lundi 8 octobre 2012

Du vide et du balcon

Dans son article "Vide d'août", Sébastien Chevalier évoque le vide par lequel Sebald introduit beaucoup de ses récits, et il en donne plusieurs exemples, que je me permets ici de reprendre :
"Vertiges, p.35:
En octobre 1980, partant d’Angleterre, où je vis depuis près de vingt-cinq ans dans un comté la plupart du temps enfoui sous les nuages gris, j’étais allé à Vienne, dans l’espoir qu’un changement de lieu me permettrait de surmonter une passe particulièrement difficile.
Vertiges, p.36:
C’est un vide d’une qualité particulière qui s’installe lorsque dans une ville étrangère on compose en vain un numéro pour tenter de joindre quelqu’un au bout du fil.
Les Émigrants, p.184 :
Les dimanches, dans l’hôtel abandonné, j’étais en ce qui me concerne envahi d’un tel sentiment de vacuité et d’inutilité que pour me donner au moins l’illusion d’avoir un but, je me rendais en ville, marchait au hasard parmi les immeubles monumentaux du siècle dernier.
Austerlitz, p.9 :
Dans la seconde moitié des années soixante, pour des raisons tenant en partie à mes recherches et en partie à des motivations que moi-même je ne saisis pas très bien, je me suis rendu à plusieurs reprises d’Angleterre en Belgique, parfois pour un jour ou deux seulement, parfois pour plusieurs semaines.

 C’est un vide avide, en expansion, qui colonise le temps, l’espace,
Les Anneaux de Saturne, p.304:
Cet idéal d’une nature s’inscrivant dans le vide
p.307:
Le vide torricellien qui environnait les grandes maisons de campagne à la fin du XVIIIe siècle.
leur donnant une profondeur infinie et l’acoustique d’une chambre d’échos."


On songe bien sûr, chez Jean-Paul Goux comme chez Sebald, ainsi qu' Aliette Armel le suggérait, à la Chambre des Cartes du Rivage des Syrtes (José Corti, 1951):

« (…) le désœuvrement des premiers jours tendait à s’organiser malgré moi autour de ce que je ne pouvais hésiter plus longtemps à reconnaître comme un mystérieux centre de gravité. Un secret m’attachait à la forteresse, comme un enfant à quelque cachette découverte dans des ruines. Au début de l’après-midi, sous le soleil cuisant, le vide se faisait dans l’Amirauté avec l’heure de la sieste ; à travers les chardons, je longeais le fossé sans être vu jusqu’à la poterne. Un long couloir voûté, des escaliers disjoints et humides, me conduisaient au réduit intérieur de la forteresse, - j’entrais dans la chambre des cartes. »
Je songe aussi à la maison-forte d'un autre grand roman de Gracq, Un balcon en forêt, où l'aspirant Grange attend l'ennemi pendant la "drôle de guerre", en 1940. "Un balcon en forêt, écrit Fabio Fusco, peut se lire comme l’expérience de l’attente et l’attente d’un destin. L’attente de Grange est d’ailleurs tant réduite à sa plus simple expression, que l’attente est tout le long du récit toujours plus « pure et aveugle », sans nul horizon se dévoilant. "

Un balcon en forêt, image du film de Michel Mitrani (1978) adapté par Julien Gracq lui-même. On reconnaît Jacques Villeret. Grange était interprété par le futur producteur Humbert Balsan, qui s'est suicidé en 2005.
Il écrit aussi :

Devant le vide qui se fait jour au dehors, il ne reste qu’une solution : attendre. Le balcon est en ce sens un lieu de guet, pas seulement l’endroit où les soldats ont pour mission d’observer les mouvements de l’ennemi, mais plus profondément une zone d’attente, un espace d’espoir. A l’aube du 13 mai, domine « une attente pure qui n’était pas de ce monde, le regard d’un œil entr’ouvert, où flottait vaguement une signification intelligible », et l’on pourrait soutenir que rendu à son état le plus authentique, le plus nu par l’angoisse qui le saisit, Grange accomplit l’activité originelle de regarder/attendre. Grange porte son regard au loin dans le même mouvement qui le fait espérer, et croire. Ici, la question n’est pas de savoir ce qu’espère Grange, et en quoi il croit. L’activité du regard est la source même de l’espoir et du sacré, le balcon l’espace sacré du templum où l’essence de l’homme s’accomplit dans le regard sur l’être, et dans l’espoir de voir l’inconnu.
 Le balcon est cette position de surplomb léger sur le monde, qui permet sa contemplation. A Chenecé, c'est la pointe de l'île qui joue cet office :

"(...) le chemin du douanier s'arrête sur un mur, il y a une baie vide aux dimensions d'une porte, on la franchit, on était dans le triangle de l'éperon, un muret arrondi à la pointe fait un garde-corps devant l'étendue des vagues vertes qui tombent du proche horizon couronné d'arbres. Nous nous sommes assis sur le muret, jambes ballantes au-dessus de la falaise et nous avons senti la présence de l'île derrière nous, son énorme masse de roches émergées de la terre, nous avons pu croire qu'elle allait se mettre en mouvement et commencer à fendre l'herbe calme en glissant doucement." (p. 50-51)
 C'est cette même position de surplomb que relève Sébastien Chevalier, sur un sommet artificiel, sur une hauteur imaginaire, située sensiblement au-dessus du reste du monde, lors de l'évocation sebaldienne du tableau de Jacob Van Ruysdael, Vue de Haarlem.

 
 "La plaine s'étendant en direction de Haarlem est vue d'en haut, depuis les dunes, comme il est généralement admis ; cependant, l'impression de perspective aérienne est si accusée qu'il eût fallu, pour l'obtenir, que les dunes fussent des collines, voire de petites montagnes. En réalité, ce n'est pas sur une dune que Van Ruysdael a planté son chevalet mais bel et bien sur un sommet artificiel, sur une hauteur imaginaire, située sensiblement au-dessus du reste du monde. Ainsi seulement, il a pu voir toutes choses à la fois, l'immense ciel nuageux occupant les deux tiers du tableau, la ville qui, mise à part la cathédrale Saint-Bavon surplombant les autres maisons, ne se présente jamais que comme une sorte de ligne d'horizon échancrée, les sombres buissons et bosquets, la ferme au premier plan et le champ lumineux où des draps blancs ont été mis à sécher et où s'affairent sept ou huit figures à peine hautes d'un demi-centimètre." (p .114-115, édition Folio).
Une autre vue de Haarlem, par van Ruysdael.

Mais la liste des échos entre Goux et Sebald ne s'arrête pas là. (A suivre)

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