vendredi 16 mai 2025

La langue verte et la cuite (de Jorn à Jung)

Le week-end dernier, eut lieu la seconde session de la résidence à la MJCS de La Châtre autour des Dialogues avec Leuco, adaptation théâtrale de l’œuvre de Cesare Pavese, dans une mise en scène de mon ami Jean-Claude Moreau alias le Doc. Le travail a été mené en collaboration avec le jeune musicien Armand Placet, accordéoniste et percussionniste. Armand et moi étant les deux seuls non-locaux nous avons été hébergés chez le Doc, au Moulin Barbaud, près de Lacs. C'est là qu'il me montra sa dernière acquisition bibliophilique, une édition dédicacée de La langue verte et la cuite, de Noël Arnaud et Asger Jorn, publié par Jean-Jacques Pauvert en 1968.

Le livre (sous-titré Étude gastrophonique sur la marmythologie musiculinaire) apparaît comme une parodie de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit (1964). L'iconographie est remarquable ; sur les images somptueuses en noir et blanc les langues des personnes et des animaux sont mises en couleur.




 

En feuilletant le volume, j'eus la surprise d'y découvrir une sculpture romane de la rotonde de Neuvy Saint-Sépulchre, un riche programme sur lequel j'avais travaillé avec Robin Plackert.

Le personnage est ainsi désigné comme "demeuré et accroupi en minijupe et à perruque glossopilaire".

On peut observer tout à loisir les merveilles de l'ouvrage grâce à Internet Archive, qui le reproduit intégralement.

Sur une table, je vis un peu plus tard, ou peut-être fut-ce le lendemain (cela n'a aucune importance), ce livre de Bruno Latour récemment publié :


 L'éditeur présente ainsi le livre : "Le thème de l'atterrissage a été forgé par Bruno Latour dans un livre publié en 2017, intitulé Où Atterrir ? Comment s'orienter en politique. Avec un collectif de chercheur.es et d'artistes réuni.es autour de lui, il s'est attaché à transformer les intuitions du livre en des pratiques de transformation ou de conversion vers une société de « terrestres ». Le présent ouvrage, Où Atterrir : Guides et pratiques, s'attache à proposer à tout à chacun.e les outils et la pensée déployés dans cette aventure unique." Une partie de cette aventure s'est jouée justement à La Châtre et ses environs, où Bruno Latour est venu à plusieurs reprises animer des ateliers. Le Doc n'a pas manqué cette occasion unique de dialoguer avec l'un des intellectuels les plus importants de notre temps. C'est tellement vrai que la photo de couverture représentant Bruno Latour a été prise lors d'une conversation avec le Doc. La photo d'icelui se trouve à l'intérieur de l'ouvrage. Latour écoute, le Doc parle (avec les mains aussi).


Enfin, il me reste à remercier le Doc, encore lui, pour le beau cadeau qu'il me fit : un exemplaire de Psychologie et Alchimie de Carl Gustav Jung, qu'il tenait de Jean-Pierre Valeix, l'ami prof de français qui était devenu bouquiniste à Argenton.

 

Ce pavé que je n'avais jamais croisé jusque-là enferme aussi des merveilles iconographiques.  

 

mardi 13 mai 2025

La chambre de Mariana

La semaine dernière, nous sommes allés voir La chambre de Mariana, d'Emmanuel Finkiel. Le film se déroule en Ukraine, en 1943. Pour le sauver des rafles meurtrières, une mère juive confie son fils Hugo, 12 ans, à son amie d'enfance, Mariana, une prostituée qui vit dans une maison close à la sortie de la ville. Hugo va vivre caché pendant des mois dans le placard de la chambre de Mariana. Le film est poignant, l'interprétation de Mélanie Thierry (Mariana) et du jeune Artem Kyryk (Hugo) époustouflante.

 

Si je tenais vraiment à voir ce film, c'est aussi parce que j'avais lu en 2018 le roman d'Aharon Appelfeld dont il est l'adaptation. Et je l'avais lu dans des circonstances particulières : ayant trouvé le volume dans la boîte à livres du parc Balsan, je l'avais emporté avec moi pour le court voyage que je fis à Varsovie en janvier-février 2018. J'ai retrouvé le petit carnet brun où j'ai tenu le journal de ces trois jours en Pologne. J'en parle d'ailleurs dans l'article Un vieux truc polack, rédigé quelques jours plus tard :

