Morts de James Joyce, du recueil Gens de Dublin) : la première fois, c'était juste après avoir fait sa demande à Ingrid, Martha regardant la neige tomber rose sur New York (effet du changement climatique), citait la fin de The Dead, où le narrateur, Gabriel Conroy, parlait aussi de la neige tombant «évanescente, sur tous les vivants et les morts».*

 




La troisième occurrence de la neige se situe à la fin du film, quand  Michelle, la fille de Martha (interprétée aussi par Tilda Swinton), vient la voir dans cette maison qu'elle a choisi pour mourir. Ingrid essaie de dissiper le malentendu qui a brouillé les deux femmes. Au matin, allongée sur un transat, face à la forêt, Michelle se retrouve dans la même position que sa mère, qui s'est éteinte au même endroit. Et la neige tombe sur les deux femmes. Ingrid cite alors une fois encore la fin de The Dead : la neige unit les vivants et les morts.

Les grands transats de la maison font écho à ceux du tableau d'Edward Hopper, Gens au soleil, dont une reproduction est d'ailleurs visible dans un salon.

People in the sun, Edward Hopper, 1960, Huile sur toile, 102,6 x 153,4
Washinghton, Smithsonian American Art Museum

Quand Ingrid découvre Martha morte, dans sa tenue jaune, le plan général, avec ses ombres d'une netteté tranchante, est d'une texture complètement hoppérienne. Son immobilité est saisissante. Je regrette de n'avoir ici que le gros plan sur le visage de Tilda Swinton.


Une autre référence picturale, qui m'avait échappé (bien signalée par Jean-Luc Lacuve, du ciné-club de Caen, toujours précieux), se situe au moment où Martha raconte la mort de Fred, le père de Michelle, qui était parti faire la guerre au Vietnam alors que Martha était enceinte. Traumatisé par ce qu'il avait vécu là-bas, Fred avait fui, épousé une autre femme. Un jour, voyant une maison isolée en flammes, croyant entendre des cris, il s'était précipité à l'intérieur et avait succombé à l'incendie (les pompiers assurèrent ensuite que la maison était vide d'occupants). La femme de Fred s'était écroulée dans l'herbe, impuissante à le retenir. Le plan du film rappelle la toile Christina's world d'Andrew Wyeth (1948).

Christina's World, Andrew Wyeth, 1948, détrempe à l'oeuf sur bois 81.9 x 121.3 cm
New York, Museum of Modern Art.

Ceci ne doit pas donner à penser que le film croule sous les références, et que seule la connaissance de celles-ci permet de l'apprécier. Il n'en est rien. Bien au contraire, ce film, méditation sur la mort, la souffrance, l'amitié est une épure de beauté, où la douleur semble danser avec la couleur, grâce à deux grandes actrices** pleinement complices. Julianne Moore toute en écoute et regard chaleureux et doux, Tilda Swinton, d'une dignité et d'une force remarquables. Revenons à l'affiche, l'une pose ses mains protectrices sur les épaules de l'autre. La symétrie du visuel est seulement rompue par le geste de Tilda, avec son bâton de rouge à lèvres. C'est le geste qu'elle fit avant de mourir, ultime pied de nez à la camarde.

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* On relira avec plaisir ces magnifiques dernières lignes, assurément l'un des plus beaux textes dits au cinéma : "Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale sur toute l'Irlande. Elle tombait sur chaque partie de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le marais d'Allen et, plus loin vers l'ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon. Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière solitaire perché sur la colline où Michael Furey était enterré. Elle s'amoncelait drue sur les croix et les pierres tombales tout de travers, sur les fers de lance du petit portail, sur les épines dépouillées. Son âme se pâmait lentement tandis qu'il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l'univers, et, telle la descente de leur fin dernière, évanescente, tomber sur tous les vivants et les morts."

 Comme la nouvelle de Joyce, le film s'achève sur le mot "dead".  John Huston meurt dans sa maison de Newport quelques semaines après la fin du tournage de The Dead , dans la nuit du 27 au 28 août 1987, à l'âge de 81 ans. 

** Consultant leurs biographies respectives, je fus étonné de découvrir que Julianne Moore était née le 3 décembre 1960, c'est-à-dire cinq jours seulement après moi, et que Tilda Swinton était née le 5 novembre 1960, autrement dit 23 jours avant moi. Me voici littéralement "égocentré" entre les deux stars...