samedi 3 juin 2023

De longues épingles d’or piquées en étoile

Je continue ma dérive autour de cette phrase rêvée : Rat rhumeux de l'Atlantique. Qui se trouva, pour aller vite, en écho avec un article de Rémi Schulz, daté du 29 mai, lui-même survenant le même jour qu'une constellation 606/686, qui me renvoyait naturellement aux quatre doublons pour l'Incrédule de septembre 2022. Venant après une période de vide relatif, cette chaîne de résonances me surprenait, me réjouissait même, avouons-le, mais pouvait-on aller au-delà ? 

Je n'en ai pas la certitude, mais il me plaît d'esquisser une suite. Relisant le billet de septembre, je m'arrêtai sur le pli axial de la série des doublons, que je formalisais ainsi 666 - 020 - RR - 607 - 927où RR désignait un article de Barbotages, baptisé En double, portant sur un livre de l'écrivain italien Leonardo Sciascia, Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel, publié en 1972 aux éditions de L'Herne, puis en 2022 chez Allia. L'article est en fait un court extrait d'un plus long billet sur le site Sitaudis, dont je citai quelques passages significatifs :

[Raymond Roussel] est mort le 14 juillet — dans la nuit du 13 au 14 — 1933, dans la chambre 224 du Grand Hôtel et des Palmes, à Palerme, Sicile, « an XI de l’Ère fasciste ». [...] « Roussel le malade, Roussel l’ingénu, Roussel l’enchanteur » (Leiris) — est retrouvé le matin du 14 par le personnel de l’hôtel, allongé sur un matelas posé à même le sol, en chemise de nuit blanche, chaussettes noires et tricot de laine « champagne ».

Comment l’auteur de La Doublure, né en 77 et mort en 33, qui trouva la mort durant la nuit d’une double fête, religieuse et patriotique, dont les initiales sont redoublées — RR, un homme richissime qui voyageait en Rolls Royce —, pouvait-il ne pas retenir l’intérêt d’un auteur sicilien amateur de romans-enquêtes, dont le patronyme est composé d’une syllabe géminée : « Scia-scia » — son nom ainsi sciemment « scié » ?

Je confessai que j'étais moi-même scié, à la lisière de l'hallucination, mes petits doublons trouvant là une belle résonance littéraire.



Concentrons-nous donc sur cet extraordinaire Raymond Roussel. Il m'apparut soudain que ces nom et prénom résonnaient eux-mêmes éloquemment avec la séquence Raismes-Hem-Roeux du roman de Franck Thilliez. On pourrait ainsi écrire Raismes[Hem](ond) Roeux(ssel).

Je restai là encore sur ma faim, et décidai d'aller jeter un oeil sur L'allée aux lucioles, un inédit de Roussel conseillé en son temps par Rémi Schulz lui-même. Le texte, publié par Les Presses du Réel en 2008, est suivi d'un essai de Jacques Sivan, Les Corps subtils aux gloires légitimantes. C'est un passage de cet essai qui m'interpella fortement dans sa relation aux thèmes qui m'occupaient. Il se présente comme une interprétation d'Impressions d'Afrique, l'un des romans phares de Raymond Roussel. Il est donc nécessaire pour sa pleine compréhension de revenir à l'oeuvre et d'en donner l'extrait en question (il se trouve qu'Impressions d'Afrique, ainsi que Locus Solus sont deux des 22 livres que je récupérai un matin sans coup férir sur un trottoir de la brocante des Marins, il y a cinq ans, jour pour jour). Pardon pour la longueur de la citation :

"Au début de son règne Talou VII avait épousé une jeune Ponukéléienne idéalement belle, nommée Rul.

Très amoureux, l’empereur refusait de choisir d’autres compagnes, malgré les usages du pays, où la polygamie était en honneur.

Un jour de tempête, Talou et Rul alors enceinte de trois mois se promenaient tendrement sur la plage d’Éjur pour admirer le sublime spectacle offert par la mer furieuse, quand ils virent au large un navire en détresse qui, après avoir heurté quelque récif, vint couler à pic sous leurs yeux.

Muet d’horreur, le couple resta longtemps immobile, regardant l’emplacement fatal où surnageaient quelques épaves.

Bientôt le cadavre d’une femme de race blanche, provenant évidemment du navire disparu, flotta dans la direction de la grève, roulé en tous sens par les vagues. La passagère, couchée à plat, la face tournée vers le ciel, portait un costume de Suissesse composé d’une jupe foncée, d’un tablier à broderies multicolores et d’un corset de velours rouge qui, descendant seulement jusqu’à la taille, enfermait un corsage blanc décolleté, aux manches larges et bouffantes. Derrière sa tête on voyait briller, à travers la transparence des eaux, de longues épingles d’or disposées en forme d’étoile autour de quelque chignon solidement natté.

Rul, très éprise de parure, fut aussitôt fascinée par ce corset rouge et ces épingles d’or dont elle rêvait de s’affubler. Sur sa prière l’empereur manda un esclave, qui, montant dans une pirogue, se mit en devoir de ramener la naufragée.

Mais le mauvais temps rendait la tâche ardue, et Rul, dont le désir morbide se trouvait aiguisé par la difficulté à vaincre, suivait anxieusement, avec des alternatives d’espoir et de découragement, la périlleuse manœuvre de l’esclave, qui sans cesse voyait sa proie lui échapper.

Après une heure de lutte incessante avec les éléments, l’esclave atteignit enfin le cadavre, qu’il parvint à hisser dans la pirogue ; on découvrit alors le corps d’un enfant de deux ans, placé sur le dos de la morte, dont le cou restait convulsivement enfermé dans les deux faibles bras encore crispés. Le pauvre petit était sans doute le nourrisson de la naufragée, qui, au dernier moment, avait tenté de se sauver à la nage en emportant son précieux fardeau.