"Motif de la relation mère-fils que je retrouve enfin dans l'ouvrage d'Aharon Appelfeld, que j'ai emporté ici à Varsovie. La chambre de Mariana. Mon seul viatique littéraire, trouvé dans la boîte à livres installé par le Lion's Club à l'entrée du parc Balsan. A mon premier passage, j'en avais profité pour l'abonder de quelques livres dont je voulais me séparer, en échange de quoi j'avais récupéré Courlande de Jean-Paul Kauffmann (dont j'aurai à reparler). Le livre d'Appelfeld était déjà présent, mais je l'avais délaissé. Ce n'est pratiquement qu'au moment de partir que s'est imposée à moi l'idée que c'était très précisément ce livre que je devais emporter avec moi en Pologne, que c'est dans ce pays que je devais le lire. Bien qu'il ne parle pas de la Pologne, que d'ailleurs l'action n'y est pas clairement située dans l'espace (mais on sait que Mariana, la prostituée qui recueille le jeune juif Hugo, confié par sa mère, dans un réduit de la maison close où elle travaille, est une paysanne ukrainienne.)
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine : la même ville natale que Paul Celan.
Alors oui, j'ai commencé le livre ce soir-là, 12 rue Miodowa. Et je le terminai la troisième et dernière nuit."
 

 Quelques extraits de ce journal de 2018 :
 
"Mardi 30 janvier - J'ai un peu galéré pour le logement. La rue pour les clés tout d'abord. Heureusement, me voyant penché sur ma carte, deux dames, une mère et sa fille, se sont gentiment offerts de m'aider. Elles m'ont même accompagné un bon bout de chemin alors qu'elles étaient sur un tout autre itinéraire. Une jeune fille m'a aidé aussi en consultant son GPS. 
[...] L'appartement, au rez-de-chaussée, est très correct, propre et calme. Je calcule mon itinéraire demain vers Wilanow puis commence le roman d'Aharon Appelfeld.
Hugo, le jeune personnage principal, a deux amis au tout début, Otto et Anna, les deux prénoms palindromiques avec lesquels j'ai ouvert Heptalmanach.
Ecouté deux autres épisodes d'A voix nue avec Xavier Emmanuelli. En parlant de la création du samu social, il emploie le mot de synchronicité.
La chambre est étonnamment calme. Aucune voiture ne semble passer dans cette rue Kapitulna sur laquelle ouvre ma fenêtre.
 
 

 
Mercredi 31 janvier - Levé huit heures, mais réveillé bien avant. J'ai repris la lecture d'Aharon Appelfeld.
En bus jusqu'à Wilanow. Je visite le palais. Exposition de porcelaines chinoises qui me font penser bien sûr à Edmund de Waal. Et puis des salles et des salles de peintures, de portraits de nobles. Plus de gardiens que de visiteurs. [...]
Après l'école, je suis revenu en bus jusqu'à la gare centrale. De là j'ai remonté vers le nord jusqu'à la vieille ville, visitant au passage une église catholique et la seule synagogue qui a survécu à la guerre. Pour la première fois de ma vie, j'ai porté une kippa. Par ailleurs, bien peu de monde dans les deux édifices. 
Deux gardes hiératiques montent la garde devant la tombe du Soldat inconnu, place Pilsudskiego.
Stare Miasto. La vieille ville, reconstruite à 80% après la guerre d'après les peintures du XVIII siècle qui en avaient fixé le souvenir. Rues illuminées, on se croirait encore à Noël. Même à l'intérieur des églises, de grands sapins chargés de guirlandes de lumière trônent à côté des statues et tableaux religieux. 
[...] Je retrouve le calme de mon appartement 33. Des livres au-dessus du petit meuble de l'entrée, en polonais ou en anglais. Rabelais, et même un Bernard Werber. Thanatonauci ou quelque chose comme ça.
Je termine La chambre de Mariana.
Puis j'écoute les deux derniers épisodes d'A voix nue, avec Xavier Emmanuelli. Homme remarquable. Je prolonge par un entretien sur In corsica, avec Jean-François Achilli. Il finit par ces mots : "Ce que je fais, c'est de donner du sens à la vie car je la crois éternelle."
Terminé sur le Mubi polonais, avec C'est arrivé près de chez vous que je n'avais jamais vu en entier. Humour noir, très noir. Poelvoorde porte le film. On se demande si avec un autre acteur on serait allé jusqu'au bout de la farce.
 
