mardi 29 novembre 2022

Cristal noir # 11 : Les peintures de Tavant

Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes au village de Tavant, en Touraine, à vingt kilomètres de Chinon, dans la vallée de la Vienne. Juste à temps pour suivre la dernière visite guidée de la journée. Celle de Saint-Nicolas de Tavant, l'église avec sa crypte sous le choeur, ses peintures dont la splendeur m'avait été maintes fois vantée par Nunki Bartt. Lequel était donc présent ce jour-là, et se réjouissait de nous faire enfin découvrir ces beautés de l'art roman. Beautés qui ne furent signalées qu'en 1862 (j'apprends cela et ce qui va suivre de cet opuscule de l'Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France consacré précisément à Tavant, et déniché voici plusieurs années dans la fourre-tout alibabesque de Noz). Et ce n'est qu'en 1940-1941, sous l'Occupation donc (cela m'étonne toujours qu'en des périodes si dramatiques, on ait pris le temps de se pencher sur ce qui semble profondément inactuel - et Tavant est loin d'être une exception), que Marthe Flandrin et sa belle-soeur, Simone Flandrin-Latron, réalisent les premiers relevés à l'aquarelle.

Je songe qu'avec cette crypte nous sommes encore, comme à l'Orbière, dans le monde souterrain, mais un monde souterrain qui est aussi tourné vers le ciel  : l'axe principal aboutit à la figure du Christ en majesté, dans sa mandorle. 

La force unique de Tavant, c'est d'abord celle de l'artiste  qui a peint ces fresques, et dont on suppose qu'il était fin connaisseur  des thèmes orientaux, byzantins. La fermeté des compositions, l'expressivité des visages et des mains laissent à penser que cet art devait être au service d'un programme iconographique rigoureux. Pourtant celui-ci reste obscur et plusieurs figures épuisent le savoir des spécialistes. Dès l'ouverture le mystère plane : deux oiseaux, aujourd'hui en moins bon état que sur les relevés de 1940-1941, nous accueillent, le premier, au nord, ailes ouvertes, regardant vers le sud, le second, au long cou recourbé, ailes fermées, faisant face au nord. Une représentation, précise l'opuscule, qu'on retrouve sur des édifices très anciens. Et puis, tout de suite après, ces deux femmes auréolées, assises sur un trône, les pieds posés sur un scabellum (sorte d'estrade honorifique), tenant dans chaque main des tiges avec des volutes. 


Seule change la position des mains, fermées ici, ouvertes là, à l'instar des ailes des oiseaux. Qui sont ces femmes ? Que signifient les tiges aux volutes ?  Aucune hypothèse n'a été retenue. Idem pour "l'homme dansant" qui suit, dont l'anonymat demeure : que tenait-il dans sa main droite levée ? Que désignait-il de son index pointé ? 


Le rôle des deux anges lampadophores un peu plus loin demeure lui aussi inexpliqué, tandis que les "atlantes" de la partie sud de la troisième travée laissent encore plus circonspect : "Ici, reconnaissent les auteurs de l'opuscule, aucun élément n'aide à leur compréhension. Ils portent un objet rectangulaire suffisamment allongé pour que certains spécialistes parlent de règle et d'autres de poutre ; en fait, cet objet n'a pas encore été identifié de manière convaincante."


La fin de la visite coïncide avec une dernière énigme : sur le collatéral sud exempt d'autres représentations, voici un personnage enturbanné, panetière à la ceinture (ce pourquoi on le désigne souvent comme un pèlerin), une longue plume ou palme à la main gauche et un long objet plat et légèrement courbé à la main droite (qui a peu à voir avec un simple bourdon de pèlerin). S'agirait-il du commanditaire des fresques (lequel est inconnu) ? 


Après un dernier verre dans un café-PMU de l'Ile-Bouchard, où jadis s'enfuit Picrochole, nous disons au revoir au Doc, à Géraldine et Jacques B. Si nous avions eu encore un peu de temps, ce dernier aurait voulu nous montrer également les graffitis de Cunault, près de cette Loire, victime de la sècheresse, qui faisait si peine à voir.

