mardi 31 août 2021

De la Vézère et du Magdalénien

Comme je m'y attendais, la coupure d'une semaine a tari le flot de résonances autour du Mont Analogue de René Daumal. Mais ces sept jours en Dordogne ont provoqué d'autres échos, ouvert d'autres pistes, si bien que j'ai une nouvelle fois bien du mal à traiter ces nouveaux afflux. Au point que j'ai laissé passer une nouvelle semaine sans rien publier, ne sachant pas vraiment par où commencer. Je m'y risque aujourd'hui avec l'objectif très modeste de défricher une parcelle de territoire, sans aucune perspective globale.

Notre camp de base était établi entre Montignac et Les Eyzies, autrement dit deux hauts-lieux de la Préhistoire, sur les rives de la Vézère. La Vézère, dont la beauté est comme reflété par ce nom magnifique. Les hydronymes sont parmi les noms les plus anciens de notre langue, remontant souvent à des origines préceltiques ; ainsi la Vézère (en occitan, Vesera) proviendrait de Vizara ou Izara, formé de deux racines ligures accolées. La première, viz ou iz, signifiant vallée creuse, et la seconde, ara, voulant dire cours d'eau (voir ici). Le V initial exprime à lui seul la concavité de la vallée, me rappelant le double V présent dans le nom de la Vauvre, la rivière de ma commune natale, où vient se jeter le ruisseau du Périgord, plus près encore de la ferme des grands-parents maternels (et l'on ne saura jamais, je le crains, l'origine de ce nom qui n'apparaît que sur les plus anciennes cartes d'état-major).

Le ruisseau du Périgord (Crozon-sur-Vauvre)

Le Z lui aussi semble participer de ce destin évocatoire, en dessinant (il faudrait en adoucir les angles) les méandres de la rivière (les R disent à leur tour les eaux roulées par le courant). Enfin, le plus beau encore n'est-il pas ce triptyque de E ? les deux premiers, accentués, comme écume et embruns au-dessus de la surface, le troisième, formidable e dit muet qui laisse pourtant la rumeur du flot se prolonger au loin, un bruissement que l'on retrouve dans un autre nom remarquable : la Madeleine. Dont l'abri sous roche, dans un des méandres justement de la Vézère, exploré en 1863 par Edouard Lartet et Henry Christy, donna son nom à la culture dite magdalénienne (1869, Gabriel de Mortillet). Nous ne vîmes pas le site préhistorique (qui n'est pas visitable), mais le village troglodytique, juste au-dessus, creusé dans la falaise (habité jusqu'au XIXème siècle et abandonné par ses habitants lorsque l'arrivée du train ruina le commerce des gabarres sur la Vézère).

Le "Bison se léchant", bois de renne, La Madeleine, (Tursac, Dordogne) Vers 13 000 avant J.-C.

Dans mes bagages, je n'avais pas emporté tous les livres consultés ces dernières semaines, mais j'avais tenu à faire suivre Le Chasseur Céleste de Roberto Calasso. Dont je rappelle cette citation de la page 28, qui fut en somme à l'origine de la cascade de résonances :

"De ceux qui vécurent durant le Magdalénien et peignirent des parois rocheuses en Dordogne, nous ne pouvons sans doute pas dire grand chose. Mais au moins ceci : ils savaient dessiner avec une stupéfiante justesse, rarement égalée durant des millénaires. A l'improviste - et partout : en Égypte, au nord de l'Espagne, en France, en Angleterre : à Creswell, l'extrême limite avant les masses de glace. Pourquoi cela eut-il lieu ? Il serait hasardé d'y répondre. Mais si le dessin est un acte de l'intelligence, celle des Magdaléniens devait être très grande. Et peut-être possédaient-ils quelque chose en commun avec les baleiniers qui, avant de partir, attendent de voir une baleine en rêve. Si elle ne leur était pas apparue, ils n'auraient jamais pu la rencontrer dans la réalité." [C'est moi qui souligne]

A l'envers de cette page 28, page 27 donc, il y avait cet autre paragraphe, essentiel :

"Un jour, un jour qui ne dura pas moins de vingt-cinq mille ans, les hommes du Paléolithique supérieur commencèrent à dessiner. Quoi donc ? La question du choix ne se posait même pas : les animaux étaient le seul sujet possible. Les animaux étaient la puissance en mouvement, qui frappait ou qu'il fallait frapper. Il ne s'agissait pas de magie, comme le penseraient malencontreusement les modernes. On se transformait en animal, on échappait à l'animal en se transformant. L'animal et qui le dessinait appartenaient au même continuum de formes. Ce fut le moment où la pression des puissances imposa la discipline esthétique la plus sévère : la ligne, pour être efficace, devait être juste. Ingres les aurait approuvés. Si la ligne n'était pas juste, la puissance n'était pas évoquée. Par moments, au fond de boyaux de roches où seule une personne pouvait se faufiler, celui qui dessinait dans la première camera obscura observait le prodige de la forme qui affleurait de ses mains, à peine visible." [C'est moi qui souligne]

Nous avons pu observer, très émus d'être au plus près de ces témoignages inouïs du génie humain, une semblable configuration à la grotte des Combarelles*, (que l'on ne visite que sur réservation, par petit groupe de sept personnes maximum). L'artiste magdalénien y progressait à quatre pattes. L'histoire de sa découverte vaut le détour.

C'est en 1901, le 8 septembre, il y aura donc bientôt 120 ans, que l’instituteur Denis Peyrony (qui découvrira en 1911 le célèbre Bison se léchant le flanc) et l’abbé Henri Breuil se rendent à la grotte des Combarelles, près des Eyzies de Tayac en Dordogne. Un premier site consulté me livre les informations suivantes : "Le propriétaire se sert de l’entrée de la cavité comme d’une grange. Selon la légende, les deux archéologues avaient entendu dire qu’en grattant avec sa patte, son cheval avait découvert des outils de silex. L’abbé Breuil se faufile par une chatière naturelle, avant de ramper sur près de 240 mètres le long d’un étroit boyau. Sur les 70 derniers mètres du couloir, au milieu de stalagmites et de concrétions de calcaire, le jeune abbé découvre des entrelacs de près de 600 gravures et dessins tracés, il y a plus de 10 000 ans." L'abbé aurait été le seul à entrer dans la grotte... Cela me semble un peu étrange. Une autre publication, plus sérieuse, d'Eléna Paillet, dans la revue Paléo, rapporte que c'est au retour d'une excursion sur le lieu de découverte de la Vénus de Sireuil, l’une des rares représentations féminines préhistoriques en ronde-bosse connues en Périgord, que le trio Peyrony - Breuil - Capitan (docteur en médecine et membre de la Commission des Monuments préhistoriques) "rencontre Armand Pomarel, habitant du petit vallon des Combarelles où s’ouvre la grotte de « Mantoune ». Sur ses conseils, ils s’y engagent, munis d’éclairages de fortune. Malgré les difficultés de progression, la voûte n’étant parfois qu’à quelques dizaines de centimètres du sol, ils découvrent les premières gravures, à environ 120 mètres de l’entrée. Nous sommes le 8 septembre 1901 et l’art pariétal périgourdin va bientôt être officiellement reconnu."

Le vallon des Combarelles, cliché D. Peyrony, Musée national de Préhistoire, fonds iconographique D. Peyrony.