 
 Jeudi 1er février - Ce matin il pleuvait. Mais ce n'était que quelques gouttes. L'occasion de sortir le gros bonnet. Ça plus le caban, je ne sens rien et je file à pinces jusqu'au musée Polin, musée de l'histoire des Juifs de Pologne. Superbe bâtiment. Superbe expo (je n'en sortirai qu'à seize heures, la nuit est déjà presque tombée). Audioguide (plus de cinquante plages), mille ans d'histoire dans le labyrinthe souterrain du musée. C'est formidablement bien fait, interactif, bourré d'animations. A la fin, la profusion d'éléments n'est plus gérable humainement : il faudrait accomplir ce parcours en deux ou trois fois.
Lente progression donc jusqu'à l'horreur du XXème siècle. La souffrance ne s'est pas arrêtée avec la fin de la guerre.
La dernière salle se veut optimiste sur le retour de la culture juive en Pologne, mais j'ai eu le sentiment  que le divorce est bel et bien consommé. La dernière décision du gouvernement polonais de vouloir bannir certaines expressions dont celle de "camps de la mort polonais" (ce qu'on peut comprendre à la rigueur) révèle surtout le désir de se dédouaner de toute responsabilité dans l’œuvre de mort.
En partant, j'ai voulu voir ce qui restait du ghetto. J'ai suivi les indications du guide acheté à la librairie du musée, et j'ai bien vu la trace des rails du tram sur les pavés mais pas les bâtiments attendus. Incompréhension. [...]
Décidé de laisser La chambre de Mariana ici à Varsovie, sur la pile de bouquins dans l'entrée, qu'il y ait au moins un livre français dans cette maison, un livre écrit par un juif. De Balsan à Warzau. Un beau saut dans l'espace."
 
C'est ainsi que finissait mes notes.
 

 


mercredi 23 avril 2025

Le cinquième plan de "La Jetée"

                   "Le hasard a des intentions qu'il ne faut pas prendre pour des coïncidences"

 Chris Marker 

Il y a cinq ans, en avril 2020, j'avais consacré un article à Hélène Châtelain, qui venait de mourir. Hélène Châtelain, c'était l'héroïne de La Jetée, le court métrage de Chris Marker sorti en 1962, un chef d’œuvre qui n'a jamais cessé de me fasciner. Aussi, quand j'ai vu qu'Arte diffusait un film documentaire de Dominique Cabrera dont le titre était Le cinquième plan de "La Jetée", je ne pouvais manquer cela pour rien au monde. Et je n'ai pas été déçu : tous les thèmes qui tissent mes obsessions, les coïncidences, le temps, la mémoire, le vertige, s'y rencontraient et s'y entrecroisaient. Tout part de la visite à la Cinémathèque du cousin de la réalisatrice, Jean-Henri, pour l'exposition consacrée à Marker en 2018. Un cliché retient son attention : photographiés de dos, un couple et un enfant regardent les avions sur les pistes de l'aéroport d'Orly. 

 

Or Jean-Henri se reconnaît dans ce petit bonhomme en culottes courtes, les oreilles décollées, juché sur la balustrade, comme il lui semble reconnaître la silhouette de ses parents. Cela semble incroyable, mais en cette année 1962, dramatique pour la famille Cabrera, les trois viennent souvent à Orly le dimanche pour tenter de reconnaître d'autres pieds-noirs débarquant d'une Algérie maintenant indépendante. Ce photogramme n'est autre que le cinquième plan de La Jetée.


Cette reconnaissance est-elle véritable ou bien n'est-elle qu'une illusion ? Dominique Cabrera mène l'enquête, interrogeant aussi bien des membres de sa famille que des proches ou d'anciens collaborateurs de Chris Marker. Et d'autres coïncidences tout aussi étonnantes surgiront au fil de l'enquête (ainsi, Dominique Cabrera découvre que Davos Hanich (Bou-Hanich de son vrai nom), qui incarne le héros et alter ego de Marker, est étrangement né à Saint-Denis-du-Sig, le village de sa famille en Algérie).

Mais au bout du compte, cette question ne constitue pas l'essentiel du film, qui est bien plutôt de confronter l'histoire intime d'une famille à la grande Histoire qui impose des ruptures sans retour. Et c'est aussi un superbe hommage à un artiste dont le philosophe Vincent Jacques écrit : "Critique, caustique, plein d'humour et de fantaisie, Marker sait aussi être poétique : se pencher sur l'histoire du siècle visera alors à éprouver le "vertige du Temps"..."*


 Rachid Taha (né le 18 septembre 1958 à Saint-Denis du Sig)

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* Vincent Jacques, Les médias et le XXe siècle, Le revers de l'histoire contemporaine, Créaphis Éditions, 2018, p. 10.

