mercredi 5 mai 2021

La porte au fond du jardin

 "Pourquoi ne pas imaginer que Patricia ait un jour ouvert, par hasard, un recueil qui traînait dans les locaux et qu'elle ait été séduite par deux vers au passage ? Pas séduite, Vivonne n'était pas un séducteur, mais happée par une émotion inconnue, celle qui ne saisit qu'une demi-douzaine de fois dans leur vie les lecteurs : elle avait vu une contrée nouvelle s'ouvrir devant elle, elle avait franchi la porte au fond du jardin, une image récurrente chez Vivonne, une porte qui donne sur une autre dimension, une éternelle après-midi d'été où le temps est dompté. "

Jérôme Leroy, Vivonne, pp. 177-178.

Derrière cette porte au fond du jardin, se cache un écrivain, certes pas des plus connus, et surtout du grand public, mais essentiel pour quelques-uns d'entre nous. Et je ne me targue pas d'une grande découverte en donnant son nom : André Hardellet. Eric Naulleau, dans Transfuge, écrit que "l’auteur sème chemin faisant quantité de cailloux littéraires — Pirotte, Norge, Follain, Guillevic, Réda, Laforgue, Nabokov, Proust, Rimbaud, Apollinaire… Auxquels il faut ajouter André Hardellet, sans doute l’influence la plus évidente (...)." Et Leroy lui-même, dans une carte blanche accordée par le site libraires.fr, inclut dans une liste de quatorze ouvrages en lien avec son roman, Le Seuil du jardin, un court roman d'André Hardellet, adoubé à sa sortie en 1966 par André Breton, qui devait mourir la même année : "'(...) Rien d'aussi nécessaire, d'aussi convaincant, d'aussi exaltant ni d'aussi parfait ne m'était parvenu depuis fort longtemps... Vous abordez là, en conquérant, les seules terres vraiment lointaines qui m'intéressent, et la reconnaissance que vous y poussez offre un nouveau ressort à tout ce que me connais comme raisons de vivre." J'ai par d'ailleurs consacré un article à ce roman, et de nombreux autres portent la trace d'Hardellet.


 Le Seuil du jardin est un tableau peint par Steve Masson, le personnage principal du roman :

"Son sujet lui avait été fourni par un rêve dont l'insistance à se reproduire lui semblait un avertissement. D'une nuit à l'autre, le décor variait légèrement, mais la même impression de joie incommunicable s'en dégageait. Masson approchait d'un jardin à l'abandon, désert, touché par la lumière d'été. Sa porte vermoulue était ouverte, mais il n'éprouvait pas l'envie d'y pénétrer ; il lui suffisait de savoir que ce jardin existait et de le contempler jusqu'à ses limites perdues dans les broussailles, entre des bassins et des kiosques en ruine. [...] Puis, à un moment donné, il se trouvait à l'intérieur du jardin, bien qu'il n'ait jamais eu conscience du passage. Une paix surnaturelle l'entourait, un bonheur sans équivalent dans la veille. Ce sommet dans la joie annonçait la fin du rêve ; de toutes ses forces Masson s'accrochait à l'image du jardin désert, mais celui-ci se défaisait inexorablement, par lambeaux, devant lui en dérobant son énigme ensoleillée."

C'est pour tenter de fixer ce rêve, faute d'en résoudre le sens, que Masson s'emploie à le transposer sur la toile. Par deux fois, il échoue et détruit ses tentatives avant de parvenir à quelque chose qui le satisfasse :

"Masson était parvenu à rendre sensible l'insolite répit qui stagnait sur ces ruines et ces bosquets confits dans la chaleur. Au fond, une porte, semblable à la première, s'ouvrait sur un second jardin, suggérant l'idée d'un labyrinthe prolongé jusqu'à l'horizon"

Voici donc la fameuse porte au fond du jardin de Vivonne, ce nom dont nous avons identifié l'origine proustienne, Proust dont une phrase est en exergue du Seuil du jardin : "Cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant." Élément de phrase plutôt car la phrase complète, issue de Sodome et Gomorrhe, est celle-ci : "Pour la première fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui faisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis la mort de ma grand’mère était arrêté sur cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant."Cette "porte qui donne sur une autre dimension, une éternelle après-midi d'été où le temps est dompté" trouve un écho dans la notice de présentation du Seuil du jardin dans l'édition du Livre de poche avec laquelle je l'ai découvert : "C'est peut-être qu'à travers ce récit l'auteur touche à l'un des rêves les plus fous de l'homme, arrêter le temps sans doute pour mieux le retenir. Et ces terres lointaines où il nous mène ne sont-elles pas celles du "temps suspendu" si proches de celles du "temps retrouvé" ?"

Ce qui me semble tout aussi essentiel que cette idée du temps suspendu est ce motif de la joie qui s'attache au rêve du jardin, cette joie incommunicable, cette paix surnaturelle qui l'accompagnent. U ne joie qui est aussi le trait caractéristique d'Adrien Vivonne. Le poète est un être de joie. Son biographe, Alexandre Garnier, parle de cette "étonnante joie de vivre qui fut la sienne, malgré de nombreuses vicissitudes dans une époque sombre, et qui le devint de plus en plus."(p. 70) "Beaucoup, ajoute-t-il, se sont heurtés à ce mur invisible de la joie d'Adrien Vivonne (...). Ainsi la joie d'Adrien Vivonne semblait pouvoir être la nôtre par sa clarté, sa transparence, son évidence, jusqu'au moment où elle nous renvoyait à nous-mêmes, brutalement, au point parfois de susciter des haines irréductibles, mais j'anticipe." Garnier veut voir un lien de cause à effet entre la joie de Vivonne et sa naissance aquatique, dans une clinique expérimentale de Rouen, mais il émet aussi une autre hypothèse en soulignant que pendant ses "neuf mois d'apesanteur amniotique, les sons qui lui parvinrent furent les voix des Marvelettes, des Shirelles, des Monotones, de Dion et des Belmonts, de Marvin Gaye, d'Otis Redding, ce fut le son Motown, Stax et toutes ces choses qui, à titre personnel, m'agacent prodigieusement. Mais ces airs coulèrent dans le sang d'Adrien Vivonne et furent son paysage sonore originel." (p. 94)