Elena Paillet écrit ensuite que le trio convient de présenter rapidement cette découverte :  "H. Breuil et L. Capitan repartent et préparent la communication… à laquelle D. Peyrony ne sera pas associé et dans laquelle il n’est pas plus cité. Cette communication, lue à l’Académie des Sciences (section des sciences naturelles) par Henri Moissan le 16 septembre 1901, est pourtant déjà très détaillée. Un premier inventaire des représentations (64 figures entières, 43 têtes animales) est fourni et les auteurs indiquent par ailleurs avoir « calqué une quinzaine des plus belles » (Capitan et Breuil 1901a)."

Du 8 au 16 septembre, en effet, ça ne traîne pas... Peyrony, resté seul, en profite néanmoins pour
revoir les « trous » qu’il connaît pour les avoir parfois fréquentés enfant, et c'est ainsi qu'il se rend à la grotte du Sourd, également nommée Font-de-Gaume.**

"Après une déambulation dans la première partie de galerie, dont les parois sont aujourd’hui presque entièrement vierge (Roussot, Aujoulat et Daubisse 1983), il franchit le passage étroit qui sera surnommé plus tard le Rubicon et identifie des figures animales. Il prévient immédiatement L. Capitan et H. Breuil : « Je viens de découvrir, aujourd’hui même, dans une autre grotte, des peintures de toute beauté, mais malheureusement un peu dégradées par les inscriptions mises par les visiteurs. J’ai remarqué un grand bouquetin, plusieurs bisons, une antilope. Il y a quelques gravures mais elles sont moins profondes que celles des Combarelles. J’écris en même temps au Dr Capitan. S’il ne peut revenir je voudrais bien que vous fassiez comme moi le sacrifice d’une partie de vos vacances. Pensez-vous que le Docteur en sera très heureux cela complètera très bien la découverte des Combarelles. Il ne faut pas laisser échapper une si bonne occasion d’être utile à Mr Capitan. ». Les deux scientifiques annoncent la découverte à l’Académie des sciences une semaine après celle des Combarelles, le 23 septembre 1901."

Incroyable ! En trois semaines, deux découvertes majeures de l'art pariétal ont été faites et révélées au public. Et cette fois, Denis Peyrony n'est pas oublié :

« Nous désirons aujourd’hui attirer l’attention sur de véritables peintures à fresque que, sous la conduite de M. Peyrony qui venait de les découvrir, nous avons pu étudier dans la grotte de Font-de-Gaume » (Capitan et Breuil 1901b). A nouveau, un premier inventaire est proposé (77 figures, « presque toutes peintes »). L’étude des deux grottes s’entame rapidement, dès la fin de l’année et la publication de deux mémoires est même annoncée (Capitan et Breuil 1901c). H. Breuil semble toutefois donner la priorité à Font-de-Gaume, sentant sans doute que cette dernière, avec ses représentations polychromes, possède une aura bien plus importante que sa grotte-sœur, dont elle n’est distante que de quelques centaines de mètres. L. Capitan, H. Breuil et D. Peyrony occulteront d’ailleurs complètement Combarelles dans leur avant-propos à la publication de Font-de-Gaume (1910) : « C’est bien la découverte de Font-de-Gaume qui fut le point de départ de tout ce renouveau ».
D. Peyrony devant la grotte de Font-de-Gaume, auteur du cliché inconnu, Musée national de Préhistoire, fonds iconographique D. Peyrony.

Il se trouve que nous avons visité Font-de-Gaume le dimanche matin 22 août, juste avant de revenir en Berry. Quand je m'étais décidé à réserver en juillet, c'était le seul jour possible cette semaine-là, la seule où nous pouvions partir en Dordogne. Ce fut là encore un moment miraculeux, grâce aussi à un guide passionné et enthousiaste : être à proximité du bestiaire magdalénien, avec ces peintures et gravures qui s'animent sous la lumière frisante des lampes, dévoilant leurs lignes puissantes épousant si savamment le relief des parois, fut une émotion rare.

Frise de bisons, Font-de-Gaume

 Autant dire que je n'en ai pas fini avec le magdalénien...

________________________

* Je dois cette visite à l'insistance de Nunki Bartt, dont la description ne me laissa pas d'autre choix que de réserver sur l'heure.

** Il y aurait même écrit son patronyme : « On la visita longtemps sans se douter de ce qu’elle contenait, si bien que M. Peyrony lui-même, quand il débutait dans l’enseignement, y inscrivit son nom sur une belle peinture de bison sans la voir ». La grotte était connue depuis longtemps, et les graffitis du XIXème siècle y sont nombreux.
E. Perrier, « Aux confins du Limousin et du Périgord », Lemouzi, septembre 1913, p.274

lundi 16 août 2021

Dans la géométrie du coeur

"On trouve ici, très rarement en basse montagne, plus fréquemment à mesure que l'on monte, une pierre limpide et d'une extrême dureté, sphérique et de grosseur variable, - un véritable cristal, mais, cas extraordinaire et inconnu sur le reste de la planète, un cristal courbe ! On l'appelle, dans le français de Port-des-Singes, péradam."

René Daumal, Le Mont Analogue, Imaginaire/Gallimard, p. 116. 

Dernière chronique avant une pause estivale d'au moins une semaine. On ne sera pas surpris que j'y creuse le même sillon, au risque de la monotonie, mais il me semble que je doive aller jusqu'au bout dans l'inventaire des résonances qu'a provoquées l'émergence du Mont Analogue de René Daumal. Le dernier article a été publié avant le sixième et dernier épisode de la série d'été proposée par Auréliano Tonet dans Le Monde. Titré « Le Mont Analogue », un puits de science et de prescience, il s'attarde cette fois sur le versant scientifique de l’œuvre : "Prisé par de nombreux savants, le roman inachevé de René Daumal ne se contente pas de vulgariser les théories d’Albert Einstein sur la relativité. En décrivant la fragilité du vivant, il anticipe la crise écologique." Et c'est une sorte de sentiment de confirmation que j'éprouvai à retrouver le dessin de Daumal que je venais d'insérer dans ce dernier article :


Le Mont Analogue dessiné par René Daumal dans son roman publié en 1952. Extrait du livre « Les Monts Analogues de René Daumal » (Editions Gallimard), sous la direction de Boris Bergmann, à paraître le 14 octobre.


"Située en plein Pacifique, la montagne mystérieuse décrite par Daumal se dérobe aux regards, camouflée par une « coque d’espace courbe ». Daniel Parrochia y voit une intuition « pas si absurde » : « Selon des recherches récentes en optique, il serait possible, en courbant la lumière avec des méta matériaux et des lentilles spéciales, de créer des sphères d’invisibilité », avance l’épistémologue de 69 ans. Lui s’est penché sur Le Mont Analogue durant l’écriture du Cas du K2 (Le Corridor bleu, 2010), un ouvrage qui confronte mathématiques et alpinisme. « Il existe une analogie entre résoudre une équation et escalader une montagne. Cela, Daumal le pressent. »"
Le texte de présentation de cet essai (que je découvre à cette occasion) se réfère explicitement à Daumal :

"(...) Au fil de ce voyage au Karakoram (l’un des plus grands massifs montagneux de la planète avec l’Himalaya et ses glaciers), il [l'auteur] en vient à s’interroger sur ce noble projet occidental, naguère encore défendu par Nietzsche ou par Daumal, mais auquel on a visiblement renoncé – qui consistait à chercher à s’élever : dans la pensée comme dans la vie.