 

vendredi 18 avril 2025

L' Ombre du vent

J'ai terminé l'article précédent, consacré à Marianne Alphant et à son très beau L'atelier des poussières, par cette référence qu'elle donne de Sebald : "L’écrivain W.G. Sebald qui n’aimait pas les maisons trop propres où l’on maintient un ordre froid, trouvait réconfortant celles dont les occupants laissent la poussière s’installer. Il a raconté dans un entretien l’expérience de paix, de sérénité merveilleuses éprouvée dans une bibliothèque pleine de poussière en attendant un rendez-vous. " 

Or, il m'avait été donné, peu de temps auparavant, de tomber sur cette même association de la bibliothèque et de la poussière. C'était à la lecture de L'Ombre du vent, de Carlos Ruiz Zafón, livre choisi par R., l'un des deux détenus que j'accompagne à la centrale de Saint-Maur dans le cadre de Lire pour en sortir. L'histoire commence à Barcelone, aux premiers jours de l'été 1945, le père du personnage principal, le jeune Daniel Sempere, le conduit au Cimetière des livres oubliés, une gigantesque bibliothèque secrète, dont la description ne peut manquer de faire penser à celle de l'abbaye du Nom de la Rose, d'Umberto Eco. Selon la coutume, celui qui vient ici pour la première fois doit choisir un livre pour faire en sorte qu'il ne disparaisse jamais. Daniel commence alors par déambuler dans "les mystères de ce labyrinthe qui sentait le vieux papier, la poussière et la magie." Bientôt l'idée s'empare de lui qu'un univers infini s'ouvrait derrière chaque couverture : "Est-ce à cause de cette pensée, ou bien du hasard ou de son proche parent qui se pavane sous le nom de destin, toujours est-il  que, tout d'un coup, je sus que j'avais déjà choisi le livre que je devais adopter. Ou peut-être devrais-je dire le livre qui m'avait adopté." (Hasard et destin, ce couple d'opposés me faisait revenir en mémoire à ce chapitre Hasard et destin du livre d'Etienne Klein, Courts-circuits, que j'ai traité naguère dans Il ne faut jamais éclaircir le mystère.) Ce livre, relié en cuir lie-de-vin, c'était L'Ombre du vent, de Julián Carax. On ne s'étonnera pas de retrouver la poussière au moment de son exfiltration du rayonnage : "Libéré de sa geôle, il laissa échapper un nuage de poussière dorée."

 

Plus tard, menacé par un inquiétant personnage qui veut s'emparer du livre, il revient au Cimetière des livres oubliés pour y dissimuler L'Ombre du vent, et évidemment on n'évite pas la mention de la poussière : "Dans des nuages de poussière, diverses comédies de Moratin et un superbe Curial § Güelfa alternaient avec le Tractatus theologico-politicus de Spinoza. En guise d'ultime pied-de-nez, je choisis de faire reposer le Carax entre un annuaire de 1901 des jugements des tribunaux civils de Gerona et une collection de romans de Juan Valera." (p. 99) Ce moment est réévoqué à peu près cent pages plus loin : Daniel, dans l'appartement de son père (lui-même libraire d'ancien), ouvre une boîte en fer-blanc où il range, selon ses dires, toutes sortes de bricoles inutiles mais dont il est incapable de se séparer : "Au milieu de tout ce fatras surnageait le coin de journal sur lequel Isaac Monfort m'avait noté l'adresse de sa fille Nuria, la nuit où je m'étais rendu au Cimetière des livres oubliés pour y cacher L'Ombre du Vent. Je l'étudiai à la lumière poussiéreuse qui passait entre les étagères et les cartons empilés." (p. 190)

Et il semble bien qu'il soit impossible que le livre ne soit pas corrélé à la poussière. Page 231, Daniel revient encore une fois au fameux Cimetière, accompagné par Beatriz, son amoureuse : "Je m'agenouillai près de la dernière étagère et cherchai mon vieil ami caché derrière les rangées de volumes ensevelis sous une couche de poussière brillant comme du givre à la lueur de la lampe. Je pris le livre et le tendis à Bea.
- Je te présente Julián Carax.
-
L'Ombre du Vent, lut Bea en caressant les lettres à demi effacées de la couverture. Je peux l'emporter ? "

Bibliothèque et poussière, j'en trouvai encore hier une autre occurrence en lisant l'entretien avec l'anthropologue écossais Tim Ingold dans Télérama :

 

Enfin, pour conclure sur une note plaisante, je vous invite à visionner La vie privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder. A 7'20'', une petite altercation entre Sherlock Holmes et sa gouvernante, Mme Hudson (encore une histoire de domestique) vaut franchement le détour (Merci mille fois à Nunki Bartt, qui m'a envoyé le lien).

 

mercredi 16 avril 2025

Inconnu au bataillon

Oui. Le déplacement, après le retour de la marée, et le mien. Une question surgit du calme, puis avance, d'un pouce à la fois: ce jour a-t-il déjà été, ou émane-t-il des profondeurs, d'une ligne, d'un son ?

Lorsque nous nommons simplement les choses, avec des mots suivis de leur sens, une narration cosmique se produit. La découverte des origines efface-t-elle la poussière? Le miroitement de l'horizon atténue toutes les autres perceptions. Cela me rappelle une enfance de vide, qui m'aura peut-être rapprochée des origines de l'espace et du temps.

