Je possède depuis longtemps dans ma bibliothèque le très beau livre de Daniel Arasse sur Léonard de Vinci (Hazan, 1997). C'est un volcan endormi dans le cratère duquel je ne suis jamais descendu que pour de timides explorations. La survenue de L'Adoration des Mages m'a conduit naturellement à en tenter une nouvelle. Et il y eut une première surprise : la couverture de l'ouvrage représentait rien moins qu'un détail du fameux tableau, ce dont je ne m'étais jamais avisé.
Si Daniel Arasse choisit ce tableau inachevé comme couverture, au lieu de la plus attendue Joconde, ou de la Vierge aux rochers par exemple, c'est bien qu'il le tient pour un chef d’œuvre. Il montre tout d'abord qu'il doit beaucoup à L'Adoration des Mages que Botticelli réalise quelques années plus tôt entre 1472 et 1475 pour la chapelle de Guasparre del Lama à Santa Maria Novella. Le peintre innovait déjà en supprimant l'habituel cortège des Mages, et en disposant la sainte Famille au centre de la composition, les Mages et leurs suivants se répartissant de chaque côté de façon plus ou moins symétrique : "Il transforme ainsi, écrit Arasse, ce qui était une scène à dominante narrative en une image cérémonielle et liturgique : les Mages rendent hommage, en Jésus, au corps incarné du Fils."(p. 350)
De Botticelli, Léonard reprend "la disposition centralisée de l'ensemble, la pose agenouillée des trois Mages et l'idée des grandioses ruines antiques situées sur la gauche qui, tout en étant une figure connue de l'effondrement de la religion païenne, étaient encore peu utilisées dans le thème des Mages." Cependant, il ne faut pas s'y tromper, Léonard ne se rapproche de Botticelli que pour s'en différencier radicalement. Il supprime entièrement la "cabane" de Marie et lui substitue ces deux arbres si importants dans le film de Tarkovski. Et alors que Botticelli place la Vierge et l'Enfant dans la partie supérieure, nettement au-dessus du point de fuite, les désignant clairement comme visée du culte, Léonard les installe au contraire dans la partie basse, idée qu'il a dès l'origine, comme en atteste l'esquisse préparatoire de 1481.
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Pointe de plomb reprise à la plume et à l’encre brune (Département des Arts graphiques, Musée du Louvre) |
"Ce choix, explique Daniel Arasse, lui permettait de développer le fond à travers toute la surface et lui ouvrait la possibilité d'enrichissements et d'innovations considérables." Traditionnellement, le fond permettait de présenter le cortège des Mages, et c'est bien ainsi que Filippino Lippi (qui reprendra à la demande des moines, en 1496, le projet abandonné par Léonard) le traitera, même s'il reprend pour l'essentiel sa composition.
Rien de tel donc chez Vinci. Dans le fond, à droite, a lieu un combat de cavaliers. Dont le sens est discuté. On y a vu parfois, dit Arasse, une transformation d'un combat contre le Dragon qu'il aurait imaginé dans L'Adoration des Bergers, à laquelle il travaillait en 1478-1480, mais aussi une variante du motif traditionnel de la lutte entre des chevaux du cortège, ou bien encore une allusion au combat entre membres du cortège et sbires d'Hérode, thème pris dans un évangile apocryphe arménien. Toujours est-il que, selon lui, le groupe possède un sens manifeste : "il exprime la violence guerrière et marque la première apparition du thème très léonardien de la bestialissima pazzia, de cette folie très bestiale qui, dans le combat, assimile l'homme à la bête." Thème qui sera le motif central de La Bataille d'Anghiari, entreprise plus de vingt ans plus tard.
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L'Adoration des Mages, Léonard de Vinci (détail) |
"Dans son ensemble, entre le fond et le premier plan, poursuit Daniel Arasse, c'est une cohérence autre que narrative que le tableau instaure : le fond est le lieu de l'aveuglement rapport à l'évidence glorieuse de l’Épiphanie, message de rédemption, de paix et d'amour."
Restons-en là pour aujourd'hui. Je ne peux me défendre cependant de percevoir comme un écho à la résonance déjà aperçue entre cette investigation sur des œuvres du passé et l'alarmante situation contemporaine du Proche-Orient. A cette guerre de bombardements entre Israël et l'Iran, deux régimes criminels autour duquel l'ubuesque Trump vient planer comme un vautour.
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Cortège des Mages, mosaïque (VIe s.), Saint-Apollinaire-le-Neuf, Ravenne |
Dans cette mosaïque de Ravenne, les mages ne sont pas encore figurés comme des rois. Ils portent tous les trois un même bonnet phrygien et un costume persan identique, manteau court agrafé sur le côté droit, tunique relevée à hauteur des cuisses pour faciliter le voyage à dos de chameau, pantalons collants descendant jusqu'aux pieds. Deux des adorateurs présentent leur offrande les mains cachées par leur manteau en signe de vénération. Rite persan. Autrement dit, si l'on transpose en termes actuels, c'est l'Iran qui vient honorer un petit Palestinien né dans une étable. Au retour, averti par un songe, ils ne repasseront pas chez Hérode le sanguinaire.
Qui est Hérode aujourd'hui ?
Dans le ciel ce n'est plus l'étoile qui brille mais la traînée mortifère des missiles.
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