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Ajout du 2 décembre : Parmi les admirateurs de Tavant, on compte le peintre Pierre Soulages, récemment disparu. 


mardi 22 novembre 2022

Cristal noir #10 : Se souvenir du futur

Le 24 décembre 2019, j'achète à la petite Fnac de la ville Se souvenir du futur, Guider son avenir par les synchronicités (Guy Trédaniel, 2019), par Romuald Letessier et Jocelyn Morisson. J'avoue que c'est avec une extrême circonspection que j'ai abordé ce livre : les synchronicités sont un domaine fascinant que j'explore depuis tant d'années, donnant souvent lieu aussi, je ne le sais que trop, à des récupérations par des affairistes du "développement personnel". C'est un peu l'ambiguïté du sous-titre qui laisse à penser qu'il y aurait une méthode pour "se servir" de "ces petits miracles du quotidien qui nous adressent des messages chargés de sens". Ma longue expérience en la matière m'a plutôt convaincu du contraire : les synchronicités, ces coïncidences pétrifiantes, troublantes, étranges, sont à l'image des rêves, la plupart du temps, inaccessibles au sens, énigmes résistantes. Je veux bien croire que la science de leur interprétation m'est refusée, et que d'autres peut-être la possèdent, mais je n'en ai jamais eu la preuve. Faire croire que l'analyse des synchronicités permet de mieux diriger sa vie est au mieux une illusion, au pire une escroquerie. Mais on me dira : alors pourquoi s'y intéresser si cela ne sert à rien ? C'est là qu'il y a erreur, cela ne sert pas à rien, mais il faut oublier la plupart du temps l'idée d'un  message à décrypter. Les synchronicités nous enchantent comme les rêves, elles sont des fenêtres ouvertes sur l'inconscient, sur une autre dimension du monde, un monde qui si souvent nous semble muet, sourd à nos appels. Le voici soudain qui s'anime, nous électrise par l'étincelle d'une rencontre, d'une collision de mots ou d'images. La synchronicité n'est pas utilitaire, ou alors de façon très marginale, c'est avant tout un éblouissement . On la reçoit, on la contemple comme un cadeau de l'instant, comme une oeuvre d'art.


Heureusement, Se souvenir du futur échappe dans ses grandes largeurs à l'attrape-nigaud du développement personnel. Je ne l'aurais d'ailleurs pas acheté s'il n'y avait pas eu la préface de Philippe Guillemant, ce physicien du CNRS qui propose une explication rationnelle de la synchronicité à travers sa théorie de la "double causalité" ou de "l'espace-temps flexible", qui s'appuie sur cinq prémisses qu'il résume ainsi : "1) notre futur est déjà réalisé, 2) il peut changer, 3) l'intention excite un nouveau futur, 4) celui-ci influence le présent, 5) l'attention le fait entrer dans la réalité"(p. 14).*

Evidemment, comme le souligne Philippe Guillemant, les choses ne sont pas si simples. Le futur ne serait pas prédéterminé, et notre libre arbitre devenu créateur pourrait nous permettre en théorie de choisir les lignes de vie qui nous agréent. Mais ce serait oublier les conditionnements qui nous poussent à emprunter un itinéraire extrêmement balisé : Guillemant utilise la métaphore du GPS pour décrire ce déterminisme : "Le conditionnement dans lequel nous sommes enfermés n'est alors rien d'autre que la tendance que nous avons à suivre naturellement les instructions qui nous sont données par le GPS." Il est naturellement possible de désobéir à la voix qui nous intime de tourner à droite ou à gauche, mais pour cela il faut tout de même une bonne raison. Si vous n'avez pas une représentation intérieure de l'espace à parcourir, un sens de l'orientation développé, vous ne saurez pas à quel moment dire non à l'option proposé par le GPS, vous ne saurez pas repérer à temps son erreur toujours possible.

