J'en termine avec le blog de Paul Cox, son Jeu de construction, qu'il a tenu à l'occasion d'une exposition à Beaubourg en 2005. Dans la dernière page archivée, à l'article 75, Le vide et le plein, il présente des fragiles constructions qui encombrent, dit-il, son bureau, comme celle-ci
"dont l'empilement serpentin me ramène aux ruisseaux méandreux d'hier ou d'avant-hier(...)"
Ruisseaux méandreux... je m'arrête sur cette expression, c'est exactement celle que j'ai utilisée cet après-midi dans l'écriture d'une lettre à un ami. Nous correspondons depuis longtemps, mais je ne lui avais pas donné de réponse depuis de longues semaines. Je lui écrivais donc qu'après la pièce que nous avions jouée en mars, la vie avait, comme on dit, repris son cours, mais pas un cours de long fleuve tranquille, non, plutôt celui d'un ruisseau capricieux, méandreux, à l'étiage variable et aux berges traîtresses. Je m'étais même interrogé sur la validité de cet adjectif méandreux. Etait-il français ? Peut-être pas, je ne vérifiai pas, je m'en fichais.
Et puis je le retrouve chez Paul Cox, associé au même nom, ruisseau. Voici par ailleurs l'image de ruisseau qu'il avait inséré dans un article antérieur (73 - Positif-négatif) :
Il écrivait ceci : "La dernière promenade avant de repartir m'offre le joli spectacle de ce ruisseau qui me semble être le reflet exact de ma pensée à ce stade de mes projets, hésitant, s'emballant pour une idée, puis pour une autre en tous points opposée. J'y retrouve une nouvelle fois mon cher contraste positif-négatif observé tant de fois dans les peintures chinoises. J'ai l'espoir que ces va-et-vient de l'imagination me conduiront à une heureuse synthèse."
Bel effet de hasard objectif, une fois encore, avant de quitter ce blog. Qui me donne comme une note d'espoir en ce temps déprimant.
Du coup, je m'amuse à rechercher "ruisseau méandreux" sur Google. Les cinq premières réponses pointent toutes vers un extrait de Désiré Nisard :
Ce Désiré Nisard (1806-1888), politicien et écrivain bien oublié, a fait un retour récent en littérature grâce à Eric Chevillard. A vrai dire, il doit se retourner dans sa tombe, car le gaillard ne l'a pas épargné. Le titre du livre, publié en 2006, est sans ambiguïté : Démolir Nisard.
"Pour se connaître enfin soi-même, il n'est pas de meilleur moyen que de connaître bien son ennemi. Ordinairement, celui-ci ne fait pas mystère de sa personne : on ne voit et on n'entend que lui partout. Mais le narrateur de ce livre va devoir s'employer à débusquer le sien, mort en 1888 et oublié presque aussitôt. Désiré Nisard, critique littéraire académique et compassé, sermonneur versatile, n'en a pour autant pas fini de nuire. Il a pesé de tout son poids sur la trame légère des jours comptés à l'humanité. Il a contribué au malheur de celle-ci, aujourd'hui encore accru par les fatales conséquences de ses moindres opinions et petits gestes mesquins. Tout cela appelle une juste vengeance. Désiré Nisard doit disparaître. L'idéal serait qu'il n'ait jamais vécu. La plus infime trace de son existence sera effacée. Ce livre entend lui régler son compte une bonne fois."
Il faut dire que ce Nisard en tenait pour la décadence des belles lettres, et il qualifiait les livres de Victor Hugo et de Dumas de "littérature facile" et de « débauches d’imaginations en délire, indignes d’occuper les esprits sérieux ». Polémiste ayant rejoint les rangs du pouvoir établi, carriériste sans égal, il devint inspecteur général et professeur d'éloquence française à la faculté de Paris. C'est là qu'il exposa sa théorie des deux morales "qui resta attachée à son nom. Il distingua la morale ordinaire, qui régit les actions des simples particuliers, et celle, plus large, applicable seulement aux princes, qui peuvent violer leurs serments, emprunter des millions sans les rendre, etc. Le chahut qui s’ensuivit trouva sa conclusion en correctionnelle, où plusieurs étudiants furent condamnés à de la prison, transformant une explosion de potaches en événement politique, et popularisant son sobriquet d'« homme à deux morales »."
Une théorie qui doit sans doute encore inspirer certains de nos dirigeants.
Finalement, nous revoilà plongé dans ce contraste positif-négatif cher à l'artiste. Le ruisseau méandreux rassemble et oppose tout à la fois l'homme admirable et stimulant, Paul Cox, et le littérateur abhorré, Désiré Nisard.