La nourrice et l’enfant furent transportés à Éjur ; bientôt Rul entra en possession des épingles d’or, qu’elle piqua en cercle dans ses cheveux, puis du corset rouge, qu’elle agrafa coquettement au-dessus du pagne qui lui ceignait les reins. Dès lors elle ne quitta plus ces ornements qui faisaient sa joie ; suivant l’avancement de sa grossesse elle distendait le lacet, qui glissait avec souplesse dans les œillets à fine garniture métallique.

À la suite du sinistre, la mer pendant longtemps jeta sur la côte, au milieu d’épaves de toutes sortes, maintes caisses diversement garnies, qui furent recueillies avec soin. On trouva, parmi les débris, un bonnet de matelot portant ce mot : Sylvandre, nom du malheureux navire naufragé. 

Six mois après la tempête, Rul mit au monde une fille qu’on appela Sirdah.

L’heure d’anxiété passée par la jeune mère avant l’atterrissage de la Suissesse avait laissé des traces. L’enfant, d’ailleurs saine et bien constituée, portait sur le front une envie rouge de forme spéciale, étoilée de longs traits jaunes rappelant par leur disposition les fameuses épingles d’or." (ch. XI, voir Wikisource)

Selon Jacques Sivan, la tache rouge de Sirdah forme un troisième oeil, "l'oeil non organique vers lequel convergent les deux yeux de Sirdah." Un agencement triangulaire où l'oeil rouge, incandescent, est auréolé de rayons d'or. Le chignon étoilé de la nourrice suisse est aussi pour lui "cet oeil abyssal par lequel les réalités multidimensionnelles ne cessent de se nouer dans le même temps qu'elles se dénouent, se dédoublent, se pluralisent pour toujours être l'autre qu'elles sont aussi. Chignon contenu, ramassé sur lui-même ("solidement natté") mais contenu aussi dans cet autre tourbillon, celui produit par la tempête  qui fut fatale au navire. Chignon vertigineux rappelant étrangement celui mythique de Madeleine, l'héroïne du film d'A. Hitchcock, Vertigo)."


Un peu plus loin, Sivan revient sur cette analogie en soulignant que dans le film la "mécanique spiralée est, elle aussi, génératrice de double."

II m’écrivait qu’un seul film avait su dire la mémoire impossible, la mémoire folle. Un film
d’Hitchcock : Vertigo. Dans la spirale du générique, il voyait le Temps qui couvre un champ de plus en plus large à mesure qu’il s’éloigne, un cyclone dont l’instant présent contient, immobile, l’œil..." (texte de Sans soleil, dans le film de Chris Marker)

A ce stade, on peut quand même s'étonner de la convergence des thèmes : la triangulation, le jeu sur la mémoire, avec cette spirale figurée par le chignon, entre en écho direct avec La mémoire fantôme de Franck Thilliez, et sa spirale de Bernoulli. Les doublons automobiles se reflètent dans les innombrables jeux de doubles du roman, comme en témoigne cet autre passage de Sivan : "Le double du chignon est ici la figure de l'oeil. On sait que le nom du bateau qui transporte des Incomparables est le Lyncée. Lyncée est un des argonautes, célèbre pour sa vue perçante. Nous venons de voir que cette vue perçante est produite par le perpétuel travail des réalités dédoublantes qui n'en finissent pas de proliférer." Et dans une note appelée par Lyncée, la thématique du double est encore plus saillante : "Ce personnage de la mythologie grecque a intéressé Roussel non seulement pour sa vue perçante, mais aussi pour la querelle que son frère Idas et lui ont eue avec les jumeaux Castor et Pollux. Au cours de cette rixe, qui opposa en quelque sorte les deux doubles (les deux frères Lyncée et Idas sont parfois appelés les Dioscures messéniens pour les différencier des dinosaures Castor et Pollux), Lyncée fut tué par Pollux, tandis que Idas tua Castor mais fut frappé à son tour par la foudre de Zeus."

Et c'est l'océan Atlantique (dont on a vu qu'il s'associait au rat rhumeux de mon rêve) qui apparaît dans un autre passage où il est question du corset rouge porté par Rul, la reine condamnée par son ancien époux Talou VII. La scène évoquée est au chapitre II :

"Revenus à leur poste, les esclaves s’emparèrent de Rul, Ponukéléienne étrangement belle, seule survivante de l’infortuné trio. La condamnée, dont les cheveux montraient de longues épingles d’or piquées en étoile, portait au-dessus de son pagne un corset de velours rouge à demi déchiré ; cet ensemble offrait une frappante ressemblance avec la marque bizarre inscrite au front de Sirdah.

Agenouillée dans le même sens que Mossem, l’orgueilleuse Rul tenta en vain une résistance désespérée.

Rao enleva de la chevelure une des épingles d’or, puis en appliqua perpendiculairement la pointe sur le dos de la patiente, choisissant, à droite, la rondelle de peau visible derrière le premier œillet du corset rouge au lacet noueux et usé ; puis, d’une poussée lente et régulière, il enfonça la tige aiguë, qui pénétra profondément dans la chair.

Aux cris provoqués par l’effroyable piqûre, Sirdah, reconnaissant la voix de sa mère, se jeta aux pieds de Talou pour implorer la clémence souveraine.

Aussitôt, comme pour prendre des ordres inattendus, Rao se tourna vers l’empereur, qui, d’un geste inflexible, lui commanda la continuation du supplice.

