mercredi 19 mai 2021

Ephémères et lucioles

J'ai plusieurs fois désigné sous le terme de lucioles ces petites bulles synchroniques, minuscules coïncidences ne s'inscrivant pas dans un grand rhizome proliférant, un réseau de correspondances serrées, mais éclatant avec un bel ensemble comme un pétillement de hasards débridés. On se doute que ce phénomène ne se manifeste pas tous les jours, le dernier en date remontait à décembre 2020, avec les résonances à la porte de bronze. Mais le 30 avril et le 1er mai dernier a eu lieu une nouvelle épiphanie de lucioles. Ce matin-là, je reçus tout d'abord un mail annonçant un article de The Charnel-House, un site sous-titré From Bauhaus to Beinhaus, tenu par un certain Ross Wolfe, et dont les grands centres d'intérêt sont le marxisme et l'architecture. L'article traitait de Lazar Khidekel, un élève de Kazimir Malevitch dans les années 20, qui avait jeté les plans d'une cité aérienne, a "flying city". J'étais surpris de recevoir ce mail, car j'avais quelques années plus tôt souvent fréquenté ce site, dont l'iconographie est remarquable, mais je m'en étais peu à peu détaché - et je n'en recevais plus de nouvelles depuis bien longtemps. Soudain, il se rappelait à mon bon souvenir.

Dessin de Lazar Khidekel (1925-1932)

Le même jour, je consulte le site Barbotages, où Jacques Barbaut exprime son "grand (b/h)on(h/n)eur d’avoir été convié par Ian Geay (glouglous) à rejoindre — d’un plongeon ! — le pléthorique sommaire (Jean Lorrain, Laurine Roux, Anna d’Annunzio, Yves Letort, Éric Dussert, Christophe Esnault…) de la neuvième livraison — ou « immersion » — d’Amer, revue finissante, Lille, 480 pages, 504 grammes, avril 2021, thème : « Eaux, lavement littéraire » (...)" Je clique sur le lien qui termine le billet et débarque sur le site Les âmes d'Atala. Je déroule la page et découvre une vignette ouvrant sur un vinyle du groupe Fifth Era, dont le titre est Charnel House Anthems.


Un peu plus tard, je retrouve l'ami Nunki Bartt à la médiathèque, où j'emprunte le récit de Bernard Chambaz, Éphémère, qui relate sa nuit passée dans le musée de Franco Maria Ricci, tout près de Parme, à côté de son labyrinthe de bambous, comme il est dit sur la quatrième de couverture. 

Ce soir-là, nous regardons le premier volet d'une série sur les Décolonisations, L'apprentissage, qui part de la révolte des cipayes de 1857 à la République du Rif, mise sur pied de 1921 à 1926 par Abdelkrim el-Khattabi avant d'être écrasée par la France : "ce premier épisode montre que la résistance, autrement dit la décolonisation, a débuté avec la conquête. Il rappelle comment, en 1885, les puissances européennes se partagent l'Afrique à Berlin, comment les Allemands commettent le premier génocide du XXe siècle en Namibie, rivalisant avec les horreurs accomplies sous la houlette du roi belge Léopold II au Congo". Ceci me remet en mémoire le livre saisissant de l'écrivain suédois Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort, Le siècle des bombes (Le Serpent à Plumes, 2002), qui retrace la genèse de la bombe et ses premières expérimentations par voie aérienne en 1911 jusqu'à la fin du XXème siècle (et évidemment, ça continue de plus belle). Le lendemain, je replonge dans le livre et retrouve le passage suivant :

"La première bombe larguée d'un avion explose le 1er novembre 1911 dans une oasis aux environs de Tripoli.

"Les Italiens lancent des bombes de leurs aéroplanes", annonce le Dagens Nyheter [grand quotidien de Stockholm] le lendemain. "Un des aviateurs a réussi, avec un résultat satisfaisant, à larguer quelques bombes sur le camp ennemi."

C'est le lieutenant Giulio Cavotti, à bord d'un monoplan aussi svelte qu'un éphémère, qui s'est penché hors de l'habitacle pour lâcher lui-même la bombe - une grenade à main danoise de marque Haasen - sur l'oasis lybienne de Tagiura, près de Tripoli. Quelques instants plus tard, il a attaqué l'oasis d'Aïn Zara. Au total, quatre bombes de deux kilos chacune ont été larguées lors de cette première attaque aérienne." (pp. 16-17, c'est moi qui souligne)*


La comparaison dont use Lindqvist résonnait donc avec l’Éphémère du titre qui renvoie aux initiales d'un autre italien, Franco Maria Ricci, FMR, qui apparaissent à Chambaz comme "une sorte de paradoxe vivant dans la mesure où il aura consacré son existence à conjuguer l'éphémère et l'éternité."