Etel Adnan, Déplacer le silence, in Le destin va ramener les étés sombres, Points Poésie 2022, p. 269 *

 

Je dois à Am Lepiq (monsieuye)**, de par son commentaire à Eloge de la poussière, la découverte de Marianne Alphant et de son dernier ouvrage, inclassable, ni roman, ni récit, ni essai ni poème, mais selon l'autrice elle-même, "plutôt une dérive, une quête, un objet hybride". L'Atelier des poussières (P.O.L, 2025) est une merveilleuse évocation de cet objet si peu objet, de cette insignifiance pourtant omniprésente, la poussière, mais aussi, et peut-être même surtout, de celles et ceux en charge de la traquer, de l'effacer, de la faire disparaître (mais elle revient toujours), autrement dit les valets, les bonnes, les servantes, les humbles, les humiliés souvent, trop souvent. Le livre s'achève d'ailleurs par deux listes, celle des valets, qui va d'Almanzor (valet de Cathos et Madelon dans Les Précieuses ridicules)  et Anders (domestique de Kierkegaard) à Vendredi, Wagnière (valet puis secrétaire de Voltaire) et Watt (valet de Jonathan Swift) ; celle des servantes, d'Adèle (servante des Josserand, dans Pot-Bouille de Zola) et Augustine (servante de Jules Renard) à Sophie Bliaux (servante d'Auguste Comte), Susan (servante de Samuel Pepys) et Thérèse Levasseur (ménagère de Jean-Jacques Rousseau). C'est tonique, souvent drôle, impertinent, joyeusement érudit.


 

A la racine de mon attention à la poussière, j'ai dit qu'il y avait Élevage de poussière, la photo de Man Ray et Marcel Duchamp, eh bien, je ne tardai pas à la retrouver, car elle est à la première page chez Marianne Alphant :

Sixième jour de la Création du monde.
Explosion du Tambora dans un nuage de cendre volcanique.
Colère de Jonathan Swift dans une cabane galloise.
Sacrée poussière.
Fertile, chez Pasteur. En élevage sur le Grand Verre de Duchamp. Tourbillonnante chez Lucrèce. Quark et suie, petits corps subtils, raclures d'atomes en pleine vitesse, poudre à priser ou de perlimpinpin, poudre Legras pour les crises d'asthme. 
D'emblée est évoquée aussi cette éruption du volcan Tambora, près de Java, en avril 1815. Éruption cataclysmique qui projeta dans la stratosphère un voile de poussière qui allait filtrer le rayonnement solaire pendant plusieurs années. Longtemps ignoré des livres d'histoire, ce bouleversement climatique fit des millions de morts. Marianne Alphant y revient un peu plus loin : "1816 sera l'année sans été, frozen-to-death, gelée à en mourir. Le froid, la neige, les tempêtes, des déluges,ici, des sécheresses ailleurs, une météo biblique." (p. 17) Ma lecture, voici quelques années, de L'année sans été, de Gillen d'Arcy Wood, avait été une révélation. Il n'était pas anodin de savoir que le Frankenstein de Mary Shelley, par exemple, était une conséquence collatérale du cataclysme : en visite en juin 1816 à Cologny, près de Genève, avec son amant et futur mari Percy Shelley, et ne pouvant sortir à cause de la pluie incessante de cet "été perdu » que décrit son poème Darkness, Byron propose le 16 à ses hôtes d'écrire chacun une « histoire de fantôme » (ghost-story). C'est Mary — alors âgée de dix-neuf ans — qui signa avec Frankenstein ou le Prométhée moderne le texte le plus abouti.    


Collatéral, c'est aussi le nom d'une revue culturelle en ligne où j'ai lu un bel entretien de Marianne Alphant avec Johan Faerber. Le titre reprend une phrase de l'autrice : "
J’avais toujours eu le projet d’écrire sur le ménage, cette activité rituelle, négligée, surtout féminine ».