Une nouvelle épingle, prise dans les tresses noires, fut plantée dans le second œillet, et peu à peu la rangée entière se hérissa de brillantes tiges d’or ; recommencée à gauche, l’opération acheva de dégarnir la chevelure en comblant successivement toutes les rondelles à lacet.

Depuis un moment la malheureuse ne criait plus ; une des pointes, en atteignant le cœur, avait déterminé la mort.

Le cadavre, brusquement appréhendé, disparut comme les deux autres." 

Sivan voit dans les oeillets par où la mort est donnée une "allusion à l'oeil, physiquement perçant de Lyncée se dédoublant sous la forme d'un chignon ; l'un et/ou l'autre se trouvant être contenus dans le tourbillon tempétueux de l'océan Atlantique qui les fait s'échouer, se défaire, pour à nouveau se reformer, à nouveau se recentrer selon des paramètres toujours identiques et toujours différents."






mardi 30 mai 2023

Rat rhumeux de l'Atlantique

En cette année 2023, j'écris peu. Vingt articles seulement depuis janvier, un seul en mai. Bien la peine d'être à la retraite. Non, en vérité, quelque chose semble bloqué. Je n'écris pas pour passer le temps, je n'écris que sous l'empire d'une nécessité, quand bien même je ne me fais guère d'illusion sur l'importance de ce qui sort de ma plume. Et il se trouve que la nécessité n'est pas au rendez-vous. Ne reste qu'un désir flou, une nostalgie confuse, l'espoir que soudain je sois à nouveau empoigné par le dur besoin d'aligner quelques phrases pour rendre compte. Rendre compte de quoi ? Le plus souvent, c'est de l'émergence de résonances, de collisions de concepts. Tout ce qui vient de ce que j'ai souvent appelé l'Attracteur étrange.  Or, l'Attracteur étrange semble au repos. Dans une de ces phases muettes dont j'ai déjà éprouvé le désert. Rien ne semble plus nous parler, le monde se fait opaque, figé, rétif. Rien ne sert de forcer ce qu'on pourrait appeler le destin. Il faut savoir attendre, être patient.

Et puis un frémissement. Je vais vous raconter ça. Rien de bien spectaculaire, c'est juste un petit pas, une ébauche, qui ouvrira ou non sur plus crucial. 

Samedi dernier, 27 mai, je suis invité chez des amis, des amis très anciens, très chers. Une belle soirée dans la chaleur bienvenue de mai. On prend son temps, on se couche tard. Je dors dans le salon, sur un matelas gonflable dernier cri venu de Marseille. Malgré ce luxe de technologie, mon sommeil, comme d'habitude ces derniers mois, reste fragile, et je mets longtemps à m'endormir. Il me semble ne jamais trouver la profondeur, assigné à demeurer en surface, encombré de rêves trop abscons pour faire image. De fait, au réveil, il ne m'en reste aucune. Rien qu'une expression, cinq mots mystérieux : Rat rhumeux de l'Atlantique. J'en ai parlé avec mes hôtes au petit déjeuner, on a plaisanté là-dessus. Cela me rappelait cet alexandrin qui avait surgi dans la nuit du 2 mai 2018 : Sous le soleil tapi à l'ombre de tes os. Je ne savais pas ce qu'il voulait dire, je n'avais aucune interprétation à proposer, mais ce qui était certain (car je l'avais googlé pour être sûr), c'est que ce n'était pas un vers enregistré par mon inconscient et régurgité dans le rêve. Ce vers n'existait pas. J'y trouvai plus tard des résonances avec Henry James et un passage de Moby Dick.

A l'avenant, "rat rhumeux de l'Atlantique" n'a pas d'existence sur le web, Je l'ai noté le lendemain sur un cahier, et à côté j'ai écrit : incompréhensible".

Or, hier, 29 mai, je lis le dernier article de Rémi Schulz, de Sol à Luna en passant par Mercurius. Il y revient sur un thriller de Franck Thilliez, La mémoire fantôme (2007), avec sa spirale de Bernoulli. Permettez-moi de citer Rémi un peu longuement : 


"En avril 2007, la mathématicienne amnésique antérograde Manon Moinet est enlevée. Dans la cabane à proximité de Raismes où elle a été séquestrée, un message l'envoie à une maison de Hem. Là, deux messages l'attendent, la formule "Si tu aimes l’air, tu redouteras ma rage.", un cryptogramme qui lui livre le numéro de Sécurité Sociale d'une criminelle, récemment libérée et habitant Rœux. On la trouve morte, selon le mode opératoire d'un tueur ayant sévi des années plus tôt, notamment assassin de la soeur de Manon

Manon comprend que "Si tu aimes l’air" doit se lire "si tu M l'R", "si tu transformes un R en M", et que la formule "tu redouteras ma rage" est alors l'anagramme de Eadem mutata resurgo, la formule figurant sur la tombe de Jacques Bernoulli à Bâle, décrivant sa Spira mirabilis, "Changée en moi-même, je renais."
Manon s'aperçoit encore que les trois lieux concernés sont les sommets d'une figure parfaite:

Ces endroits qui concernent notre affaire… Raismes, Hem, Rœux, eh bien, ils forment un triangle équilatéral, les trois côtés sont strictement égaux. Prenez une carte routière, et vérifiez ! Vérifiez ! Exactement cinquante kilomètres entre l’abri dans la forêt, proche de Raismes, et Hem, entre Hem et Rœux, et entre Rœux et la forêt !"
J'ai bien entendu voulu vérifier, et il n'y a aucune possibilité de parvenir à un triangle équilatéral en restant dans les communes désignées. Et les distances sont toutes inférieures à 45 km.