Et il considère cette seconde hypothèse confirmée par "Retrouvailles", un poème en prose écrit après la l'écoute pour la première fois de manière consciente de la chanson Wonderful World de Sam Cooke, dans la lit d'Agnès Villehardouin, rue Saint-Nicolas, "alors qu'ils viennent de faire l'amour et que le désordre des draps dans le silence d'un dimanche de 1982 les enchante." Pour Garnier, c'est évident : "pour qu'une chanson provoque en lui une telle extase, c'est qu'elle avait été écoutée par ses parents, le soir où ils le conçurent dans l'appartement de la rue Lézurier-de-La-Martel, lors d'un réveillon en tête-à-tête de Noël 63."


Cette joie n'est pas du goût de tout le monde, on l'a bien senti à travers les réserves de son ami et éditeur Alexandre Garnier, à commencer par celui-ci qui, au cœur du désastre climatique et social qu'il subit de plein fouet, doit bien finir par s'avouer à soi-même sa détestation de Vivonne. Une jalousie féroce, asphyxiante, "une jalousie existentielle, Vivonne réussissait là où Garnier avait échoué : la poésie. Parce que pour le reste, Vivonne n'avait rien, ne vivait de rien mais ce sale con était si heureux, si libre. Ce n'était pas supportable, ce putain de bonheur avec mille euros par mois, dans une chambre de bonne près de la gare du Nord, rue de Maubeuge." (p. 172) Et Garnier fit en sorte que Vivonne ne trouve pas son public, publiant ses recueils mais s'arrangeant pour qu'ils demeurent confidentiels, faisant capoter une demande de traduction aux États-Unis en réclamant des droits démesurés. Et pourtant, ce n'est pas faute d'avoir éprouvé l'effet de l'écriture "bleutée, douce, heureuse" d'Adrien :

"Lorsque, des années plus tard, Garnier avait reçu le manuscrit de D'autres îles qui évoquait la première fugue importante de la vie d'adulte de Vivonne, avec Agnès Villhardouin, il avait vu lui aussi la porte au fond du jardin. Il s'était refusé à la franchir par pure bêtise, cet autre visage de la jalousie." (p. 177)

Cette révélation à soi-même fait l'effet d'une bombe chez Garnier. Il se persuade alors de ressusciter Vivonne, de lui rendre justice d'une façon ou d'une autre, et il va alors partir à sa recherche, et tenter d'écrire sa biographie.

Dans Andreï Roublev (tourné en 1966, donc l'année de publication du Seuil du jardin), un personnage tient lui aussi le flambeau de la jalousie : c'est Kirill, autre moine peintre d'icônes. C'est Kirill qui rend visite au vieux peintre Théophane dit le Grec, et qui, après avoir brièvement fait l'éloge de son ami  Roublev, tente de convaincre Théophane de l'accepter  dans son atelier pour réaliser des fresques dans l'église cathédrale de la Sainte-Annonciation à Moscou. Mais quand les moines du monastère Andronikov reçoivent un émissaire de Théophane, c'est  Andreï et non Kirill qui est prié de le rejoindre.  Kirill, jaloux, quitte alors la vie monacale pour le monde séculier, tandis qu'Andreï, accompagné du jeune apprenti Foma, part pour Moscou. 

Dans le tableau précédent, c'est le même Kirill qui avait dénoncé un bouffon aux soldats. Les trois moines peintres d'icônes, Andréï, Kirill et Daniil, avaient demandé l'hospitalité, le temps d'un orage, dans une pièce où tous les habitants étaient réunis et où  un skomorokh *faisait le spectacle en se moquant des boyards. Appréhendé, assommé contre un arbre, il est emmené par les cavaliers. On le retrouvera beaucoup plus tard, à Vladimir, sur le chantier de la cloche, où il accusera injustement Andreï de l'avoir vendu aux soldats (et au moment où il est menacé par la hache tenue par le bouffon, il est sauvé in extremis par Kyrill, l'auteur de la trahison).

Les trois moines (Kirill est à droite, Andreï au centre)

 
Kirill chez Théophane le Grec

Dans le septième tableau, Le Silence (hiver 1412), où Roublev est revenu au monastère Andronikov (il a renoncé à peindre et a fait vœu de silence), Kirill se représente et supplie le père supérieur de le réintégrer. Sa demande est acceptée, mais en pénitence il doit recopier quinze fois les Écritures. Il retrouve Roublev et manifeste ses remords : "la jalousie me rongeait." C'est dans cette séquence que Kyrill, comme s'il était la voie de la conscience de Roublev, dit : "c'est un péché de ne plus peindre."Mais il faudra attendre l'épisode final de la cloche pour que Roublev renoue avec sa vocation.

Le film de Tarkovski joue aussi beaucoup sur le symbolisme puissant de la porte, comme le montre Cinémancie, un site que j'ai découvert en rédigeant cette chronique. Mais il y a là tant à lire et à explorer encore que je remets l'affaire à une prochaine fois.

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* Les skomorokhs étaient des amuseurs publics, à la fois musiciens, acteurs, chanteurs, danseurs qui furent persécutés à partir du XVe siècle lorsque l'Église a vigoureusement propagé sa conception de vie ascétique. (Wikipedia)


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