Elle est née en 1945, comme Annie Dillard, dont j'ai terminé hier Enfance américaine. J'y ai noté un passage qui résonne bien avec L'Atelier des poussières. Elle évoque Margaret Butler, la servante noire de ses parents à Pittsburgh : 

"Tel était le monde que je connaissais. Les femmes faisaient du travail bénévole, s'occupaient de la maison, élevaient les enfants ; elles étaient les gardiennes de la tradition et enseignaient par exemple les différentes manières d'aimer. Ma mère frottait les cuivres, nettoyait les cendriers, montait pieds nus sur le sofa pour accrocher un tableau. Margaret Butler lavait les vitres, qui semblaient couiner sous son chiffon. Ma mère époussetait et frottait les gros philodendrons, tendrement, feuille à feuille, comme si elle lavait des visages de bébés. Margaret descendait l'escalier en soupirant, une corbeille à papiers ou un panier de linge sale dans les bras. Ma mère inspectait les nappes pour un dîner ; elle sortait du placard le dessus de feutre qu'elle dépliait sur la table. Margaret remettait l'aspirateur en marche. Ma mère et Margaret changeaient les draps, les taies d'oreiller.
Puis Margaret nous quitta. A cette époque je la suivais de pièce en pièce, essayant de lui faire cracher le morceau : c'était quoi, être noir ? Elle s'affairait. Rien ne changea. Ma mère nettoyait la cuisinière ; elle dirigeait la maison le dos tourné. Nous entendions des à-coups dans sa voix et voyions la force énergique de son coude tandis qu'elle frottait une petite tache de soupe séchée sur l'émail : elle y mettait toute sa force pour la détacher tout en continuant de demander à Amy qui la conduirait au cours de danse, ou qui me ramènerait du sport. Pas une page de livre ne décrivait le travail ménager, personne n'en parlait ; il n'existait pas. Inconnu au bataillon." (p. 300, c'est moi qui souligne)

A la fin de l'entretien avec Johan Faerber, Marianne Alphant cite le vers de T.S. Eliot, dans The Waste Land, déjà évoqué ici : « Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière ». Elle ne le donne pas dans le livre, pas plus que cette mention de Sebald par quoi elle termine, et qui me réjouit bien sûr : "L’écrivain W.G. Sebald qui n’aimait pas les maisons trop propres où l’on maintient un ordre froid, trouvait réconfortant celles dont les occupants laissent la poussière s’installer. Il a raconté dans un entretien l’expérience de paix, de sérénité merveilleuses éprouvée dans une bibliothèque pleine de poussière en attendant un rendez-vous. Et si le désordre était créateur ? La paix, le silence de la poussière : n’est-ce pas au fond ce dont nous avons besoin pour écrire ? "

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* J'ai acheté ce livre par curiosité le 5 avril, je ne connaissais pas du tout Etel Adnan, et je suis tombé ce matin sur L'instant poésie de Wajdi Mouawad, sur France Culture, du jeudi 10 avril, où lecture était donnée de ce poème, où je ne pouvais manquer de frissonner à cette phrase : La découverte des origines efface-t-elle la poussière ? Etel Adnan a 95 ans quand elle compose Déplacer le silence.

** Am Lepiq (monsieuye) est toujours de bon conseil. C'est grâce à lui aussi que j'ai découvert Daniel Sangsue, le diariste des fantômes, collectionneur comme votre serviteur de hasards objectifs.

samedi 12 avril 2025

Bourges à double tour

"A Bourges, j'allais changer d'époque. Je faisais l'expérience de la singularité, une nouvelle façon de voir les choses, un système de valeurs inconnu."

Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, p. 265. 

Ce n'est pas la première fois que Jean-Paul Kauffmann évoque son séjour de jeunesse à Bourges, en 1961. Dans son récit précédent, Venise à double tour (Équateurs, 2019), après le compte rendu de son entrevue avec don Antonio, archidiacre du chapitre de la basilique Saint-Marc, il insère, sans qu'il y ait de rapport évident avec ce qui précède, l'épisode de son job de vacances à la cathédrale Saint-Etienne. 

Avant de s'y pencher plus avant, rappelons que Venise à double tour raconte la quête de JPK sur les églises closes de la ville (et elles sont nombreuses). Installé pendant plusieurs mois dans un appartement de la Giudecca, il ne cesse de trouver les moyens pour se faire ouvrir ces édifices qui abritent parfois des œuvres remarquables :"Mon séjour à Venise, je vais le consacrer à forcer les portes de ces sanctuaires. Approcher des administrations réputées peu localisables, régentées par une hiérarchie aussi contournée qu'insaisissable. La burocrazia." (p. 20)

 

On devine déjà que l'affaire ne sera pas simple. Il y faudra bien des rencontres, beaucoup de patience, de l’opiniâtreté même et, parfois, un brin de bonne fortune, pour réussir à pénétrer dans quelques-unes de ces églises de l'ombre et du secret. On suit l'écrivain dans son périple vénitien comme on suivrait un détective un peu foutraque dans un polar poisseux.

Bourges surgit donc sur ces entrefaites aux deux tiers du livre. JPK donne des détails qui n'apparaissent pas dans L'Accident, précisant par exemple qu'il commentait les scènes du Jugement dernier qui figuraient sur le tympan du portail central. "Le portail central ! s'exclame-t-il. Déjà le seuil à franchir pour s'introduire à l'intérieur ! A force d'arpenter les nefs , le sanctuaire n'avait plus de secrets pour moi. J'en connaissais tous les recoins."