Thilliez avait l'embarras du choix pour choisir des lieux formant un parfait triangle équilatéral, mais je vois une raison ayant pu dicter ces choix.
Ils seraient liés aux initiales de la formule Eadem Mutata Resurgo, E-M-R, car ces communes ont pour seuls phonèmes consonantiques M et R. Leurs phonèmes vocaliques sont Ê et EU, flexions de E.
Ainsi les deux lieux "obligés" ont pour phonèmes consonantiques R et M, et celui choisi pour aiguiller Manon vers eux réunit R et M... "

Lisant ceci, je ne pouvais m'empêcher de repenser aux mots du rêve récent : "Rat rhumeux" résonnait à l'évidence avec Raismes-Hem-Roeux. 

Ce n'est que deux jours plus tard, je le rappelle, que j'ai pris connaissance de l'article. Ceci pose bien sûr une difficulté : pure coïncidence, prescience, comment savoir.

Il reste l'Atlantique qui paraît sans écho dans le billet. Pas sûr : Rémi écrit plus loin que 
"Le tueur recherché est en fait un collectif de matheux, qui se réunissait en pleine MER, sur un îlot désert centre de leur spirale criminelle." *

Je voudrais mentionner maintenant pour finir un fait qui n'a a priori rien à voir sauf qu'il intervint ce même 29 mai. 

A 21 h 30, je sortis de chez moi pour aller chercher à la gare mes deux plus jeunes enfants et leur mère qui revenaient d'un court séjour à Londres. Dans ma rue, dite Marguerite Yourcenar, je découvris l'un de ces doublons dont je fis l'an dernier recension. Deux véhicules, d'un côté et de l'autre de la rue, portaient le même numéro 686. C'était la première fois que je repérai un doublon si près de chez moi. Au retour de ma petite expédition, je notai cette fois deux 606. Ils n'étaient pas adjacents ni même vraiment voisins, mais ils apparaissaient tout de même dans cette même rue. Ne trouvant plus de place, je me garai sur le parking à l'arrière de l'immeuble, et là un troisième 606 s'y trouvait déjà.

Je réalisai un peu plus tard que je pouvais tracer un triangle joignant les trois 606, et qu'à l'intérieur de ce triangle logeaient les deux 686. Faut-il préciser que 606 et 686 sont deux nombres palindromes séparés par un seul écart de 80.


Coupe sagittale d'une coquille de nautile (Wikipedia)
 

Quel rapport encore une fois avec le rat rhumeux ? Je n'en sais rien, mais le 6 en tout cas m'apparaît comme le chiffre le plus proche de la représentation de la spirale logarithmique de Bernoulli (par ailleurs le 666 était déjà au coeur de la série de quatre doublons de septembre 2022**).


__________________________

* On peut aussi former l'hypothèse que ce "rhumeux" renvoie non au "rhume" mais au "rhum" : la route du Rhum est cette course qui tous les quatre ans relie Saint-Malo à Pointe-à-Pitre, en traversant donc l'Atlantique. Et je me souviens que le rhum fut l'un des sujets de conversation (parmi bien d'autres, faut-il le préciser) de la soirée.

** Dans l'article en question, l'Océan Atlantique était partie prenante grâce à Philémon de Fred, et son voyage de l'Incrédule.



mardi 2 mai 2023

Le Trésor de la Sierra Madre

Vu ce soir sur Arte un des chefs d'oeuvre de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, film tourné en 1947 presque entièrement au Mexique, une délocalisation que le cinéaste présentait comme une source d'économies mais qui ne tint pas ses promesses sur ce plan financier, puisque de contretemps en contretemps il allait finir par coûter près de trois millions de dollars, somme considérable pour l'époque. Je l'ai évoqué par ailleurs en janvier dernier dans Walter § Asja, un article où je croise le destin de B. Traven, le mystérieux auteur du roman éponyme, avec celui de Walter Benjamin. Je ne veux pas revenir là-dessus, seulement rebondir sur un détail du film, qui entre en résonance avec le thème que je défriche ces derniers jours.

Replaçons juste le contexte de façon élémentaire : deux Américains, Dobbs (Humphrey Bogart) et Curtin (Tim Holt), qui crèvent la dalle dans le port mexicain de Tampico, s'associent à Howard, un vieux chercheur d'or (joué par le propre père de John Huston, Walter - qui obtint un Oscar pour ce rôle), lequel prétend savoir où trouver un filon aurifère dans la Sierra Madre. Un billet de loterie providentiel, que Dodds avait fini par acheter à contrecoeur à un gamin tenace, leur permet d'acheter le matériel nécessaire pour l'expédition. Je passe sur celle-ci. Le filon s'épuisant, les trois décident de redescendre vers Durango, chacun portant sa part du butin accumulé pendant dix mois de travail exténuant. Alors que Dodds et Curtin sont prêts à quitter les lieux séance tenante, le vieil Howard dit qu'ils ne peuvent pas partir comme ça. « Il faut réparer la montagne après l’avoir creusée », leur dit-il. Un scrupule assez étonnant, caractéristique d'une approche animiste de la montagne, bien éloignée de la mentalité américaine d'alors. J'ignore si ce détail existe dans le roman de Traven ou s'il a été introduit par Huston dans son scénario (je penche pour la première hypothèse, car B. Traven avait un intérêt tout particulier pour les Indiens : il avait participé en tant que photographe (sous le pseudo de Traven Torsvan) à des expéditions archéologiques et ethnologiques au Chiapas et avait suivi des cours de civilisation et d'histoire indianiste à l'université de Mexico - et c'est aussi selon ses propres volontés que ses cendres furent dispersées au-dessus du Chiapas).

Tim Holt, Humphrey Bogart et Walter Huston

Huston ne s'attarde pas ceci dit sur la "réparation" de la montagne. Une ellipse plus tard, on les voit partir avec leurs mules, mais Howard a d'une certaine manière converti ses compagnons car ceux-ci partent en se retournant sur les sommets et disant "Merci".

