mardi 30 août 2022

Quand tu écouteras cette chanson aigre-douce

Le 18 août 2021, Lola Lafon a passé la nuit au Musée Anne Franck, dans l'Annexe, à Amsterdam. Le livre qu'elle en a tiré vient de paraître chez Stock, dans cette collection Ma nuit au musée, à laquelle appartient Ephémère de Bernard Chambaz, dont j'ai rendu compte ici en mai 2021 (c'est dans le musée de Franco Maria Ricci que Chambaz avait passé la nuit). J'ai acheté ce livre samedi dernier, entre toutes les nouveautés de la rentrée littéraire, mû par une sorte d'urgence, d'intuition souveraine. De Lola Lafon, nom connu, je n'avais encore rien lu. La maison d'Anne Franck, je l'avais visitée, il y a bien des années maintenant, et pourtant, bizarrement, je n'ai jamais lu le Journal, parce que c'était comme si je savais déjà ce que j'allais y trouver, et que l'injustice faite à cette enfant, cette réclusion forcée qui ne la protégea pas jusqu'au bout (elle fut arrêtée, le 4 août 1944, avant d’être déportée à Auschwitz, puis Bergen-Belsen), me révoltait trop pour que je m'inflige ce tourment. C'est en partie idiot, j'en conviens.

J'ai plongé dans le récit de Lola Lafon, et en suis ressorti le lendemain, ébloui. Le défi était immense, être à la hauteur de l'adolescente, évoquer sa vie, sa chambre, le destin de son Journal, en restant à la bonne distance, en ne cédant jamais au pathos, en parlant aussi de soi, de sa propre histoire sans s'enfermer dans une perspective narcissique, non, rien n'était simple dans toute cette affaire. D'autant que l'écrivaine, en se rendant à Amsterdam, si elle éprouvait la nécessité d'écrire ce récit, ne savait pas pour autant de quoi il serait fait. A Ronald Leopold, le directeur du Musée, qui sonde en quelque sorte ses intentions, elle cite in fine Marguerite Duras : "Si on savait quelque chose de ce qu'on va écrire, avant de le faire, avant d'écrire, on n'écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine."

Autre difficulté, cette Annexe dans laquelle Lola Lafon va passer dix heures n'est pas autre chose qu'un appartement vide. Otto Franck, le père d'Anne Franck, quand il revint de sa captivité à Auschwitz en 1945, retrouva la cachette pillée par les nazis, vidée de tout élément. Alors, quand il fut question, en 1960, de faire de cet endroit un musée, il "exigea que l'appartement demeure dans l'état où il l'avait retrouvé. Qu'on en soit témoin, du vide, sans pouvoir s'y soustraire ; qu'on s'y confronte. [...] Ainsi, en sortant, on ne pourra pas dire : dans l'Annexe, je n'ai rien vu. On dira : dans l'Annexe, il y a rien, et ce rien, je l'ai vu." (p. 34)


Lola Lafon confie aussi qu'avant de rentrer dans cette nuit d'août 2021, "elle ne sait rien, sauf ceci : les fantômes, au contraire du mythe qui voudrait qu'ils nous hantent sans pitié, se tiennent sages. Ils nous espèrent, ils ont tout leur temps, celui que nous n'avons pas. Ils attendent qu'on accepte d'être déroutés. Que nos paupières se dessillent et qu'on devine, au travers du temps, leurs ombres patientes. Alors on pourra faire place à ceux qu'on dit avoir "perdus". On les retrouve." (p. 53) Et elle va les retrouver.

Et elle évoquera d'abord son enfance dans la Roumanie de Ceaucescu. Née à Paris en 1974, elle est la fille de deux professeurs de littérature communistes (son père est français, sa mère roumaine ou biélorusse - les sources divergent), qui s'expatrient, d'abord en Bulgarie puis en Roumanie, à Bucarest. Quand la famille revient à Paris, Lola a douze ans. Une trajectoire qui m'en évoque une autre, plus proche, celle de Bristena, la femme de mon fils Adrien, originaire de la ville de Cluj, venue en France avec Felicia, sa maman, à l'âge de onze ans (si je me souviens bien).