Avec les forces fondamentales de la nature et la variabilité astronomique du climat, le cas du K2, montagne-limite et à peine accessible, est alors emblématique de ce qui échappe ou nous dépasse, dans la grande inversion de valeurs qui caractérise l’époque actuelle. "

Un peu plus loin, un nom me fait signe : "Enfant de la Grande Guerre, c’est « un esprit cartésien qui entend dépasser le cartésianisme », selon son biographe Jean-Philippe de Tonnac." En effet, Jean-Philippe de Tonnac a publié en 1998 chez Grasset René Daumal, l'archange.


Or, le nom de Jean-Philippe de Tonnac, qui m'était encore inconnu la semaine dernière, avait surgi à la lecture des Lettres à une jeune poétesse, de Rainer Maria Rilke (Bouquins, 2021), dont je venais d'apprendre la récente parution en lisant le dernier numéro du Flotoir de Florence Trocmé - et que j'empruntai quelques jours plus tard en le découvrant au rayon des nouveautés à la médiathèque Equinoxe (où il faut à présent passer la douane en présentant un pass sanitaire, ce qui n'a fait qu'amplifier l'aspect désertique du lieu, où il y a désormais plus d'employés que de lecteurs). La postface de Jeanne Wagneur et Alexandre Pateau, les éditeurs et traducteurs de cette correspondance jusque-là ignorée du public français, était précédée de ces mots : "Nous dédions  ce livre à notre ami Jean-Philippe de Tonnac." Dans le corps du texte, on pouvait aussi lire : "Ce livre qui s'achève ici est né sous le signe d'une constellation bienveillante : c'est Jean-Philippe de Tonnac, merveilleux écrivain et amoureux de l’œuvre de Rilke, qui nous a réunis et fut tout au long de ce projet, pour reprendre l'image chère à Rilke, "un guide secourable dans la géométrie du cœur"(...)"

Je suis tout à fait d'accord avec Florence Trocmé sur le peu de pertinence du titre, qui veut jouer bien évidemment sur le parallèle avec les célèbres Lettres à un jeune poète :

"Je déteste ce titre, très marketing, pas du tout de Rilke, bien sûr et je ne me fais pas à ce mot de « poétesse ». J’eus infiniment préféré Correspondance avec Anita Forrer. C’est une toute jeune fille, 17, 18 ans qui prend l’initiative d’écrire une lettre à Rainer Maria Rilke, après l’avoir entendu dans une lecture publique. Non seulement il va lui répondre, mais il va devenir un véritable maître pour elle, avec une attention, une intelligence, une humanité qui sont confondantes. Lui le grand Rilke, elle cette petite jeune fille inconnue, qui a des velléités de poésie (sur lesquelles il sera très clair !) et qui lui ouvre son cœur, sur toutes sortes de questions de son évolution, de son apprentissage de la vie.
C’est un livre de vie, comme il en est sans doute peu et plutôt que de jalouser Anita Forrer, il faut célébrer la chance de pouvoir lire ces lettres magnifiques et de pouvoir s’en approprier le contenu. « Malgré les préoccupations qui l’étouffent, Rilke parvient à combler aussi bien les gens qui l’entourent que ses correspondants les plus lointains, en leur prodiguant les somptueux dons qu’il tire de sa capacité de perception et d’expression ; ainsi enrichit-il ces êtres de sa présence, par la tendre force de son empathie humaine et les splendeurs de son verbe », écrit Jean Rudolf von Salis, dans un livre de 1952, sur les années suisses de Rilke, inédit en français."


Plusieurs lettres d'Anita Forrer furent envoyées de Zurich, où vivaient sa sœur et son beau-frère. Et c'est avec Zurich que je voudrais clore ce papier, en un dernier écho.

A l'ouverture de Firefox, je contemple la page d'accueil de Bing, le moteur de Microsoft, que je n'utilise que très peu, mais j'aime bien la photo qui s'affiche, chaque jour renouvelée. Or, la page d'hier, donc du 15 août, s'ouvrait sur un lido du lac de Zurich, une piscine publique à ciel ouvert, en l'occurrence celle du Strandbad Tiefenbrunnen. Prise en vue aérienne, elle ne manqua pas de me rappeler furieusement le dessin de l'anneau de courbure de Daumal :


 Le texte qui accompagnait se terminait d'ailleurs sur l'évocation des montagnes (n'oublions pas que le sous-titre du Mont Analogue est Roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques ) :

"Et bien sûr, comme nous sommes en Suisse, nous ne sommes jamais loin des montagnes : d’ici, par temps clair, on peut aisément admirer les somptueux sommets enneigés des Alpes. Un vrai délice Suisse."


samedi 14 août 2021

Une écriture inconnue sur une enveloppe

"Le commencement de tout ce que je vais raconter, ce fut une écriture inconnue sur une enveloppe. Il y avait dans ces traits de plume qui traçaient mon nom et l'adresse de la Revue des Fossiles, à laquelle je collaborais et d'où l'on m'avait fait suivre la lettre, un mélange tournant de violence et de douceur."

René Daumal, incipit du Mont Analogue

"Ça n'en finit pas de résonner. Le nom de René Daumal semble décidément un attracteur très puissant. De nouveaux signaux en témoignent. 


 

En ressortant mon volume du Mont Analogue, acheté le 17 juillet 2019, alors que la collection L'imaginaire de Gallimard adoptait une nouvelle charte graphique, je relus l'avant-propos de l'éditeur :


Or, j'avais reçu au début de la semaine une belle carte postale de ma fille Pauline, en vacances avec son ami Romain dans le Massif des Écrins. La carte affichait un lever de soleil sur le Pelvoux.


Ce n'était pas un clin d’œil à Daumal, et d'ailleurs quand j'ai reçu la carte je n'ai pas fait la moindre relation à l'écrivain car il n'était pas encore entré dans l'orbe de mon attention (j'avais certainement lu en 2019 cet avant-propos mais sans en retenir ce détail géographique). Deux phrases avaient en outre des résonances familiales : d'une part, le début de rédaction du Mont Analogue coïncide avec la naissance de ma mère (8 juillet 1939), d'autre part, il est dit qu'il apprend à trente-et-un ans qu'il était perdu. Or, 31 ans est l'âge de Pauline, née le 17 mai 1990.


Ce n'est pas tout. Si l'on retourne maintenant la carte, on voit que Pauline a choisi de disposer son message de façon circulaire, en partant du centre vers la périphérie. Sans le savoir, elle reprenait en somme la figuration de la couverture du livre dans l'Imaginaire. Figuration qui trouvait elle-même sa justification dans un dessin de René Daumal en contrepoint d'un passage où il décrit l'anneau de courbure, "plus ou moins large, impénétrable, qui, à une certaine distance, entoure le pays d'un rempart invisible, intangible ; grâce auquel, en somme, tout se passe comme si le Mont Analogue n'existait pas."(p. 64)


Et l'on retrouve encore cet anneau sur la couverture du livre à paraître à l'automne, préfacée par Patti Smith, grande admiratrice du poète, livre initié par le jeune écrivain Boris Bergmann, qui a convaincu, raconte Aureliano Tonet dans le premier épisode de sa série, "la Fondation Luma de financer une réédition du Mont Analogue, augmentée de textes, photos, dessins… Elle paraîtra le 14 octobre, chez Gallimard. Au sommaire de ce beau livre, du beau monde : la rockeuse Patti Smith ou le cinéaste Alejandro Jodorowsky. La plupart participeront à l’exposition « Monts Analogues », du 17 septembre au 23 décembre, au Fonds régional d’art contemporain de Champagne-Ardenne, à Reims, où Daumal a grandi. Boris Bergmann sera l’un des commissaires."