Un peu plus tard, ils sont arrêtés dans leur progression par une cohorte d'Indiens qui demandent de l'aide. Un enfant s'est noyé et demeure inconscient. C'est Howard qui va s'instituer guérisseur et ramener le petit à la vie (il relativise tout de suite en affirmant qu'il a suffi de dix ou trois trucs de scout pour réaliser ce qui apparaît aux Indiens comme un miracle). Cet incident va le couper momentanément de Dobbs et Curtin qui continuent seuls vers la ville. Il leur confie sa part de l'or recueilli, et la tentation sera alors trop forte pour Dobbs, devenu complètement paranoïaque : au bivouac il tire sur Curtin, le laisse pour mort, et s'enfuit seul avec les mules et leur chargement. Une décision qui s'avèrera funeste.

La force du film c'est de subvertir les attentes du spectateur. Au départ, Howard a tout du vieux bonimenteur dont il faudrait se méfier à l'extrême, or il va se révéler étonnamment fiable, et d'une sagesse confondante. D'autre part, Bogart n'est pas dans la première partie du film le méchant, le salaud qu'il va devenir. Bien au contraire, on a de la sympathie pour lui, qui traîne sa misère dans un pays où il ne trouve aucune place. Il n'est même pas particulièrement cupide. Quand Curtin et lui retrouvent Mac Cormick, le patron qui les a exploités sur un chantier de charpente en ne leur versant aucune paie, ils le dérouillent dans un bar mais ne tirent de son portefeuille que l'argent qui devait leur revenir. La méfiance, la suspicion, l'avidité grandiront au fur et à mesure de la découverte de l'or : une évolution psychologique à laquelle il aurait dû être préparé car Howard avait tout dit dès le premier soir, dans l'asile de nuit où ils se sont rencontrés, sur les coeurs qui changent quand l'or apparaît. Tout était annoncé mais le destin n'en sera pas moins inexorable.

Bogart et John Huston lui-même

Cette cécité psychique de Bogart est illustrée au début du film. Dobbs tape par trois fois un riche Américain (joué par Huston lui-même), sans le reconnaître malgré son costume blanc qui tranche sur les tenues autochtones. Cette triple apparition précède la triple apparition de Gold Hat, le bandit mexicain qui attaque avec sa bande tout d'abord le train qui les emmène vers la Sierra, puis leur camp dans la montagne avant un dernier rendez-vous fatal aux abords d'un village ruiné.


Les bandits en dépouillant Dobbs n'ont d'yeux que pour les mules qu'ils tenteront de revendre au village. Ils prennent l'or pour du sable (on peut juger cette méprise peu réaliste, mais bon, en noir et blanc ça passe...), et éventrent les sacs. Quand Howard et Curtin l'apprennent et galopent vers le lieu de l'agression, il est trop tard, le Northen, le terrible vent du nord, a dispersé les précieuses paillettes, les rendant en quelque sorte à la montagne d'où elles avaient été extraites.

Howard éclate alors de rire, et finit par entraîner Curtin dans sa joie "hénaurme". 

jeudi 27 avril 2023

White Wall

J'ai oublié de mentionner, à côté des trois films mentionnés dans le dernier article, à savoir Andalucia, Goutte d'or et La Montagne, une série diffusée en mars dernier sur Arte : White Wall, une coproduction finno-suédoise, créée par Aleksi Salmenperä, Mikko Pöllä et Roope Lehtinen (j'ai observé que les créateurs de séries scandinaves sont souvent omis par les critiques, sans doute à cause de leurs noms jugés "impossibles", ce qui est d'une grande injustice). Le synopsis est le suivant : "Dans le nord de la Suède, un mystérieux mur blanc est découvert dans les profondeurs du plus grand dépôt de déchets nucléaires au monde. Fait d’un matériau inconnu, ce mur va profondément perturber la petite communauté qui vit et travaille dans les environs."


Huit épisodes nous conduisent à une fin aussi énigmatique que l'intrigue. Certains ont adoré tandis que d'autres ont déploré la lenteur de l'action et le manque de rythme. Une des meilleurs critiques que j'ai pu trouver, celle de Brice Connan dans Les Chroniques de Cliffhanger § Co, parle de pari à moitié réussi et d'une série aussi ambitieuse que décevante.  Et je le rejoins volontiers. Mais ce n'est pas vraiment la valeur intrinsèque de cette histoire qui m'intéresse ici, mais bien plutôt son caractère symptomatique. Une mystérieuse explosion, inexplicable selon les critères habituels, révèle, dans une partie de ce site qui doit accueillir des quantités prodigieuses de déchets nucléaires,  une matière blanche qui au fur et à mesure de son exploration apparaît comme un mur imposant. 


La nature de cette matière, analysée par un vieux chercheur aguerri, se révèle inconnue sur Terre. Et un dilemme va saisir le petit groupe de techniciens qui l'ont découverte : faut-il absolument savoir de quoi il s'agit - et donc pour cela percer ce mur blanc et lui faire accoucher de sa texture profonde -, ou bien laisser la chose en l'état par crainte de réveiller des puissances inconnues potentiellement meurtrières. Tout cela sur fond de lutte entre groupes écologistes s'opposant, de façon parfois violente, au projet d'enfouissement de déchets radioactifs, et la compagnie qui le finance et qui voit d'un très mauvais oeil cet incident qui risque de retarder la mise en service du site. 