Il raconte ensuite qu'il découvre un jour, dans une des chapelles de l'abside, une porte ingénieusement dissimulée au milieu d'une boiserie, qu'il suffisait de faire pivoter pour accéder à un passage donnant accès à tout l'arrière-décor de la cathédrale : "C'est une manie chez moi depuis le début : je veux m'introduire dans les lieux prohibés. "Interdit au public", "staff only", à la vue de ces inscriptions, je ne cherche pas aussitôt à entrer, mais j'essaie d'abord de comprendre ce qui bloque. Où est le code caché ? Quel est le sésame ?" Il rapporte alors comment il entraîne une jeune Berruyère dont il était amoureux dans ce dédale ignoré des touristes : "Nous restions des heures dans l'une des deux tours, alors inaccessibles aux visiteurs. De ce lieu interdit, appuyés à la balustrade, nous regardions, bien au-delà de la vieille cité, les faubourgs et la campagne au loin." Et pourtant, malgré les heures passées, le moment ne vint jamais pour le jeune Breton de déclarer sa flamme. Trop timide, dit-il dans L'Accident. Il est plus prolixe dans Venise à double tour : "L'alphabet occulte des entailles et marquages sur les poutres provenant d'arbres abattus au XIIIe siècle, les chapiteaux grossièrement sculptés de figures monstrueuses, tout ce monde clandestin à la fois nous menaçait et échauffait notre imagination. Aucun bruit. Nous étions intimidés par cet envers de voûtes et de coupoles. Parfois je croisais son regard noir intense et ses yeux moqueurs - ou peut-être méprisants. Attendait-elle un geste de ma part ? Les coulisses de cette cathédrale ont gardé pour moi une charge érotique."

Cathédrale Saint-Etienne (Wikimedia Commons)
 

Je me demande si cette porte dérobée dans une chapelle de l'abside existe toujours, si elle n'a pas été bloquée depuis 1961 (c'est le plus probable). Il est bien tentant d'aller le vérifier, je ne l'ai pas fait jusqu'à présent, mais un de ces jours peut-être...

mercredi 9 avril 2025

Le Chemin du Dragon

"J'ai adoré Bourges et sa cathédrale, les jardins de l'archevêché, les vieilles rues médiévales, son atmosphère balzacienne. Un côté confidentiel et relégué, comme esseulé au milieu de la carte de France. Elle reste pour moi l'une des villes les plus attachantes de ce pays."

Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, p. 265

Ces dernières semaines, les thèmes et les motifs s'entrelacent au point qu'il m'est difficile de présenter un tableau clair de la situation. Différentes pistes demandent à être explorées, au risque de la perte et de la confusion. Après l'épisode de l’œil de Pierre Chanteau et de la poussière de Pierre Soulages, je dois en quelque sorte rebrousser chemin et revenir sur ce thème des Rogations suscité par la lecture de L'Accident de Jean-Paul Kauffmann.

Les Rogations furent en effet au cœur d'un article ancien de Fragments de géographie sacrée, écrit par l'ami Robin Plackert. Il citait déjà Philippe Walter, qui les présentait comme une fête agraire où, par « des rites ambulatoires, il s'agit de protéger les récoltes en pleine croissance non seulement à un moment critique de l'année où les risques de gelée n'ont pas encore disparu mais également à une période où la sécheresse peut être dramatique. C'est la saison très redoutée de la lune rousse dont on souligne encore les méfaits dans certains terroirs. Le roux et la rouille* sont d'ailleurs l'aspect dominant de toute la période des Rogations ; ils sont au cœur de ce mythe saisonnier. On notera cependant les silences ou les faiblesses de l'explication liturgique sur certains détails de la fête ( les dragons processionnels ou la triade festive par exemple). » (Mythologie chrétienne, Imago, 2005, p.136)

 

Il signale ensuite que cette fameuse fête n'a pas échappé au regard acéré de celui qui mit en lumière la géographie sidérale des pays d'Oc, à savoir Guy-René Doumayrou, qui mentionne lui aussi les Dragons des Rogations survivant encore en plusieurs cités du Languedoc. Il montre l'existence d'un Axe des Rogations, qu'il rapproche de la visée du premier mai :


 

