Certains films échappent à la stricte délimitation entre réalisme et fantastique. Ainsi Andalucia paraît-il ancré solidement dans la réalité urbaine parisienne, il s'y tient même très longtemps, jusqu'à ce qu'une femme, jamais vue jusque-là, dirige le personnage principal vers Tolède, et le film alors bifurque à l'avenant, quitte le terrain du connu pour s'aventurer dans ce qui semble invraisemblable. Tous ces Espagnols qui montrent du doigt la route à suivre, c'est irréaliste bien sûr. Cela pourrait être donné comme un rêve, ça en aurait toutes les caractéristiques, mais non, Samir Guesmi vit, semble-t-il, vraiment cette expérience qui le mène jusqu'aux tableaux du Greco - où il se reconnaît avec effarement dans les portraits des apôtres. Cette intrusion tranquille du fantastique est plus que troublante, justement par cette absence d'affect de peur. Car souvent l'irruption du fantastique dans le cinéma coïncide avec la terreur et l'angoisse. Ici, pas du tout : les gens qui guident le personnage sont des passants ordinaires, des hommes et femmes comme tout le monde, aucun effet spécial, aucun poltergeist tonitruant.
Un peu plus tard, dans les lumineuses collines andalouses, Samir Guesmi, cheminant sur le sentier, va soudain léviter quelques secondes. Une scène qui relève du fantastique ici encore, mais observons qu'il ne s'agit pas d'une assomption flamboyante, d'une extase dans la verticalité, simplement de quelques pas hors sol, à quelques centimètres de la poussière du chemin, donc rien de vraiment spectaculaire, mais tout de même cela ressort de l'impossible.
Un autre film, récemment sorti en salles, relève d'un même type de traitement : Goutte d'or de Clément Cogitore. Le fantastique émerge aussi du réel avec une même absence d'emphase. Ici aussi, la ville impose son décorum. Dans les deux films, beaucoup de scènes sont tournées le soir dans des squares. Lieux de rencontre, de distribution de soupe populaire, de trafics et de disputes, plus intimes que les grandes places, gardant quelque chose du souvenir de la Cabane enfantine, les squares magnétisent la jeunesse perdue, ici une bande de jeunes mineurs venus de Tanger et écumant le quartier. Quartier où Ramsès, superbement interprété par Karim Leklou, a développé son petit commerce de voyance, jusqu'à susciter la jalousie de nombreux marabouts et autres médiums. Ramsès est un escroc habile qui procure consolation aux endeuillés en piratant les données des smartphones de ses clients. Et pourtant, c'est lui qui va être la proie d'une vision, qui le conduira à retrouver dans les gravats d'un chantier de la porte de La Chapelle le cadavre de l'un des jeunes marocains. Lesquels croient dur comme fer aux pouvoirs de celui qu'ils appellent le Mage. Le charlatan "victime" d'une véritable vision, voilà bien le paradoxe du film. Comme dans un précédent film, Ni le ciel ni la terre, où des soldats disparaissaient mystérieusement dans le cadre de la guerre en Afghanistan, nulle explication n'est donnée.
Un troisième film, tout à fait éloigné, lui, de tout contexte urbain (et pour cause, car c'est le projet même du personnage principal que de fuir la Capitale et la fonction qu'il y occupait), porte également la marque d'un fantastique sans les atours habituels du fantastique. Il s'agit de La Montagne de Thomas Salvador. L'argument est simple : Pierre, un ingénieur, lors d'une réunion de présentation à Chamonix d'une machine algorithmique, se fige soudain devant la vision des sommets enneigés. Silence gêné de l'assistance, puis tout repart. Enfin, en apparence, car Pierre, lui, ne repart pas, il demeure à Chamonix puis gagne les hauteurs, bivouaque, s'entête à grimper là où la montagne a connu quelques secousses. Sa famille ne parviendra pas à le faire revenir à Paris. Seule relation qu'il entretiendra par intermittences, celle qu'il noue avec Léa (Louise Bourgoin), chef de cuisine dans un restaurant d'altitude. Le film est aussi taiseux que son personnage, qui ne s'explique jamais sur ses pulsions, sur cette irrépressible attirance vers la roche. Car la montagne, loin d'être cette masse inanimée que l'on croit, se révèle vivante, les pierres s'illuminent (Thomas Salvador parle de lueurs), se meuvent, et Pierre ira jusqu'à s'y lover, presque s'y fondre.
Peu après avoir vu le film, j'ai lu dans AOC un magnifique article* qui lui était consacré par le philosophe Olivier Remaud. Il y discute cette idée du fantastique que je médite aujourd'hui :
"Le film change subitement de registre. Tout le monde l’a noté. Bascule-t-il pour autant dans le genre fantastique ? La Montagne est un film réaliste quand il décrit les apprentissages de Pierre. On visite un magasin de sport, on s’assoit à une table de restaurant, on dort dans une tente de bivouac. Mais ce n’est pas un documentaire sur les écosystèmes des hauteurs. Hormis les « choucas » évoqués par le guide qui emmène Pierre, on n’y voit peu d’êtres non-humains. Chaque montagne abrite pourtant une multitude de vies. Les cimes ont elles-mêmes une faune et une flore inattendues. Tout se passe comme si les lueurs en question représentaient les vivants que les documentaires ne présentent jamais sous cet angle. Thomas Salvador revivifie la part supposée inerte des mondes sauvages, celle qui se confond avec les couches rocheuses. Le peuple caché des pierres se remet à vivre. La réalité n’en est pas vraiment troublée et Pierre n’éprouve aucune frayeur. Ce n’est pas tant du fantastique que de l’animisme. Le premier inquiète le réel, le second l’anime et le ranime sans cesse."
Trois films, dont l'un n'est pas des plus récents, ne forment pas pour autant une tendance de fond, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'ils sont comme le pressentiment d'une voie nouvelle, une voie qui n'oublie pas le réel dans son indéniable matérialité, mais n'identifie pas celle-ci à la pesanteur, à l'immobilité et au mutisme. C'est comme si ce fantastique autrement perçu venait vivifier notre monde, et rendre à nos existences la magie que l'enfance savait déjà y découvrir.
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