Encore une fois, ce n'est pas cette dramaturgie qui au fond me requiert, mais la simple idée de ce mur blanc au statut ambigu. Matière vivante ou non ? Dangereuse ou non ? D'où venue ? J'y retrouve cette interrogation sur la porosité entre l'animé et l'inanimé, que je vois sans cesse à l'oeuvre depuis que j'ai entamé les mémoires de Jean Malaurie, De la pierre à l'âme.

lundi 24 avril 2023

Goutte d'or et la Montagne

Certains films échappent à la stricte délimitation entre  réalisme et fantastique. Ainsi Andalucia  paraît-il ancré solidement dans la réalité urbaine parisienne, il s'y tient même très longtemps, jusqu'à ce qu'une femme, jamais vue jusque-là, dirige le personnage principal vers Tolède, et le film alors bifurque à l'avenant, quitte le terrain du connu pour s'aventurer dans ce qui semble invraisemblable. Tous ces Espagnols qui montrent du doigt la route à suivre, c'est irréaliste bien sûr. Cela pourrait être donné comme un rêve, ça en aurait toutes les caractéristiques, mais non, Samir Guesmi vit, semble-t-il, vraiment cette expérience qui le mène jusqu'aux tableaux du Greco - où il se reconnaît avec effarement dans les portraits des apôtres. Cette intrusion tranquille du fantastique est plus que troublante, justement par cette absence d'affect de peur. Car souvent l'irruption du fantastique dans le cinéma coïncide avec la terreur et l'angoisse. Ici, pas du tout : les gens qui guident le personnage sont des passants ordinaires, des hommes et femmes comme tout le monde, aucun effet spécial, aucun poltergeist tonitruant. 


Un peu plus tard, dans les lumineuses collines andalouses, Samir Guesmi, cheminant sur le sentier, va soudain léviter quelques secondes. Une scène qui relève du fantastique ici encore, mais observons qu'il ne s'agit pas d'une assomption flamboyante, d'une extase dans la verticalité, simplement de quelques pas hors sol, à quelques centimètres de la poussière du chemin, donc rien de vraiment spectaculaire, mais tout de même cela ressort de l'impossible.


Un autre film, récemment sorti en salles, relève d'un même type de traitement : Goutte d'or de Clément Cogitore. Le fantastique émerge aussi du réel avec une même absence d'emphase. Ici aussi, la ville impose son décorum. Dans les deux films, beaucoup de scènes sont tournées le soir dans des squares. Lieux de rencontre, de distribution de soupe populaire, de trafics et de disputes, plus intimes que les grandes places, gardant quelque chose du souvenir de la Cabane enfantine, les squares magnétisent la jeunesse perdue, ici une bande de jeunes mineurs venus de Tanger et écumant le quartier. Quartier où Ramsès, superbement interprété par Karim Leklou, a développé son petit commerce de voyance, jusqu'à susciter la jalousie de nombreux marabouts et autres médiums. Ramsès est un escroc habile qui procure consolation aux endeuillés en piratant les données des smartphones de ses clients. Et pourtant, c'est lui qui va être la proie d'une vision, qui le conduira à retrouver dans les gravats d'un chantier de la porte de La Chapelle le cadavre de l'un des jeunes marocains. Lesquels croient dur comme fer aux pouvoirs de celui qu'ils appellent le Mage. Le charlatan "victime" d'une véritable vision, voilà bien le paradoxe du film. Comme dans un précédent film, Ni le ciel ni la terre, où des soldats disparaissaient mystérieusement dans le cadre de la guerre en Afghanistan, nulle explication n'est donnée.


Un troisième film, tout à fait éloigné, lui,  de tout contexte urbain (et pour cause, car c'est le projet même du personnage principal que de fuir la Capitale et la fonction qu'il y occupait), porte également la marque d'un fantastique sans les atours habituels du fantastique. Il s'agit de La Montagne de Thomas Salvador. L'argument est simple : Pierre, un ingénieur, lors d'une réunion de présentation à Chamonix d'une machine algorithmique, se fige soudain devant la vision des sommets enneigés. Silence gêné de l'assistance, puis tout repart. Enfin, en apparence, car Pierre, lui, ne repart pas, il demeure à Chamonix puis gagne les hauteurs, bivouaque, s'entête à grimper là où la montagne a connu quelques secousses. Sa famille ne parviendra pas à le faire revenir à Paris. Seule relation qu'il entretiendra par intermittences, celle qu'il noue avec Léa (Louise Bourgoin), chef de cuisine dans un restaurant d'altitude. Le film est aussi taiseux que son personnage, qui ne s'explique jamais sur ses pulsions, sur cette irrépressible attirance vers la roche. Car la montagne, loin d'être cette masse inanimée que l'on croit, se révèle vivante, les pierres s'illuminent (Thomas Salvador parle de lueurs), se meuvent, et Pierre ira jusqu'à s'y lover, presque s'y fondre. 

Peu après avoir vu le film, j'ai lu dans AOC un magnifique article* qui lui était consacré par le philosophe Olivier Remaud. Il y discute cette idée du fantastique que je médite aujourd'hui :

"Le film change subitement de registre. Tout le monde l’a noté. Bascule-t-il pour autant dans le genre fantastique ? La Montagne est un film réaliste quand il décrit les apprentissages de Pierre. On visite un magasin de sport, on s’assoit à une table de restaurant, on dort dans une tente de bivouac. Mais ce n’est pas un documentaire sur les écosystèmes des hauteurs. Hormis les « choucas » évoqués par le guide qui emmène Pierre, on n’y voit peu d’êtres non-humains. Chaque montagne abrite pourtant une multitude de vies. Les cimes ont elles-mêmes une faune et une flore inattendues. Tout se passe comme si les lueurs en question représentaient les vivants que les documentaires ne présentent jamais sous cet angle. Thomas Salvador revivifie la part supposée inerte des mondes sauvages, celle qui se confond avec les couches rocheuses. Le peuple caché des pierres se remet à vivre. La réalité n’en est pas vraiment troublée et Pierre n’éprouve aucune frayeur. Ce n’est pas tant du fantastique que de l’animisme. Le premier inquiète le réel, le second l’anime et le ranime sans cesse."