Pour Lola, la rupture est brutale : elle renonce vite à expliquer aux camarades de classe le quotidien paranoïaque des Roumains. Les parents soi-disant "sous écoute" : elle était mythomane ! C'est faute de se faire des amis qu'elle se met à écrire sur ce qu'elle ne peut pas partager. Tout son livre est d'une certaine façon une réflexion sur l'écriture, son sens, sa nécessité : "Peut-être commence-t-on parfois à écrire pour faire suite à ce qu'on a perdu, pour inventer une suite à ce qui n'est plus. Pour dire, comme le petit rond rouge sur un plan, que nous sommes ici, vivants. Si la mémoire s'étiole, les mots, eux, restent intacts, ils sont notre géographie du temps." (p. 96)

Entre treize et vingt ans, c'est l'emprise de l'anorexie, "expérience d'une solitude absolue, d'un vertige." Que seuls peuvent peupler des écrivains, des musiciens, eux-mêmes exilés. Apatrides chéris entre tous, qui "tournoient entre les identités".

Ida, sa grand-mère, parlait polonais, yiddish et français. Né à Lublin, elle rejoint son frère à Paris en 1930, exerce comme manucure dans un salon de coiffure, rencontre dans un bal d'immigrés russes un jeune homme qui a autant de prénoms que de pays traversés : "né Grichka en Russie, renommé Herschel, pus Zwi, lors de son passage en Palestine, en France, il sera Georges, le groom, le chauffeur e taxi, l'homme à tout faire, le vendeur de bibles à la sauvette et même l'ordonnance du maréchal Juin." Ida et Georges ont une fille, la mère de Lola, qu'ils cachent pendant la guerre dans des granges, des couvents, des familles protestantes, à Vif en Isère ou au Chambon-sur-Lignon. 

Les deux grandes soeurs d'Ida, restées en Pologne, sont mortes de faim dans un ghetto.

"C'est elle, Ida Goldman, écrit encore Lola Lafon, la raison de ma nuit dans l'Annexe ; elle qui m'a offert, j'avais une dizaine d'années, une médaille dorée frappée du portrait d'Anne Franck."

Avec cette médaille, un photomaton, silhouette d'un adolescent en pull marin, qui aura quinze ans pour l'éternité. C'est cette dernière partie du livre qui donnera la raison de son titre, et ne lisez donc pas plus avant si vous voulez garder la surprise.

Je me ravise, je ne dirai rien, seulement que cette chanson est la trace d'une rencontre, brève et intense, à Bucarest. Elle s'appelle I started a joke, une chanson des Bee Gees, enregistrée et publiée en 1968 dans leur album Idea.

I started a joke,
Which started the whole world crying.

[...]

Till I finally died,
Which started the whole world living,23
Oh, if I'd only seen
That the joke was one me.


Ce même samedi, j'avais acheté le hors-série du Monde consacré à Gotlib. Je savais déjà que ce génie de la bande dessinée avait eu une enfance douloureuse, mais je ne connaissais pas le détail. Marcel Gottlieb est né le 14 juillet 1934 (la même année que mon père) dans le 14ème arrondissement de Paris. Son père, Erwin, immigré juif roumain, peintre en bâtiment, est arrêté en septembre 1942 par la police française, puis transféré à Drancy et déporté par le convoi no 37 du 25 septembre 1942 au camp de travail et de concentration de Blechhammer. Il survit à l'évacuation du camp lors de la marche de la mort mais est assassiné au camp de concentration de Buchenwald le 10 février 1945. Quelques mois après, Régine, la mère de Marcel, prévenue de la rafle par un gendarme, réussit à le cacher ainsi que sa sœur chez une famille de paysans d'Eure-et-Loire.