Enfin, et cela en devient véritablement vertigineux, si Pauline est allé avec son ami dans les Écrins, c'était avant tout pour grimper. Elle n'a pas fait d'alpinisme proprement dit mais de l'escalade, passion commune au couple depuis plusieurs années. Une activité donc complètement cohérente avec le thème daumalien - Tonet montre dans son cinquième épisode l'importance que le roman a pris dans la communauté des grimpeurs : "Avec le temps, l’aura de l’écrivain rémois n’a cessé de croître auprès des amateurs d’altitude. Au Mexique, un club d’alpinisme s’appelle Monte Analogo. Sur les hauteurs du nord de l’Italie, une menuiserie et un centre socioculturel ont emprunté leur nom au néologisme forgé par Daumal, « péradam ». Un peu plus à l’est, à Trieste, l’association Monte Analogo mêle art et montagne : « Pour nous autres alpinistes, c’est un livre mythique, qui passe de sac à dos en sac à dos », raconte le président, Marko Mosetti, 66 ans."

Parmi les nombreux exemples donnés par Tonet, je relève entre autres celui du plasticien Antoine Proux : "Depuis sa première lecture du Mont Analogue, quand il étudiait les Beaux-Arts, à Tours, la dernière phrase du livre l’obsède : elle s’achève non par un point, mais par une virgule. « J’y vois une accroche et une respiration, comme une faille dans la roche où s’agripper, avant de reprendre l’ascension », indique le plasticien de 37 ans. En 2017, dans le cadre de la Nuit blanche, à Paris, il conçoit un immense mur d’escalade, dont chaque prise correspond à une virgule du roman. « On a gravi l’équivalent de trois chapitres, jusqu’à 3 heures du mat’… »

« Le Mont Analogue », une installation-performance d’Antoine Proux, sous forme de mur d’escalade, lors de la Nuit Blanche Off 2017, au gymnase Jean Verdier à Paris, en octobre 2017.

Ce n'est pas le seul projet inspiré par Daumal, ainsi Tonet écrit qu'à "Paris, où il s’est installé, le Creusois recycle des bouteilles de vin sur lesquelles il appose toujours le même cachet : « René Daumal ». Avant de les laisser discrètement dans des supermarchés, des musées…"

Enfin, je retrouve le dessin de l'anneau de courbure dans une exposition collective de 2019, au Metaxu de Toulon : L’infâme carré sémiotique de A.J. Greimas* de KIND OF KIN.


 

vendredi 13 août 2021

Un inguérissable besoin de comprendre

"Mon fils, conclut-il, je vois qu'il y a en vous un inguérissable besoin de comprendre qui ne vous permet pas de rester plus longtemps dans cette maison. Nous prierons Dieu qu'Il veuille vous appeler à Lui par d'autres voies."

René Daumal, Le Mont Analogue, L'imaginaire/Gallimard, p. 33

Échos en cascade. Le 11 août, j'ai consigné plusieurs résonances aux motifs sur lesquels je travaillais (je devrais trouver un autre verbe que travailler, qui ne me semble pas correspondre pas tout à fait à l'activité que je mène), et donc après Céline et son Moby Dick de papier, j'avais écrit ceci : "Un peu plus tard, dans la nuit déjà bien avancée, j'ai lu quelques pages du Chasseur Céleste, le dernier livre de Roberto Calasso, le grand écrivain italien disparu tout récemment le 28 juillet, et que j'avais évoqué deux ans plus tôt dans une chronique consacré à René Daumal, figure importante de son essai L'innommable actuel."

Or, ce même 11 août, je tombe sur le troisième épisode d'une série d'été consacrée à René Daumal. C'est dans Le Monde, sous la plume d'Aureliano Tonet. L'article étant réservé aux abonnés, je ne peux me contenter d'y renvoyer. Intitulé René Daumal, rockeur avant l'heure, le texte de présentation qui suit nous dit : « Sur la piste du Mont Analogue » (3/6). De Patti Smith à Bertrand Belin, le roman inachevé du Rémois influence de nombreux musiciens. Une filiation qui doit autant à la contre-culture psychédélique qu’aux disciples du guide spirituel Georges Gurdjieff.

On retrouve donc logiquement Gurdjieff un peu plus loin dans le corps de l'article :

"Si Le Mont Analogue brille d’un éclat particulier pour nombre de musiciens, ce foyer hippie n’y est pas étranger. De même qu’un autre réseau, aussi souterrain qu’international : celui des disciples du guide spirituel arménien Georges Gurdjieff (1866-1949), dont Daumal suivit les enseignements. « En 1971, j’avais 17 ans, j’explorais tout ce qui se rapportait au surréalisme et à Gurdjieff : Le Mont Analogue se situait pile à l’intersection de ces deux passions », témoigne le saxophoniste new-yorkais John Zorn, auteur d’une belle dérive autour du roman, en 2012.

Figures des musiques expérimentales, les Italiens Stefano Battaglia et Francesco Messina ou le Français Pierre Schaeffer ont pareillement découvert Daumal par les cercles gurdjieviens : « A l’initiative de l’éditeur Roberto Calasso, j’ai rejoint l’association Gurdjieff, à Milan, avec mon ami musicien Franco Battiato », se souvient Francesco Messina, âgé de 70 ans. L’expérience lui inspire en 1979 « une suite d’accords hypnotiques », rassemblés dans un album magnifique, Prati Bagnati del Monte Analogo." [C'est moi qui souligne]


Ceci a forcé ma curiosité. Je ne savais pas Calasso (mais je suis loin d'avoir tout lu de cet auteur) féru de Gurdjieff. J'ai consulté l'index des noms propres à la fin de L'innommable actuel, mais Gurdjieff n'est pas cité. Guénon, oui, mais pas Gurdjieff. La référence reste donc occulte, secrète. En ce qui me concerne, une seule occurrence de Gurdjieff dans Alluvions, au 13 janvier 2020, avec cet article intitulé Rencontre avec des hommes remarquables. Titre d'un ouvrage du maître, évoqué dans un des romans de Patrick Modiano (Souvenirs dormants, 2017), et aussi d'un film de Peter Brook, qui en est l'adaptation (et il se trouve incidemment que j'ai écouté ce soir Peter Brook, au retour d'un court séjour à Nantes, interviewé par Arnaud Laporte - en fait une rediffusion d'une émission du 8 février 2021). 