« On a été tenté de l'appeler « axe du premier mai », parce qu'il vise le lever héliaque aux alentours de cette date. Toutefois, comme on le trouve souvent balisé en ligne droite sur des dizaines, voire des centaines de kilomètres, on ne peut l'associer à une position trop précise du soleil dans sa divagation saisonnière. On peut en revanche, sans craindre d'errer, le mettre en rapport direct avec le temps des Rogations puisque, tout aussi bien, l'ethnologie a déjà revalorisé ce vocable d'origine chrétienne pour désigner le groupe fabuleux, beaucoup plus archaïque, des dragons processionnels que l'on sortait pour célébrer ce « rite » destiné à faire descendre les dons du ciel sur la terre. Axe des Rogations donc, cet orient, dont le trait part du soleil levant au début mai pour s'éteindre avec le soleil couchant du début novembre, sera plus justement encore appelé le Chemin du Dragon. » (Évocations de l'Esprit des Lieux, p. 110)
Un peu plus loin, Doumayrou affirme que « le pays de Mélusine, serpente médiévale, ne pouvait manquer d'avoir le sien, le traversant de Poitiers à La Rochelle en passant par Niort, selon un azimut qui est, cette fois, effectivement celui du premier mai. Mais il est issu de Vézelay où rayonna, quelque temps, un des centres les plus importants de la Chrétienté, en l'honneur de Marie-Madeleine. La pleureuse aux longs cheveux n'était pas un dragon, sans doute, mais c'était une « moins que rien », déchue comme Lucifer, pourtant si fort illuminée par l'amour de l'homme divin qu'elle s'éleva à une dignité qui l'égalait presque à la vierge mère. [...] L'axe Vézelay - La Rochelle, qui frôle Bourges, dont la cathédrale est dédiée à saint Etienne le lapidé, l'homme dissous par la pierre brute, et traverse les marécages de la Brenne, gouffre ombilical des Gaules, pour aboutir à ce port dont le nom, La Roche-Hélios, la Pierre-Soleil, annonce la métamorphose, au bout du pays qu'illustrèrent les miracles de la Mère Lucine, est le chemin d'étoiles de la Femme Perdue, dragon humanisé."(id. p. 112, c'est moi qui souligne)

L'axe  des Rogations est indiqué sur cette carte, filant vers Prague.
 

La mention de Bourges m'intéresse au plus haut point. Outre que la ville a été traitée de nombreuses fois sur ce site, elle est devenue encore plus importante pour moi depuis la rencontre avec E. Cela est la première raison, mais il se trouve également que Bourges occupe tout un chapitre de L'Accident, où JPK évoque son cousin Georges Rousseau, curé de son état, qui convainquit ses parents de lui faire poursuivre ses études dans un pensionnat. C'est le même homme qui lui dénicha "ce qui pouvait ressembler à un job d'été, sauf que je n'étais pas payé. Je fus envoyé à Bourges où se trouvait une antenne de Pax Christi, une association œuvrant pour la réconciliation franco-allemande. Encore la filière catho !" (p. 263) Or, c'est très précisément à la cathédrale Saint-Étienne - celle-là même dont parle Doumayrou -,  que le jeune Kauffmann officiait comme guide dans la journée. Il accueillait les visiteurs à la grange aux dîmes, située en face du portail Nord, où une exposition était consacrée au Miserere de Georges Rouault. A l'époque, il ignorait tout du peintre, mais à présent il affirme connaître par coeur les cinquante-huit planches de la série : "Elles m'ont accompagné tout au long de ma vie. Le souvenir de l'une de ces eaux-fortes dénommée Demain sera beau, disait le naufragé ne m'a pas quitté pendant mes trois années libanaises.. J'en répétais le titre chaque jour - il y avait aussi l'estampe intitulée Le dur métier de vivre -, j'apprenais que l'espoir est une illusion. Il permet de gargner du temps mais ne résout rien. Je ne savais pas que l'univers tragique de Rouault allait s'accorder au mien car ce séjour à Bourges fut placé avant tout sous le signe de la joie."(p. 264)

 

Georges Rouault, Demain sera beau, disait le naufragé, Eau-forte et aquatinte sur papier vélin d'Arches  

Georges Rouault, Le dur métier de vivre, Eau-forte et aquatinte sur papier vélin d'Arches  

Je reviendrai un autre jour sur Bourges et JPK, je voudrais juste terminer en évoquant une autre découverte pendant notre petit séjour à Rodez. Après le musée Soulages et le musée Fenaille avec ses statues-menhirs, nous avions visité le petit musée Denys Puech, et j'avais eu la surprise de tomber sur un autre tableau représentant les Rogations. Jusque-là je n'avais guère trouvé sur le net que le tableau de Jules Breton, or voici que s'offrait à moi La procession des Rogations (La bénédiction des troupeaux) par le peintre aveyronnais Théodore Richard (1848).


 
                           La procession des Rogations (La bénédiction des troupeaux) Détail


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* Le roux et la rouille sont abordés dans l'article Robert le diable ou le Teigneux.