Gotlib a peu évoqué cette période sombre de sa vie, à deux reprises seulement, avec deux Rubriques-à-brac, quatre planches en tout et pour tout, mais c'est poignant. L'une d'elles est Chanson aigre-douce *(Pilote n°525, du 27 novembre 1969), dédiée à sa fille Ariane, née quelques mois plus tôt. Une histoire totalement autobiographique, ainsi qu'il le confiait à Télérama à l'occasion de l'exposition que lui consacra en 2014 le Musée d'Art et d'Histoire du judaïsme :

"Dans La Rubrique-à-brac, au milieu des trucs comiques, je glissais parfois des pages un peu plus graves. Celle-là est complètement autobiographique, pour une fois. Pendant l'Occupation, ma mère nous avait mis en pension chez des fermiers, un peu Thénardier sur les bords. Ces gens-là gardaient plein de mômes. Au début j'allais à l'école, mais ils m'en ont retiré pour m'envoyer garder la chèvre. Je passais mes journées avec elle. Juste au-dessus de nos têtes, il y avait des batailles aériennes. Les avions se mitraillaient et moi, j'étais là, les mains dans les poches. Un jour, en rentrant la chèvre, j'ai vu une voiture garée devant la ferme, une traction avant peinte aux couleurs de l'armée allemande, et des soldats chez mes logeurs. Je suis resté prudemment en arrière... Dans cette Chanson aigre-douce, je ne parle pas directement de la guerre, mais l'allusion est suffisamment poussée pour qu'on comprenne. Ce genre d'histoire, il en paraissait peu dans les pages de Pilote. Je me souviens de celle du « petit Biafrogalistanais », assez dure sur la famine des enfants. René Goscinny l'a lue devant moi et m'a dit en baissant les yeux : « Je suis fier d'être directeur d'un journal où des pages comme ça sont publiées. » Alors là, je me suis envolé."



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* On peut retrouver les deux planches dans l'article de Florence Plet-Nicolas, Chanson aigre-douce de Gotlib : violence de l’écriture en bande dessinée, aux Presses universitaires de Bordeaux.

samedi 20 août 2022

2.2.1. J'ai rêvé d'Helen Mirren

Suite de 2.2. Apeirogon ou La huppe et le cratérope écaillé

Le 2 mai dernier, j'ai rêvé d'Helen Mirren. Mais je devrais être plus précis, car je ne suis pas certain que dans ce rêve, l'actrice anglaise ait été présente, je veux dire, que son image ait été présente. Pour la bonne raison que je ne la connais pour ainsi dire pas. Non, ce qui fut présent fut son nom : Helen Mirren. D'où venait-il ? Je n'en savais rien. La réponse me fut donnée lors de la rédaction du dernier article,  consacré au livre de Colum McCann, Apeirogon. Rappelez-vous, j'y évoquais la tournée africaine de Peter Brook, en décembre 1972, jouant La Conférence des oiseaux dans le Sahara : 

"Dans la pièce, chaque oiseau incarne un défaut humain qui empêche l’homme d’atteindre les lumières. Le plus sage d’entre eux, la huppe, propose qu’ils essaient tous ensemble de trouver le Simorgh, la légendaire créature perse, afin qu’ils puissent accéder aux lumières.
Le texte, adapté par Brook et Jean-Claude Carrière, faisait une place aux sons et aux mouvements aléatoires. Pendant le spectacle, les acteurs – dont Helen Mirren et Yoshi Oida – poussaient des chants d’oiseaux exotiques et sautaient dans des cartons vides répartis autour du tapis : une danse de la poussière." (C'est moi qui souligne)