Par ailleurs, René Daumal était cité par Modiano (qui ne semble guère apprécier le gourou (peut-être) arménien) :

« Pour les deux, j’ai pensé à Gurdjieff. Autour de ses livres, de sa pensée, remis au goût du jour par le New Age, gravitaient dans les années 1960 des gens vraiment bizarres qui prétendaient détenir la vérité.
C’est l’époque où j’étais en pension en Haute-Savoie. On m’avait raconté que, dans la montagne et les sanatoriums de Praz-sur-Arly, s’étaient retrouvés autrefois des écrivains vulnérables comme Jacques Daumal [il s'agit en réalité de René Daumal] et Luc Dietrich, qui étaient très influencés par la spiritualité et l’ésotérisme selon Gurdjieff. J’étais frappé par le fait que ses disciples étaient souvent recrutés chez des intellectuels qui se trouvaient dans un état physique désespéré.
Après la guerre, de gens comme Louis Pauwels et Jean-François Revel se sont encore réclamés de cet homme, dont il ne faut pas oublier qu’il est tout de même responsable de la mort, en 1923, de Katherine Mansfield. »
(extrait d’un entretien au "Nouvel Observateur", 2 octobre 2003).

En ce qui concerne Pierre Schaeffer, on peut écouter cette émission des Chemins de la connaissance où le musicien débattait avec Michel Camus de l'avenir de Gurdjieff :


Et puis, si on a encore un peu de temps à rêver devant le poste, en cette période où la canicule menace, il y a cet épisode de Surpris par la nuit, diffusé le 11 avril 2008 : Reconnaissance à René Daumal.



mercredi 11 août 2021

Moby Dick de papier

L'Attracteur étrange, en opérant un retour sur la thématique melvillienne, n'a pas manqué de faire suivre l'affaire de quelques résonances discrètes. Hier soir, consultant l'édition numérique de Libération, je me suis naturellement penché sur la resurgie récente de plusieurs milliers de pages manuscrites de Céline, qui lui furent volés en pleine Libération de Paris. Une découverte extraordinaire mais qui tourne déjà au conflit judiciaire entre les ayants droits et Jean-Pierre Thibaudat, le journaliste à l’origine de la révélation, accusé de recel. Je ne veux pas m'appesantir là-dessus, juste signaler le sourire que provoqua chez moi la lecture du passage suivant :

"Ces manuscrits, l’écrivain en fuite, comme d’autres sympathisants du régime nazi sentant le vent tourner, les avait abandonnés dans son appartement montmartrois en 1944 au moment où les alliés débarquèrent sur les côtes normandes. «Les dossiers mis côte à côte s’étalent sur 1,50 mètre, souligne Gibault, 89 ans, sommité des prétoires. Céline ne pouvait pas embarquer tout ça en train avec sa femme et son chat !» Graal des bibliophiles, Moby Dick de papier : les céliniens les cherchaient depuis plus d’un demi-siècle, à l’instar de ce manuscrit sous nos yeux, la Volonté du roi Krogold, un conte médiéval à des années-lumière de l’univers fétide de Bardamu (le double littéraire de Céline)."

Moby Dick de papier. Pas si mal vu, car avec ses chapitres jaunis rassemblés par Céline par des pinces à linge, on pense à cette forêt de harpons plantés dans les chairs du cachalot sans qu'elle ne parvienne à calmer sa fureur.

Le manuscrit de «la Volonté du roi Krogold», qui a refait surface cet été, comme des milliers d'autres pages de Céline. (Boby/Libération)
Un peu plus tard, dans la nuit déjà bien avancée, j'ai lu quelques pages du Chasseur Céleste, le dernier livre de Roberto Calasso, le grand écrivain italien disparu tout récemment le 28 juillet, et que j'avais évoqué deux ans plus tôt dans une chronique consacré à René Daumal, figure importante de son essai L'innommable actuel. Et voici qu'à la page 28 :

"De ceux qui vécurent durant le Magdalénien et peignirent des parois rocheuses en Dordogne, nous ne pouvons sans doute pas dire grand chose. Mais au moins ceci : ils savaient dessiner avec une stupéfiante justesse, rarement égalée durant des millénaires. A l'improviste - et partout : en Egypte, au nord de l'Espagne, en France, en Angleterre : à Creswell, l'extrême limite avant les masses de glace. Pourquoi cela eut-il lieu ? Il serait hasardé d'y répondre. Mais si le dessin est un acte de l'intelligence, celle des Magdaléniens devait être très grande. Et peut-être possédaient-ils quelque chose en commun avec les baleiniers qui, avant de partir, attendent de voir une baleine en rêve. Si elle ne leur était pas apparue, ils n'auraient jamais pu la rencontrer dans la réalité." [C'est moi qui souligne]

 

mardi 10 août 2021

L'incroyable victoire des cachalots

Alors que j'ai déjà bien du mal à ne pas me perdre dans le dédale de connexions suscité par  l'aventure de Thomas Jones, dans le Saisir de Jean-Christophe Bailly, ne voilà-t-il pas qu'un autre fil a surgi ces derniers jours, que je ne puis négliger car il se trouve qu'il fut en d'autres temps longuement au centre de ma réflexion, et que par ailleurs ces deux fils ont fini par converger, rendant la toile encore plus inextricable. Ce que je dis là est bien sûr peu clair, et je vais tenter de démêler tant soit peu l'affaire, mais il y a fort à parier que je n'en viendrais pas à bout en une seule chronique. Bref, nous voilà partis pour une enquête au long cours. Partons donc du jour ou, pour être plus précis, du soir où tout cela a commencé.

Nous étions, ma compagne et moi, en visite chez le Baroudeur, en ermitage dans sa campagne profonde du Boischaut Sud, bien occupé à peaufiner sa thèse sur les savoirs traditionnels et l'automédication des éléphants au Laos (non, ce n'est pas une plaisanterie, comme en témoigne la vidéo en lien ci-dessus). Le Vicomte nous a rejoints pour les libations vespérales et seule une légère averse nous a contraints à finir nos verres dans l'intérieur rustique dudit Baroudeur. Connaissant la passion de ma douce pour les cétacés, orques, baleines et autres cachalots, il avait mis de côté un livre au titre déjà assez étonnant, écrit par un certain Alain Sennepin, "spécialiste des bêtes sauvages" (est-il écrit en quatrième de couverture (il s'intéresse aussi au tigre, comme en témoigne son blog sur le retour du fauve en Europe)). 


J'ai trouvé plus tard, une fois revenu à la maison, cette présentation du livre par l'auteur lui-même sur le site de Causeur. Autant vous dire tout de suite que je n'ai guère été convaincu (pas plus que le Baroudeur) par la thèse centrale, à savoir que les cachalots aurait en somme mené une guerre coordonnée contre les navires baleiniers, une "véritable « Première Guerre du Pacifique » d’avril 1820 à janvier 1862". C'est un fait avéré que certains bâtiments ont été coulés sous les coups de boutoir des cachalots, ainsi l'Essex a-t-il fait naufrage le 20 novembre 1820 à la suite de l'attaque d'un grand mâle, mais Sennepin va plus loin en soutenant l'idée que les cachalots se sont stratégiquement entendus pour mener  une guerre d'usure à la flotte baleinière américaine. Il évoque "un véritable « iceberg stratégique », à vocation essentiellement défensive et protectrice, pleinement fonctionnel à l’orée des années 1820. Les destructions de navires, dont le nombre explose à partir des années 1830, dissimulent au regard des baleiniers le cœur du dispositif cétacéen".

Cela amène l'auteur à reconsidérer la contribution à cette histoire d'Herman Melville (qui s'inspira effectivement du naufrage de l'Essex) : "Son roman Moby-Dick, publié en 1851, est le récit d’une défaite qui vient d’advenir. Légende des légendes, mythe fondateur des États-Unis d’Amérique, monument d’architecture littéraire aux étranges reflets marmoréens, il met en lumière la partie immergée de l’Histoire, la face cachée du Monstre. Il est le miroir de la Première Guerre du Pacifique, dont on peut retrouver intégralement les principaux épisodes et acteurs."  