Trois films, dont l'un n'est pas des plus récents, ne forment pas pour autant une tendance de fond, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'ils sont comme le pressentiment d'une voie nouvelle, une voie qui  n'oublie pas le réel dans son indéniable matérialité, mais n'identifie pas celle-ci à la pesanteur, à l'immobilité et au mutisme. C'est comme si ce fantastique autrement perçu venait vivifier notre monde, et rendre à nos existences la magie que l'enfance savait déjà y découvrir.

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mardi 11 avril 2023

Andalucia

Nous n'en avons pas fini avec Tolède. L'ami Nunki Bartt, dont j'avais pu remarquer la parenté entre quelques figures de son tableau Chichiliane et les silhouettes humaines presque imperceptibles de la Vue de Tolède du Greco, me prêta Andalucia, un film du cinéaste franco-sénégalais Alain Gomis où la ville espagnole avait une importance certaine. Bartt n'avait pas tari d'éloges sur l'acteur principal, et ô combien principal, car il est de presque tous les plans, Samir Guesmi, il est vrai étonnant, par ses regards, ses moues, ses sourires, et surtout par sa capacité de rupture, passant d'une seconde à l'autre d'une émotion à une autre, tout à tour émouvant, provocateur, ironique, figure toujours en transit, Yacine, maghrébin qui ne trouve pas plus sa place dans l'immeuble banlieusard de son enfance que dans les quartiers centraux de la capitale. Aussi a-t-il élu domicile dans une caravane d'un cirque gitan, à l'intérieur tendu de rouge (couleur très présente dans le film), constellé de photographies où les derviches tourneurs soufis côtoient Mohamed Ali et Pelé. "Le tout est de trouver son endroit", dit Vincent, l'un des marginaux rencontrés dans le square parisien où Yacine exerce un emploi temporaire de distributeur de soupe populaire. Son endroit, le moins que l'on puisse dire c'est que Yacine ne l'a pas trouvé, refusant de se fixer avec un travail stable, comme d'entrer dans une relation féminine au plus long cours.


Le titre du film ne se justifiera que tardivement. Soudain, sans que rien ne l'annonce, Yacine est interpellé dans la rue par une femme espagnole, qui lui intime très simplement, dans sa langue, d'aller à Tolède. Aucune explication supplémentaire, juste cela : allez à Tolède. Et sans plus de transition, il y va, il prend le train* - on ne lui verra aucun bagage -, et le film se teint alors d'une nuance fantastique, car à l'arrivée dans la gare hispanique, les gens lui indiquent le chemin à suivre. Tous les passants le regardent, pointent du doigt la direction, por allí, dans le lacis des ruelles tolédanes, jusqu'à la Casa del Greco, où on l'introduit et le laisse seul devant les portraits d'apôtre du peintre où il ne peut que reconnaître une ressemblance extraordinaire avec son propre visage. 


Et l'on se dit que cela ne peut être un hasard, et qu'Alain Gomis, s'il n'a pas construit son film sur cette seule coïncidence, ne peut que l'avoir eu en perspective dès le départ : ce personnage à la recherche de  son identité se découvre dans le miroir d'un peintre lui-même exilé, représentant les messagers du Christ, déracinés, ἀπόστολος / apóstolos  désignant un « envoyé », chargé de la mission de propager la parole divine.

Tolède se situe en Castille, non en Andalousie. L'Andalousie, ce sont les dernières minutes du film qui nous y transportent, le cadrage jusque-là très resserré s'ouvre sur des plans plus larges, où le paysage, les éléments naturels prennent soudain de l'ampleur. La caméra abandonne même Yacine quelques instants le temps d'une procession nocturne (semble-t-il, la procession de la semaine sainte d'Almeria), puis le retrouve à Grenade, à l'Alhambra puis dans les collines alentour où tout à coup il va léviter quelques secondes.**

Et c'était pour moi une émotion très particulière de retrouver Grenade, où j'ai séjourné à deux reprises ces derniers années, et qui m'avait inspiré plusieurs billets sur ce blog. L'un d'entre eux possède même une résonance étroite avec ce motif de la lévitation : il s'agit de Planta nuda. J'y notais avoir emporté comme viatique le livre de l'historien d'art Victor I. Stoicheta sur la peinture espagnole de l'extase : "Et je ne le regrettai pas, car il fut l'utile contrepoint de mes visites dans les églises grenadines. En premier lieu, j'y trouvai un écho saisissant à mon enquête sur la nudité sacrée. Qu'on s'attarde un instant sur L'Ascension de Juan de Flandes (dont on peut voir une excellente version numérique en haute définition sur le site du Musée du Prado). La mise en scène du pied est l'héritière d'une longue histoire.
"En quittant la terre, écrit Stoicheta, le Christ a laissé derrière lui seulement les traces de ses pieds (signes, pour être clair, de son incarnation en forme humaine), tandis que la tête a déjà traversé le plafond des nuages."

Juan de Flandes (1450-1519) Ascension , 1514/19  
détrempe sur bois, 110×84 cm, Madrid, Musée du Prado


Juan de Flandes, Ascension (détail)

"Cette trace, dit encore Stoicheta, fait contraste avec la plante du pied de l'apôtre, bien visible tout près de la "limite esthétique du tableau". Ce pied-là est fait pour parcourir le monde et porter la "parole du Christ" à pied." Plus loin, il précise que les apôtres "seront dorénavant appelés symboliquement "les pieds du Christ" : ils feront partie d'un "corps" immense, dont les pieds sont sur terre et la tête au ciel" (pedes in terra, caput in coelo)*"

Juan de Flandes, Ascension (détail). "En allant très loin, on constate que le pied nu du voyant est un reste de nudité sacrée demandée primitivement par l'acte théophanique." Victor I. Stoicheta, p. 101-102.