Or, cet extrait d'Apeirogon, je l'avais épinglé le 30 avril. Pour je ne sais quelle raison, l'inconscient avait enregistré le nom d'Helen Mirren, et l'avait recyclé dans un rêve* deux jours plus tard. Ce même 30 avril, j'avais aussi noté qu'un article du Monde, daté du 27 avril, avertissait de la reprise, au Théâtre des Bouffes du Nord, de La Tempête de Shakespeare, par Peter Brook. C'était donc peu de temps avant sa mort, survenue le 2 juillet. A vrai dire, il ne s'agissait pas tout à fait d'une nouvelle mise en scène de la pièce (qu'il avait réalisée à trois reprises, en 1957, 1968 et 1990, déjà aux Bouffes du Nord), mais d'un projet (Tempest Project) issu de plusieurs ateliers avec des acteurs, en anglais et en français. "Le théâtre, écrit Fabienne Darge, est une île, à l’image de celle de La Tempête, « pleine de bruits, de sons et d’airs mélodieux » – le lieu par excellence où peuvent s’incarner, de la manière la plus aérienne qui soit, les forces de l’esprit. Pour peu qu’elles soient convoquées par un mage à même de les animer. La Tempête est bien une métaphore du théâtre, et surtout du théâtre qu’a cherché Peter Brook tout au long de sa vie."

Dans une vidéo associée à l'article, Peter Brook précisait que dans La Tempête, "il y a des résonances, des échos qui traversent toutes les pièces de Shakespeare." Il insistait sur les thèmes de l'injustice et de la liberté sociale, politique et individuelle. La Tempête ne finit-elle pas sur le mot "free" ? (Let your indulgence set me free)**.

Plus tard, le 9 mai, je tombe sur un article du Guardian, du 6 mars 2011, consacré à Helen Mirren (article que je ne cherchais nullement, et dont j'ai oublié comment il est apparu dans mon champ de vision). Philip French y rend compte du film The Tempest, de Julie Taymor, où Helen Mirren joue Prospera (Taymor a féminisé le rôle du mage Prospero).

Helen Mirren (Prospera), The Tempest

Le film est par ailleurs cité par Margaret Atwood, dans les remerciements de la fin de son roman Graine de sorcière (10/18, 2020), que j'avais lu peu de temps auparavant, dans le cadre de mes interventions à la centrale de Saint-Maur. Remarquable roman, où La Tempête joue un rôle majeur. Il n'est que de lire la présentation de l'éditeur :

"Injustement licencié de son poste de directeur du festival de Makeshiweg, au Canada, alors qu’il mettait en scène La Tempête de Shakespeare, Felix décide de disparaître. Il change de nom et s’installe dans une maisonnette au coeur de la forêt pour y panser ses blessures, pleurer sa fille disparue. Et préparer sa vengeance.
Douze années passent et une chance de renaître se présente à Felix lorsqu’on lui propose de donner des cours de théâtre dans une prison. Là, enfin, il pourra monter La Tempête avec sa troupe de détenus, et tendre un piège aux traîtres qui l’ont détruit. Mais la chute de ses ennemis suffira-t-elle pour qu’il s’élève de nouveau ?"

L'épilogue du livre de Atwood a d'ailleurs pour titre Délivrez-moi, reprenant donc à la lettre le dernier vers de la pièce. Celle que Félix délivrera, ce sera sa petite fille disparue, Miranda.

"Il se saisit de la photo de Miranda dans son cadre argenté, Miranda qui rit joyeusement sur sa balançoire. La voilà, à trois ans, perdue dans le passé. Mais non, car elle est aussi ici et le regarde se préparer à quitter la pauvre cellule où elle a été piégée avec lui. Déjà, elle s'estompe, perd de sa substance : c'est à peine s'il la perçoit. Elle lui pose une question. Exige-t-il qu'elle l'accompagne jusqu'au terme de son voyage ?
A quoi pensait-il donc - en la gardant attachée avec lui tout ce temps ? En l'obligeant à obéir à ses ordres ? Quel égoïste il a fait ! Oui, il l'aime : sa chérie, son enfant unique. Mais il sait ce qu'elle veut, au fond, et ce qu'il lui doit.
"Dans les éléments sois libre", lui dit-il.
Et enfin elle l'est." (p. 346)

 


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* Du rêve lui-même, je n'ai noté au matin qu'une seule autre caractéristique : il était question d'un film qui évacuait "toute idée de transcendance". 