Ayant ici beaucoup écrit autour de Moby Dick, il va sans dire que je fus intrigué par cette vision nouvelle de ce livre majeur, aussi ai-je lu dès le lendemain l'essai d'Alain Sennepin. Sans partager, je l'ai dit, sa thèse centrale, je recueillis néanmoins des vues dignes d'intérêt, et surtout il me fit connaître la stimulante étude d'Emmanuel Lézy, géographe*, maître de conférences à l’université Paris X – Nanterre, « La Saison et la ligne » ou Moby-Dick, une leçon de géographie métisse

C'est cette étude, seize pages seulement mais d'une richesse énorme, que je me promets d'explorer dans une autre chronique à venir.

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* C'est la seconde fois en peu de temps que nous croisons la route d'un géographe. Pour Thomas Jones, c'était Alexis Metzger (dont je vois qu'il a publié en 2018, L'hiver au Siècle d'or hollandais : Art et climat, Presses de l'Université Paris-Sorbonne).



 

dimanche 8 août 2021

Immense embardée vers le ciel

Trois ans avant la redécouverte de son œuvre lors d'une vente chez Christies, fut publiée en 1951 l'autobiographie de Thomas Jones, Memoirs of Thomas Jones of Penkerrig, qu'il rédigea en 1798, en  reprenant les pages de son Journal. Jean-Christophe Bailly s'appuie volontiers sur cet écrit dont il affirme qu'il est porté de  bout en bout "par le sceau de cette véridicité dont les petites peintures napolitaines (et quelques autres) sont l'affirmation souveraine." Il revient notamment sur certaines anecdotes qui montrent un Thomas Jones en jeune peintre bien éloigné du portrait qu'en traça plus tard Francesco Renaldi ; il parle même de "scènes visionnaires" qui ponctuent le cours des Mémoires. Ainsi celle des funérailles de la femme de son ami William Pars, qui mourut à Rome au mois de mai 1778, "ce qui entraîna Pars, dit Jones qui resta alors trois semaines auprès de lui, au bord de la folie."

"Tous les artistes anglais qui séjournaient à Rome, c'est-à-dire 18 ou 20 personnes, prirent part à la procession en portant des torches. Ce fut BANKS, le sculpteur, qui fit le service, Les Romains venus en grand nombre se comportèrent avec la plus grande dignité et un profond silence fut observé. La scène fut grandiose et saisissante. La lune, cachée juste derrière la tombe de Caius Sextus, jetait une lumière argentée sur tous les objets alentour, sauf à l'endroit où cette grande pyramide sombre projetait son ombre imposante sur la Place où la cérémonie se déroulait, à la lumière crépusculaire des torches." (p. 82)
William Pars, Le glacier du Rhône et la source du Rhône vers 1770-1771, aquarelle et encre de chine 33 × 48,4 cm, Londres, The Trustees of the British Museum

Thomas Jones était à Naples lorsqu'il apprit la mort de Pars, quatre ans plus tard, en octobre 1782, à la suite d'une congestion contractée pour être resté trop longtemps dans l'eau de la grotte de Neptune à Tivoli. Jean-Christophe Bailly s'avise, après avoir rapporté la scène romaine, qu'à l'instar d'autres récits des Mémoires, comme celui d'un accident de cabriolet qui vit Jones échapper à une noyade lors de la traversée d'une rivière ou celui d'une bagarre sur les rives de la Tamise, qu'il s'agissait chaque fois de visions nocturnes :

"Or s'il fallait trouver une traduction picturale à ces récits tirés de la nuit, c'est du côté de Goya peut-être (qui est l'exact contemporain de Jones) ou tout au moins d'une certaine matière noire de la peinture qu'il faudrait se diriger. Et aucunement du côté que regardent et qu'éclairent les œuvres de Jones lui-même, ce qui revient à dire que ce que Jones savait parfaitement dépeindre, il ne le peignit pas. C'est même le contraire qui se produit , tout se passant comme si Jones avait délibérément placé son art  et ce qu'il en attendait sous le soleil de la Raison, non de façon raide et dogmatique, mais du fait même de l'inquiétude qui le portait. Que le sommeil de la raison, selon l'adage d'un des plus célèbres Caprices de Goya, engendre des monstres, Jones certainement en était persuadé, mais contrairement au grand génie espagnol dont il ne connaît sans doute même pas l'existence, il se refusa à aller voir du côté des ombres et de la nuit, où à se transporter avec les noyés, les fous, les morts, les ivrognes, sur des rivages que pourtant la vie lui avait fait connaître." (pp. 82-83)

Source : Wikipedia

C'est donc la seconde fois que Jean-Christophe Bailly en appelle à Goya, mais c'est ici pour mieux relever un contraste, car ce que recherche Jones au fond c'est "la transparence du jour". Et c'est du côté d'une autre amitié italienne qu'il va trouver un renfort, celle de Giovanni Battista Lusieri (1755 - 1821), dont les grandes vues panoramiques, à l'instar des aquarelles de Pars, sont "marquées par une forme d'attention au réel qui combine de façon étonnante la précision des détails à une sorte d'idéalisme magique."

Giovanni Battista Lusieri (Italian - A View of the Bay of Naples, Looking Southwest from the Pizzofalcone Toward Capo di Posilippo ) Vue sur Google Art Project

Et ce que Bailly affirme c'est qu'il n'en va pas "d'un détail, très petit, de l'histoire de l'art" mais d'un virage pris par la peinture occidentale : "Et ce qui apparaît, comme horizon de ce virage, c'est l'horizon lui-même, c'est la ligne d'infini qui infinit et ouvre l'étendue. C'est ce que l'on voit dans les grands panoramiques de Lusieri, de façon plus nette que chez aucun autre artiste de l'époque, c'est cette ouverture du monde à lui-même, c'est cette immense embardée vers le ciel que la peinture est en train d'accomplir, selon un mouvement ample et serein qui est celui de la Raison, ivre de ce vide qui sous ses yeux ne fait plus retentir les échos de la présence divine. Et ce sont non seulement Dieu et ses saints et tous les récitatifs puissants de la geste biblique qui sont écartés, mais aussi, d'une certaine façon les hommes, du moins en tant qu'ils étaient les comparses de cette geste ou de celles, antérieures et retrouvées, des mythologies antiques. Un champ de ruines - et des paysages à perte de vue, tel est le panorama." (p .86)

Voire. On peut objecter tout d'abord à Jean-Christophe Bailly que les panoramas de Lusieri ne sont pas que paysages : sa vue de la baie de Naples ici reproduite comporte des dizaines de personnages, qui effectivement ne sont plus des comparses de la geste biblique mais des hommes et des femmes tout simplement saisis dans leur labeur quotidien ou le loisir d'une promenade.