Un autre thème associe le livre de Lindqvist et Chambaz/FMR, celui du labyrinthe. Lindqvist a construit son essai sur ce principe. Ainsi écrit-il, dans sa courte préface : 

"Ce livre est un labyrinthe, avec vingt-deux entrées et pas de sortie. Chaque entrée mène à un récit ou à une argumentation qui vous suivez en passant d'un texte à l'autre, selon le numéro de la section où se trouve la suite du texte. [...] Où que vous vous trouviez, vous êtes entouré de pensées et d'événements contemporains, reliés à d'autres récits que celui que vous êtes en train de suivre. C'est intentionnel. Ainsi la texte est tout à fait ce qu'il a l'air d'être : l'un des sentiers possibles à travers le chaos de l'Histoire.

Bienvenue dans le labyrinthe ! Suivez les flèches, faites ce puzzle terrifiant et, quand vous aurez vu mon siècle, construisez le vôtre avec d'autres pièces."

Le labyrinthe de bambous que Ricci a fait édifier à Fontanellato, près de Parme, vient d'une promesse faite à son vieil ami Jorge Luis Borges. Le labyrinthe, écrit Chambaz, était déjà au cœur de leur première rencontre, à Buenos Aires, à la Bibliothèque nationale dont Borges était alors directeur :

"A la question de savoir ce qui l'avait motivé, Ricci répondit qu'il aimait le concept de labyrinthe. Borges sourit et assura que c'était une bonne raison pour traverser l'océan. Il le conduisit alors à travers une suite de couloirs et d'escaliers jusqu'à un balcon, d'où on surplombe la salle de lecture. "Vous voyez, là, c'est le centre du labyrinthe." Puis il ajouta qu'il était comme le Minotaure et qu'il attendait d'être tué, laissant planer un doute sur le sérieux de cette assertion." (p. 24)

Ce 1er mai, comme j'avais terminé Éphémère, je m'étais lancé dans la lecture, si longtemps différée, de Raboliot de Maurice Genevoix. A côté de moi, Gaëlle lisait le Voyage avec Charley de John Steinbeck (elle adore Steinbeck et aura bientôt tout lu de lui, du moins tout ce qui a été traduit en français - et je ne peux oublier que s'il n'a pas encore beaucoup de place sur Alluvions, il est tout de même le sujet du second billet que j'ai écrit, en décembre 2006). A un moment donné, elle me pose une question sur le sens du mot trimardeur. Et presque aussitôt voici que le même mot trimardeur affleure dans Genevoix**: "Une petite visite chez Trochut, de Sarcelotte et de Berlaisier, avait comme par miracle éclairci la vue du gros aubergiste. Il se rétractait ; il en revenait à ce qu'il avait dit d'abord et qui était, il le jurait, la vérité : "Un traînier lui avait apporté ces lapins, un trimardeur qu'il ne connaissait pas. (...)."

A 17 h 29, très précisément, je reçois une photo de ce même ami qui m'avait offert l'album de dessins de Cardon pour mes 60 ans. Faut-il préciser que, comme moi, il est né en 1960 ?


Or, c'est en 1960, deux ans avant de recevoir le prix Nobel de littérature, que John Steinbeck entreprend, au volant de son mobil home, un voyage de onze semaines à travers l’Amérique, avec pour seul compagnon son chien Charley.

Onze semaines... Je ne sais plus exactement pourquoi j'emprunte alors le Voyage avec Charley et l'ouvre à la page 111, où je lis : "Il m'indiqua pour cela une route qui, si je m'en étais souvenu, sans même parler de la suivre, aurait fait ressembler le labyrinthe de Cnossos à une autoroute."

 


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* Wikipedia a une autre version sur la nature des bombes, et parle de quatre grenades à fragmentation créées spécialement pour l'aviation par un certain Giuseppe Cipelli. L'une est reproduite dans Historic Wings, où l'on peut lire aussi : "When Lt. Gavotti returned to the field at Tripoli, he was cheered by fellow aviators and saluted by his commanding officer, General Caneva. He wrote, “Everybody is satisfied”. (...) Lt. Gavotti’s mission was nothing less than a revolution. The Italian press ran stories of the great exploits of Lt. Gavotti, calling him “the flying artilleryman”. As the term bomber and bombing had yet to be coined, he was trumpeted as having innovated “the art of winged death.”  It may not have been the first bombing mission, though many claim it was and certainly, it was the first by a European pilot." Le bombardier est déjà un héros...


 ** Dans la définition du CNRTL, il est proposé le dérivé trimardier, et c'est Genevoix qui est cité :

Trimardier, -ière, adj.,hapax. Il est venu rôder (...) en quête de vagues rogatons, ainsi qu'il fait chaque soir, trimardier, chapardeur, autour des maisons de Solaire (Genevoix, Rroû, 1931, p. 106).

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