Pour être complet, il me faut ajouter que j'avais fait un second rêve cinématographique cette nuit-là. Je ne le cite que pour mémoire, ne voyant pas pour l'heure comment le raccorder aux thématiques abordées supra. Je tournais, tenez-vous bien, un téléfilm avec Gérard Depardieu (il avait une caméra à la main). Il y avait une foule de curieux et de la neige sur les toits au début du rêve. Je ne connais pas le texte, Depardieu me parle d'un pull, et quand je lui demande comment il doit être, il me répond en somme que c'est mon travail que de le dénicher. Je dis aussi : "Ce n'est parce qu'on répète ici que le film se fera ici." Les déclarations d'intention légèrement obscures de Gégé me font penser à un ami metteur en scène.

** "Mais d'abord délivrez-moi", dans la traduction d'Yves Bonnefoy.

mercredi 3 août 2022

2.2. Apeirogon ou La huppe et le cratérope écaillé

Bonnefoy la fait traversière
comme rue ou
maison
ou petite
plutôt passagère
jamais mensongère 
le Coran la salue
la Bible l'accueille
la huppe sur la pierre
écrite
à sa façon fauve
de saluer avril

Sylvie Durbec, La huppe de Virginia, Jacques Brémond, 2011, p. 57.

→ Suite de 2 - Le fils perdu (mais peut se lire indépendamment)

Je reprends le fil de mes sept articles numérotés (aspiré par d'autres motifs, j'en avais différé la suite, qui représente tout de même presque une dizaine de billets ).

Le 27 avril, j'avais acheté en 10/18 Apeirogon, le livre de l'écrivain irlandais  Colum McCann paru en 2020. S'il s'inscrit dans la lignée du thème du fils perdu, c'est parce qu'au coeur du livre, les "forces motrices" en sont Bassam Aramin et Rami Elhanan, un Palestinien et un Israëlien, qui existent pour de vrai, et partagent le cruel destin d'avoir perdu l'un et l'autre une fille, Abir, dix ans, et Smadar, treize ans. La première, abattue dans la rue, alors qu'elle achetait des bonbons, par la balle en caoutchouc d'un garde-frontière israélien ; la seconde tuée dans un attentat perpétré par trois kamikazes au milieu de Ben Yehuda Street, dans le centre de Jérusalem.


La forme du livre, si elle en a rebuté ou laissé certains sceptiques (par exemple, Alexandra Shwarzbrod, dans Libération), m'a enthousiasmé : Colum McCann a fait le choix d’une forme fragmentaire avec des chapitres parfois très brefs (d’une ligne à quelques pages), numérotés dans une première partie de 1 à 499, puis dans une seconde de 499 à 1. Au centre, le fragment 500 est le récit à la première personne de Rami Elhanan, suivi du fragment 1001, plus court, relatant sa première rencontre avec Bassam Aramin, près de Naplouse, en Cisjordanie (de fait, le fragment 500 encadre le fragment 1001, car dans une seconde partie, il restitue le récit de Bassam Aramin). C'est évidemment faire référence aux Mille et une Nuits de Shéhérazade. "Autant de faces d’une même forme originelle, écrit Hugo Pradelle, dans En attendant Nadeau, reflets les unes des autres : prolongations, digressions, détours, reprises, refrains, saisissements… C’est ce mystérieux Apeirogon : « une forme possédant un nombre dénombrablement infini de côtés ».

Ce ne sont pourtant pas les violences au coeur du livre qui entrèrent aussitôt en résonance, mais bien ce fragment 3, page 14 : 
« Cinq cents millions d’oiseaux survolent les collines de Beit Jala chaque année. Ils voyagent depuis la nuit des temps : huppes, grives, gobe-mouches, fauvettes, coucous, étourneaux, pies-grièches, combattants variés, traquets motteux, pluviers, souimangas, martinets, moineaux, engoulevents, hiboux, mouettes, faucons, aigles, milans, grues, buses, bécasseaux, pélicans, flamants roses, cigognes, tariers pies, vautours fauves, rolliers d’Europe, cratéropes écaillés, guêpiers, tourterelles des bois, fauvettes grisettes, bergeronnettes printanières, fauvettes à tête noire, pipits à gorge rousse, blongios nains. »

