mardi 4 avril 2023

Le soleil de l’oraison engendre des monstres

L'article de Philippe Lançon, Le Greco étoile de Tolède, du 9 mai 2014, qui commençait par évoquer Vue de Tolède, finit avec un tableau tout à la fois très proche et très différent : Vue et plan de Tolède. "Peint en 1600, c’est une œuvre bizarre, écrit Lançon, saturée de symboles qui irréalisent la netteté de sa topographie. On flotte ici entre plusieurs mondes : urbanisme, dessin, peinture, religion, nature. C’est l’artiste, naturellement, qui donne et mélange les tons. La ville apparaît au fond, toujours précise, comme dans les autres tableaux (...)."

Vue et plan de Tolède. El Greco (1541-1614). Vers 1610-1614
Huile sur toile. Musée Greco, Tolède, Espagne

Petite erreur de Lançon sans grande importance, le tableau n'a pas été peint en 1600 mais entre 1610 et 1614. Une analyse intéressante en est donnée par Bernard Debarbieux dans la revue géographique en ligne Mappemonde (2011). Selon lui, "El Greco met en scène, à sa manière et comme jamais avant lui, le double regard que la modernité porte sur la Terre". Il juxtapose en effet  dans la même composition une vue et une carte de la ville, deux formes différentes de représentations. "Le tableau place le spectateur en position légèrement surélevée, comme au sommet d’une colline. Cette position lui permet de voir se dégager la ville de derrière une colline. Le dispositif reconstitue la troisième dimension, le relief, que la carte de la ville écrase nécessairement. Au loin, le spectateur peut embrasser l’horizon, à la courbure outrée qui renforce l’effet de perspective. La carte ne peut en rendre compte." Mais il y a plus, précise le géographe, car à ces deux modes de représentation que l'on peut qualifier de réalistes en ce qu'elles tentent de rendre compte des choses telles qu'elles sont, s'ajoutent "l’allégorie des sources du Tage, en bas à gauche, et une Madone évanescente survolant la ville qu’elle semble protéger de sa bienveillance. Mais surtout, au centre du tableau, l'ensemble composé par le nuage et le bâtiment semblent se soustraire à toute convention. Il s’agit de l’hôpital Tavera pour lequel El Greco a peint depuis 1595. Le tableau a sans doute été réalisé à la demande du recteur de l'hôpital, Salazar de Mendoza, probablement pour y être exposé. Mais le bâtiment n’occupe pas dans le tableau la position qu’il avait alors dans la ville. El Greco s’en explique dans un court texte écrit sur le plan lui-même: «Il a été nécessaire de mettre l’hôpital de Don Juan Tavera en forme de modèle parce que non seulement il venait cacher la porte de Visagra, mais sa coupole montait de telle sorte qu’elle surpassait la ville, et ainsi une fois l’ayant mis comme modèle et bougé de sa place, il me semble préférable de montrer la façade plutôt que ses autres côtés. Et pour le reste, en ce qui concerne sa position dans la ville, on le verra dans le plan».

Ces étrangetés n'échappent pas à l'oeil averti de Lançon : "Ici, devant, il y a ce jeune homme légèrement souriant qui nous déroule sur un papier le plan de Tolède, en élève architecte, un peu comme sainte Véronique au long cou, dans un tableau de 1577-1580, nous montre son voile où apparaît en pochoir le visage du Christ : un sacrement topographique."

La Verónica con la Santa Faz
Le Greco, 1584-1594
Huile sur toile 91x84 cm
Tolède, Musée de Santa Cruz.

Et il poursuit ainsi : "Au premier plan, comme à Versailles, un dieu fluvial dans des tons ocre, au moment où Tolède vit encore, mais pas pour longtemps, de la circulation du Tage. Un hôpital de la ville lévite au ras du sol sur un petit nuage, comme une cité céleste. Planant sur l’ensemble, une petite Vierge descend avec sa suite, imposant la chasuble à l’évêque Saint-Ildefonse, patron de Tolède."

Vue et plan de Tolède (détail)

Et Lançon de terminer par ces mots : "Vu de près, c’est de l’aérien délicat. Vu de loin, ça rappelle et anticipe l’une des plus curieuses peintures noires de Goya : celle du démon Asmodée, qui lévite lui aussi par-dessus la ville, les hommes. Le soleil de l’oraison engendre des monstres."

Vision fantastique ou Asmodée, huile sur plâtre transférée à la toile, 1819-1823, Francisco de Goya, Musée du Prado, Madrid.

De cet attrait de Philippe Lançon pour l'oeuvre de Goya, nous avons déjà fait l'expérience.

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