Lusieri (détail)

D'autre part, cette immense embardée vers le ciel ne s'est-elle pas déjà opérée avec le Siècle d'or hollandais, comme nous l'avons vu par exemple avec Ruisdael à la chronique précédente ? Alexis Metzger, dans son article Art et science des nuages au Siècle d'or hollandais, a bien montré que les nuages y sont peints pour eux-mêmes, en dehors de toute visée symbolique. Il s'appuie notamment sur la grande étude de l'historienne de l'art Svetlana Alpers, L'art de dépeindre (Gallimard, 1990). Or, la même Svetlana Alpers, dont je venais de découvrir l'existence avec l'article du géographe, j'ai eu la surprise de la retrouver lors de la lecture que je venais d’entreprendre d'une autre historienne de l'art, Estelle Zhong Mengual, avec son Apprendre à voir, Le point de vue du vivant (Actes Sud, 2021). A l'occasion de l'essai d'interprétation d'un grand tableau d'Albert Bierstadt, peintre de la Hudson River School, cette école de peinture américaine qui se développe dans la seconde moitié du XIXe siècle, A Storm in the Rocky Mountains, Mt Rosalie (1866)*.

Albert Bierstadt - A Storm in the Rocky Mountains, Mt. Rosalie, 1866, huile sur toile, Brooklyn Museum, New York

Estelle Zhong invite à une suspension de l'empressement à l'interprétation symbolique. Relevant la grande similarité picturale entre la Hudson Rover School et la peinture flamande du XVIIème siècle étudiée par Alpers, elle propose une autre approche. Nous y reviendrons.

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* Il est regrettable que la reproduction du tableau de Bierstadt dans le livre soit si sombre que les détails analysés par Estelle Zhong en deviennent difficilement perceptibles. L'image proposée par le Brooklyn Museum est bien plus lumineuse et restitue avec bonheur la clarté fantastique qui précède l'orage.

mercredi 4 août 2021

De Thomas Jones aux merveilleux nuages

Pourquoi accorder une chronique à chacune des "aventures" de Saisir, l'essai de Jean-Christophe Bailly paru au Seuil en 2018 ? Pourquoi ne pas se limiter par exemple à celle dévolue à Sebald, dont on sait bien l'importance qu'il a pris au fil des années sur Alluvions ? A ces questions, je n'ai pas de réponse assurée, seule me guide une intuition peut-être trompeuse. C'est souvent en écrivant sur un thème donné que celui-ci s'éclaire ou s'approfondit, que des pans insoupçonnés se révèlent ; c'est le cheminement qui fait le chemin. Aussi, sans plus de précaution oratoire, va-t-on se risquer sur l'aventure de Thomas Jones (1742 - 1803), ce peintre gallois auquel Bailly va consacrer 70 pages, le même nombre qu'à la seconde aventure, celle du poète Dylan Thomas (celle de Sebald sera plus courte, et encore plus courte celle de Robert Frank - qui n'est d'ailleurs pas mentionnée comme telle mais comme "aventure au pays du charbon"). Cette stricte égalité n'est sans doute pas un hasard.

Ce qui fascine Bailly chez Thomas Jones, c'est son surgissement soudain après une nuit complète, entre sa mort en 1803, et la vente chez Christies en 1954 d'une cinquantaine d'œuvres, dont les fameuses huiles sur papier faites à Naples, qu'il qualifie de "très étonnantes prémonitions de tout l'art à venir". Ce "trésor", écrit Bailly, "aura passé loin du monde un siècle et demi à l'abri des regards, dans une maison isolée du Radnorshire, c'est-à-dire aussi, quant à la possibilité même d'une ouverture sur le monde artistique, nulle part." C'est que Jones, après sept années passées en Italie, à Rome puis à Naples, où il embrassa complètement la profession de peintre, revint au pays natal après la mort de son père, nanti d'une épouse, Maria Moncke, une veuve danoise qui fut tout d'abord sa servante à Rome, et de deux filles, Anna Maria et Elisabetha, nées à Naples. S'il n'abandonna pas tout à fait la peinture, il semble qu'il ne la pratiqua plus qu'occasionnellement. "De cet homme revenu, dit Bailly, nous avons une image, un tableau de Francesco Renaldi conservé à Cardiff." Reproduit en noir et blanc dans Saisir, le voici en couleur :

Francesco Renaldi, Thomas Jones et sa famille, huile sur toile, 1797, National Museum of Wales, Cardiff

Bailly parle d'une "scène d'intérieur plutôt convenue mais assez étrange, où chacun des comparses semble voué à la solitude et qui à cause de cela me fait penser à un autre portrait de groupe, certes d'une tout autre tenue, celui peint par Goya jeune, dans ces mêmes années 1780, et qui représente la famille de l'infant don Luis de Bourbon." Tableau non reproduit, lui, dans le livre, et que voici :

Goya, La Famille de l'infant Don Luis de Bourbon, huile sur toile, 1784, Fondation Magnani-Rocca, Parme.

"Il y a une atmosphère nocturne, commente Bailly, que l'on peinerait à retrouver dans le tableau de Rinaldi, mais si ce rapprochement m'est venu c'est parce qu'il y a une étrange similarité dans ces scènes, quelle que soit la différence des milieux qu'elles figurent, et c'est celle de personnages liés entre eux par cette contraction de hasard qu'on appelle la famille et qui, peints dans l'immobilité de leur pose, ont l'air d'y stagner depuis toujours." A ces notations j'aimerais apporter quelques réserves : il ne me semble pas juste tout d'abord de dire du tableau de Renaldi que chacun des comparses semble voué à la solitude : les deux filles, dont l'une joue d'une épinette, regardent leur mère, filant au rouet, avec beaucoup d'insistance. Certes, celle-ci a les yeux plutôt dans le vague, ou lorgnant peut-être vers celui qui tourne carrément son regard vers l'extérieur, Thomas Jones lui-même, représenté palette à la main devant un chevalet portant une peinture de paysage, peut-être une vue de cette vallée de Pencerrig où il résidait.

Thomas Jones, Vale of Pencerrig, huile sur papier, 1776, Yale Center for British Art

Il ne s'agit pas du tableau du chevalet (Renaldi a-t-il reproduit un véritable tableau de Jones ? rien ne l'assure, mais il n'a pu manquer de représenter une vue plausible de son art), mais ce qui me frappe dans les deux cas c'est la présence du ciel, des nuages. Un tour d'horizon des œuvres de Jones montre qu'elles regorgent de nuages, même les vues italiennes où le ciel est souvent moins tourmenté qu'au pays de Galles.

Thomas Jones, A view in Radnorshire, 1776, National Museum Cardiff

 
Thomas Jones, Scene near Naples, huile sur papier, 1783, Fitzwilliam Museum

On m'objectera que cette attention aux nuages n'a rien d'exceptionnel, et que l'une des influences reconnues de Thomas Jones, le peintre néerlandais Jacob Van Ruisdael fut l'un des paysagistes qui n'hésitèrent pas à leur faire occuper plus de la moitié du tableau, comme dans cette vue de Naarden (1647).