Les oiseaux sont l'un des thèmes omniprésents du livre (ce n'est pas par hasard que l'illustration de couverture en reprend le motif). Alors, oui, en résonance avec qui ou quoi ? Eh bien, avec un entretien découvert ce même jour où je commençais la lecture du livre, entretien donné à Télérama par la philosophe belge Vinciane Despret. Elle y évoque sa rencontre dans le désert du Néguev, en Israël, avec l'ornithologue Amotz Zahavi. "Alors que les articles scientifiques consacrés à l’altruisme chez les oiseaux se ressemblaient plus ou moins, les siens détonnaient sacrément. Il assurait que dans le monde du cratérope écaillé, un passereau qu’il étudiait, les individus dominants offrent parfois des cadeaux aux dominés afin d’asseoir leur prestige. Un comportement singulièrement sophistiqué, alors à peine reconnu chez les primates ! Voilà qui paraissait abracadabrant… Cet oiseau était-il réellement différent des autres ? L’ornithologue qui l’observait fabulait-il ou avait-il vu ce que ses confrères étaient incapables de voir ? Et dans ce cas, pour quelles raisons ?" De cet échange, elle en tirera un livre, La Danse du cratérope écaillé, naissance d’une théorie éthologique, éd. Les Empêcheurs de penser en rond, paru en 1996.



Le cratérope écaillé est bien dans la liste donnée par Colum McCann.

Les oiseaux se trouvent donc en de multiples endroits, mais l'un d'entre eux va particulièrement m'intéresser, quelques jours plus tard. Il se situe au fragment 469, p. 283, où McCann rapporte l'équipée de Peter Brook, en décembre 1972, qui emmène une troupe d'acteurs dans le Sahara :
« La troupe fit la traversée du désert, s’arrêtait le soir dans les villages les plus petits et les plus isolés possible. On déroulait un grand tapis et on installait une série de caisses en tôle ondulée, cependant qu’un des acteurs faisait sonner le tambour. Un public se formait, et la troupe commençait son spectacle, une adaptation de La Conférence des oiseaux, inspirée d’un poème allégorique de Farid ud-Din Attar, où des marionnettes illustraient l’histoire des oiseaux du monde se réunissant pour essayer de se choisir un roi.
Dans la pièce, chaque oiseau incarne un défaut humain qui empêche l’homme d’atteindre les lumières. Le plus sage d’entre eux, la huppe, propose qu’ils essaient tous ensemble de trouver le Simorgh, la légendaire créature perse, afin qu’ils puissent accéder aux lumières.
Le texte, adapté par Brook et Jean-Claude Carrière, faisait une place aux sons et aux mouvements aléatoires. Pendant le spectacle, les acteurs – dont Helen Mirren et Yoshi Oida – poussaient des chants d’oiseaux exotiques et sautaient dans des cartons vides répartis autour du tapis : une danse de la poussière. »
J'ai évoqué Peter Brook et son dernier spectacle autour de La Tempête le 9 mai 2022 dans 7. Tempête à Helgoland. Le 2 juillet, il quittait ce monde, âgé alors de 97 ans.

Deux fragments plus loin, on retrouvait les oiseaux en lien avec Israël :
« Pour le soixantième anniversaire de la création d’Israël, la huppe – loquace, mouchetée, avec un long bec et une aigrette lissée vers l’arrière – fut choisie comme oiseau national.
Lors du vote, Shimon Peres, le président israélien, se dit seulement désolé que le plus sioniste des oiseaux, la colombe, n’ait pas été retenu. 
D’après Nurit, c’était une des phrases les plus perverses qu’elle eût jamais entendues, même si, ajoutait-elle, ce n’est pas pour rien que le nom Peres, en hébreu, signifie « gypaète barbu ». »