Extrait de la BD "Friandises philosophiques", inspirée d'une conférence de Philippe Guillemant

Guillemant revient également sur le sous-titre de l'ouvrage : "Il importe de préciser que, de tout temps, l'homme a, sans le savoir, toujours créé des synchronicités pour choisir son avenir. J'ai moi-même fini par comprendre, a posteriori, en m'étonnant de la façon dont ma carrière avait dépendu de hasards, que non seulement les meilleures de mes innovations  avaient été orientées par la synchronicité, mais aussi que les meilleures de mes idées avaient été introduites dans mon cerveau. Qu'il s'agisse de synchronicités ou d'intuitions , nous sommes là en présence d'informations en provenance du futur qui "débarquent " par surprise soit dans l'environnement, soit à l'intérieur du cerveau ; une intuition n'tant en fin de compte qu'une synchronicité purement mentale." (p. 19) Passage éclairant en ce qu'il montre bien le caractère non volontariste de la synchronicité. L'homme suscite, "sans le savoir", des synchronicités, elles "débarquent par surprise" : l'important n'est donc pas dans le décryptage d'un soi-disant message de la conscience, mais bien dans l'attitude où se placer dans l'attente de ces surgissements. Etre à l'écoute de ce qui vient, être attentif aux signes du milieu, aux irruptions du rêve, voilà à peu près la seule tâche à accomplir, et c'est plutôt un non-agir qu'une volonté. Tout en sachant que, comme le note le sociologue allemand Hartmut Rosa, le monde est foncièrement "indisponible'", et qu'il ne dépendra que de lui de répondre ou non à notre appel.


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* Pour en savoir (beaucoup) plus, voir son site

jeudi 17 novembre 2022

Les deux Adèle

L'attracteur étrange munchien joue les prolongations, en bifurquant sur une voie de traverse. Je m'explique : dans l'article précédent, j'ai oublié une occurrence du Cri, sans doute m'apparaissait-elle un brin triviale, mais j'avais tort, tout a son importance. Lundi 14 novembre, zappant sur la télévision, je tombe sur l'émission de France 2, Tout le monde veut prendre sa place, que je ne regarde jamais d'habitude, mais il se trouve que je l'avais vue la veille avec ma mère, à Aigurande (c'est un rendez-vous qu'elle ne loupe jamais), et je ne sais trop pourquoi, peut-être en souvenir de ce moment partagé, j'ai visionné toute l'émission. Or le thème était les costumes au cinéma, et soudain, surgit la question qui tue : "De quel tableau la costumière du film "Dracula" s'est-elle inspirée pour la robe du vampire ?". Deux propositions étaient faites : Le Cri de Munch et Le Baiser de Klimt. Les quatre candidats ont voté comme un seul homme pour Munch, ainsi que la championne du moment. Manque de bol, c'était Klimt.


Or on a vu que Gustav Klimt était l'un des sept peintres impliqués dans la fameuse partie de Memory que j'ai rapportée. Et mardi, je venais tout juste de poster l'article en question que j'appris que, ce même jour, des militants écologistes avaient aspergé de liquide noir son tableau La Vie et la Mort, au musée Leopold de Vienne. Encore une fois, le tableau étant protégé par une vitre, il n'a subi aucun dommage.


Klimt encore : au moment où je postai l'article, le bandeau latéral "Autres sentes" affichait un billet de Dominique Bry sur Diacritik, consacré au dernier album de la série Adèle Blanc-sec, Le Bébé des Buttes-Chaumont. Je ne pus m'empêcher de tirer un fil entre Adèle Blanc-sec et Adele Bloch-Bauer, dont le portrait constituait l'une des paires adjacentes de la partie de Memory.  D'autant plus que les époques étaient presque contemporaines : le tableau est daté de 1907, et la série de Tardi commence le 4 novembre 1911, autrement dit il y a 111 ans, presque jour pour jour.

Portrait d'Adele Bloch-Bauer, Gustav Klimt, 1907.

Cela me donna envie de relire Adèle Blanc-Sec, et je me rendis à la médiathèque. Un seul album de la série subsistait dans les bacs, le premier, Adèle et la Bête.