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* Pour la petite histoire, on entend à Paris l'annonce du départ du train : le TGV numéro 613. Or, ce matin-même, avant de revoir le film pour la seconde fois, j'avais noté au retour d'un déplacement en ville, avoir croisé trois voitures immatriculés 613 (un nombre proche du 813, dont j'avais relevé une occurrence dans une exposition qui lui était dédié à Grenade précisément).

** Pour une analyse fine du mouvement cinématographique dans Andalucia, on lira avec profit l'étude de Camille Gendrault dans Entre-deux, décembre 2018, Du cinéma accentué au cinéma de la mondialité : le double dépaysement d’Andalucia (Alain Gomis, 2007).

mardi 4 avril 2023

Le soleil de l’oraison engendre des monstres

L'article de Philippe Lançon, Le Greco étoile de Tolède, du 9 mai 2014, qui commençait par évoquer Vue de Tolède, finit avec un tableau tout à la fois très proche et très différent : Vue et plan de Tolède. "Peint en 1600, c’est une œuvre bizarre, écrit Lançon, saturée de symboles qui irréalisent la netteté de sa topographie. On flotte ici entre plusieurs mondes : urbanisme, dessin, peinture, religion, nature. C’est l’artiste, naturellement, qui donne et mélange les tons. La ville apparaît au fond, toujours précise, comme dans les autres tableaux (...)."

Vue et plan de Tolède. El Greco (1541-1614). Vers 1610-1614
Huile sur toile. Musée Greco, Tolède, Espagne

Petite erreur de Lançon sans grande importance, le tableau n'a pas été peint en 1600 mais entre 1610 et 1614. Une analyse intéressante en est donnée par Bernard Debarbieux dans la revue géographique en ligne Mappemonde (2011). Selon lui, "El Greco met en scène, à sa manière et comme jamais avant lui, le double regard que la modernité porte sur la Terre". Il juxtapose en effet  dans la même composition une vue et une carte de la ville, deux formes différentes de représentations. "Le tableau place le spectateur en position légèrement surélevée, comme au sommet d’une colline. Cette position lui permet de voir se dégager la ville de derrière une colline. Le dispositif reconstitue la troisième dimension, le relief, que la carte de la ville écrase nécessairement. Au loin, le spectateur peut embrasser l’horizon, à la courbure outrée qui renforce l’effet de perspective. La carte ne peut en rendre compte." Mais il y a plus, précise le géographe, car à ces deux modes de représentation que l'on peut qualifier de réalistes en ce qu'elles tentent de rendre compte des choses telles qu'elles sont, s'ajoutent "l’allégorie des sources du Tage, en bas à gauche, et une Madone évanescente survolant la ville qu’elle semble protéger de sa bienveillance. Mais surtout, au centre du tableau, l'ensemble composé par le nuage et le bâtiment semblent se soustraire à toute convention. Il s’agit de l’hôpital Tavera pour lequel El Greco a peint depuis 1595. Le tableau a sans doute été réalisé à la demande du recteur de l'hôpital, Salazar de Mendoza, probablement pour y être exposé. Mais le bâtiment n’occupe pas dans le tableau la position qu’il avait alors dans la ville. El Greco s’en explique dans un court texte écrit sur le plan lui-même: «Il a été nécessaire de mettre l’hôpital de Don Juan Tavera en forme de modèle parce que non seulement il venait cacher la porte de Visagra, mais sa coupole montait de telle sorte qu’elle surpassait la ville, et ainsi une fois l’ayant mis comme modèle et bougé de sa place, il me semble préférable de montrer la façade plutôt que ses autres côtés. Et pour le reste, en ce qui concerne sa position dans la ville, on le verra dans le plan».

Ces étrangetés n'échappent pas à l'oeil averti de Lançon : "Ici, devant, il y a ce jeune homme légèrement souriant qui nous déroule sur un papier le plan de Tolède, en élève architecte, un peu comme sainte Véronique au long cou, dans un tableau de 1577-1580, nous montre son voile où apparaît en pochoir le visage du Christ : un sacrement topographique."

La Verónica con la Santa Faz
Le Greco, 1584-1594
Huile sur toile 91x84 cm
Tolède, Musée de Santa Cruz.

Et il poursuit ainsi : "Au premier plan, comme à Versailles, un dieu fluvial dans des tons ocre, au moment où Tolède vit encore, mais pas pour longtemps, de la circulation du Tage. Un hôpital de la ville lévite au ras du sol sur un petit nuage, comme une cité céleste. Planant sur l’ensemble, une petite Vierge descend avec sa suite, imposant la chasuble à l’évêque Saint-Ildefonse, patron de Tolède."

Vue et plan de Tolède (détail)

Et Lançon de terminer par ces mots : "Vu de près, c’est de l’aérien délicat. Vu de loin, ça rappelle et anticipe l’une des plus curieuses peintures noires de Goya : celle du démon Asmodée, qui lévite lui aussi par-dessus la ville, les hommes. Le soleil de l’oraison engendre des monstres."

Vision fantastique ou Asmodée, huile sur plâtre transférée à la toile, 1819-1823, Francisco de Goya, Musée du Prado, Madrid.

De cet attrait de Philippe Lançon pour l'oeuvre de Goya, nous avons déjà fait l'expérience.