Bon, mais ce qui m'interpelle, à la lecture par exemple de la notice de Wikipedia consacré à Jacob Van Ruisdael, c'est le peu d'importance que l'on accorde à cette place des nuages, comme si cela tombait sous le sens. Le mot lui-même n'apparaît que trois fois, dans des phrases uniquement descriptives. Bien plus intéressant m'est apparu un article du géographe Alexis Metzger, Art et science des nuages au Siècle d’or hollandais (2013, revue en ligne Géographie et cultures), où il montre que les artistes ont "peint les nuages dans une très grande cohérence car il est possible de faire des prévisions météorologiques en regardant les peintures. Cirrus, cumulus et stratus s’ordonnent ainsi dans des ciels hollandais observés très précisément par les artistes." Ces noms désormais bien connus du grand public ont été inventés par le pharmacien britannique Luke Howard, qui présenta cette nouvelle nomenclature le 6 décembre 1802 (un an avant la mort de Thomas Jones), à la Société Askésienne, petite société savante qui se réunissait Lombard Street, au centre de Londres. Stéphane Audeguy, dans ce très beau roman qu'est La théorie des nuages (Folio, 2005), la résume élégamment dans le passage suivant :

"Luke Howard s'est aperçu qu'on peut ramener leurs modifications à trois grands types fondamentaux. Certains nuages en effet semblent surplomber tous les autres, et s'étirent comme des griffures de chats ou des crinières, en longues fibres parallèles ou divergentes, presque diaphanes ; Howard les nommes les filaments : ce seront, en latin, les cirrus. D'autres nuages paraissent plus denses et se dressent sur leur base horizontale, en jouant avec les rayons du soleil, de toute leur masse, si monumentaux que Luke Howard les nomme des amas, en latin toujours, les cumulus. Mais il arrive souvent aussi et souvent en Angleterre que les nuées ne forment qu'une seule nappe immense et continue, qui parfois touche le sol et se nomme brouillard, masquant tout le bleu du ciel ; cette couche informe mérite le nom de nuage étendu ; d'où l'appellation de stratus. Pour compléter la série, Howard repère également le nimbus, ou nuage de pluie, dont il fait un type mixte, qu'il baptise aussi cumulo-cirro-stratus." (pp. 19-20)

Metzger explique que "ce n’est qu’au XVIIe siècle que les nuages s’affranchissent de toute représentation symbolique. Les artistes hollandais n’en font plus un élément hiérophanique, participant au sacré, désignant le ciel comme l’espace du divin (Damisch, 1972, p. 67-68). Ils peignent les nuages qu’ils ont sous leurs yeux, différents selon les types de temps, aux lumières de toutes les couleurs de la palette. Or ce goût pour les nuages est partagé par les artistes et les scientifiques. Le ciel devient le lieu de nouvelles attentions à une époque charnière de l’histoire des sciences (le XVIIe siècle qui voit l’invention du thermomètre, du baromètre, du microscope, de la pompe à air et de l’horloge à balancier)."  Plus loin, il écrit : 

"La plus emblématique des peintures est certainement celle commentée par Constable, le Paysage d’hiver de Jacob van Ruisdael. En 1836, Constable montre dans ses Lectures sur l’histoire de la peinture de paysage que cette peinture annonce le temps qu’il fera. En considérant les moulins, la lumière du soleil venant du sud et les nuages, Constable conclut à un changement de direction du vent et à un réchauffement avant le lendemain matin*. C’est donc du passage d’un front chaud dont il est question ici. L’air froid au sol chasse l’air chaud en altitude. Cette ascension s’accompagne de nuages à fort développement vertical, comme les cumulonimbus (ou nimbocumulus) peints par van Ruisdael. Il sera suivi d’un air plus frais, entraînant très probablement un dégel."

Jacob Van Ruisdael, Winter Landscape with Two Windmills, 1675, huile sur toile, Boston

 Un autre tableau de Jacob Van Ruisdael fait l'objet d'un examen : 

"S’il est possible de faire des prévisions météorologiques, connaître le temps qui a précédé la scène peinte n'est pas hors de portée. D’après la topographie et l’église Saint-Bavo, le paysage de la Vue de Haarlem de van Ruisdael est peint du nord-ouest (figure n° 4). Le soleil est situé au sud-ouest, en témoignent les ombres portées des arbres et bâtiments. La scène se passe donc en début d’après-midi. Les trois bandes parallèles de cumulus sont alignées ouest-est/sud-ouest. Ils progressent vers le sud-est comme le montre la direction du vent donnée par une fumée de cheminée. Ces cumulus, porté par un air frais de la mer du Nord, se sont formés en contact avec la terre réchauffée par le soleil. En l’absence de nuages élevés de type cirrus, on en déduit qu’un front froid est passé environ 24 heures avant sur Haarlem, accompagné de pluies qui ont lavé l’air alors que des linges sèchent désormais au soleil. Ce front est à une certaine distance au sud de la ville. Peut-être van Ruisdael croyait-il comme Descartes que deux vents s’opposaient afin de donner naissance à ces nuages… Reste que sa peinture est tout à fait explicable à la lumière des connaissances météorologiques actuelles."

 

Jacob Van Ruisdael, Vue de Haarlem avec des champs de blanchiment (1665),
Kunsthaus de Zürich

Je me suis alors souvenu, en observant ces tableaux de Van Ruisdael, que j'avais déjà parlé du peintre et de l'une de ses vues de Haarlem. C'était le 8 octobre 2012, dans l'article Du vide et du balcon, où j'évoquais, singulière pirouette de l'histoire, ce cher Sebald, qui décrit le tableau dans Les Anneaux de Saturne, lors d'une visite au musée de La Haye. Sébastien Chevalier, sur son site Norwich, en donnait une figuration qui n'était pas la bonne (il notait d'ailleurs que l’œuvre était au Rijksmuseum d’Amsterdam, mais que le narrateur nous disait la contempler au Mauritshuis de La Haye. Ici, Sebald ne trompait pas son monde. Cette vue de Haarlem, distincte aussi de celle de Zürich commentée par Alexis Metzger,  est bien conservée à La Haye) :

Jacob Van Ruisdael, Vue de Haarlem avec herberies, 1670-75, Huile sur toile, 55,5 × 62 cm, Mauritshuis, La Haye
Version HD sur Google Art Project

Voici le passage de Sebald en question :

"La plaine s'étendant en direction de Haarlem est vue d'en haut, depuis les dunes, comme il est généralement admis ; cependant, l'impression de perspective aérienne est si accusée qu'il eût fallu, pour l'obtenir, que les dunes fussent des collines, voire de petites montagnes. En réalité, ce n'est pas sur une dune que Van Ruysdael a planté son chevalet mais bel et bien sur un sommet artificiel, sur une hauteur imaginaire, située sensiblement au-dessus du reste du monde. Ainsi seulement, il a pu voir toutes choses à la fois, l'immense ciel nuageux occupant les deux tiers du tableau, la ville qui, mise à part la cathédrale Saint-Bavon surplombant les autres maisons, ne se présente jamais que comme une sorte de ligne d'horizon échancrée, les sombres buissons et bosquets, la ferme au premier plan et le champ lumineux où des draps blancs ont été mis à sécher et où s'affairent sept ou huit figures à peine hautes d'un demi-centimètre." (p .114-115, édition Folio).

Et voilà comment on passe - et je promets ne pas l'avoir anticipé - de Thomas Jones à Sebald, par la grâce des mouvements du ciel.

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* « This picture represents an approaching thaw (…) there are two windmills near the centre; the one has the sails furled, and is turned in the position from which the wind blew when the mill left off work [towards the east]; the other has the canvas on the poles, and is turned another way, which indicates a change in the wind. The clouds are opening in that direction (…), and this change will produce a thaw before the morning » (Constable, 1970). Le tableau n'est pas reproduit dans l'article, or Ruisdael a peint plus de vingt scènes hivernales. Comme Constable parle de deux moulins, il me semble qu'il s'agit de celui-ci, conservé à Boston.