Planche 1 de l'album Adèle et la Bête

Je repartis de la médiathèque avec l'album, mais aussi trois autres livres, dont le roman Disparaître de Lionel Duroy. De cet écrivain je n'avais encore rien lu, mais je l'avais entendu dans l'émission La grande librairie, désormais animée par Augustin Trappenard, où Sylvain Tesson présentait en même temps son Blanc. Duroy y racontait comment il avait décidé de rejoindre à vélo Stalingrad, pour peut-être y mourir, disparaître corps et âme, car il  tient plus que tout à ne pas infliger le spectacle de sa mort à ses quatre enfants. Si j'ai bien compris, toute son œuvre est d'inspiration autobiographique, même s'il n'hésite pas à l'entrelacer de fiction. Ainsi la première partie de ce roman, intitulée L'énigme des enfants,  longue tout de même d'une centaine de pages, est la narration d'un déjeuner à Paris offert à ses enfants, où il compte leur annoncer sa décision. Or, un peu plus loin, il écrit que ce repas n'a jamais eu lieu, qu'il les a vus tous les quatre mais séparément.

Bref, ce que je voulais signaler avant tout, c'est que ce déjeuner imaginaire se situe dans un restaurant Boulevard de l'Hôpital, non loin du Jardin des plantes justement, dont le souvenir est particulièrement important pour l'écrivain : "Une ambulance passe en trombe sur le boulevard, puis un souffle tiède et paresseux fait frissonner le tilleul au-dessus de nos têtes. Alors je songe au Jardin des plantes, si étroitement liée à notre reconstruction  quand Esther était entrée dans ma vie, un mois d'avril ou de mai. Je songe au Jardin des plantes comme s'il avait une vertu réparatrice, traversé du souvenir de mes enfants petits, de nos pique-niques "en famille" de nouveau." (p. 79)



mardi 15 novembre 2022

L'angoisse est le vertige de la liberté

Nous n'en avons pas encore fini avec Munch. Avec Le Cri. Le tableau ne cesse de m'apparaître, comme s'il était l'emblème du temps présent. Je lus tout d'abord que, dans la matinée du vendredi 11 novembre, des militantes écologistes de l’organisation « Stop à l’exploration pétrolière », trois activistes venues de Finlande, du Danemark et de l’Allemagne, ont tenté de se coller les mains au Cri  exposé au Musée national à Oslo. Les gardiens sont intervenus rapidement et le tableau, protégé par une vitre, n'a subi aucun dommage.  Quand les activistes ont été stoppées, elles ont crié : « Je crie quand les gens meurent ! Je crie quand les politiques ignorent la science ». Elles entendaient dénoncer l’industrie pétrolière en Norvège.

Hier, j'achète Le 1, hebdo du 9 novembre, titré Comment sortir de nos angoisses. L'éditorial de Laurent Greisalmer, Tous angoissés, commence par l'évocation du Cri : "Deux longues mains stylisées encadrent un visage effrayé, deux cercles représentent un regard d'épouvante et plus bas une bouche grande ouverte exprime la stupeur et la crainte. Le Cri, cette oeuvre du peintre norvégien Edvard Munch, dont on peut voir actuellement la version lithographique au musé d'Orsay, symbolise à elle seule notre angoisse contemporaine." L'illustration choisie pour le billet est une reproduction du Cri par l'Américain Nathan Sawaya, en briques de Lego. On peut préférer l'original.



Au coeur du numéro se trouve l'entretien avec la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. Elle rappelle que le penseur de l'angoisse est Kierkegaard : "Chez lui, elle n'est pas qu'une défaillance. Elle est la manière dont le sujet se positionne dans le monde : le sujet n'accède a son propre sujet que par la traversée de l'angoisse qui est existentialiste. Elle est au fondement même de la condition humaine. [...] Kierkegaard a écrit Le Concept d'angoisse, mais cette notion est le fil rouge de son oeuvre, une sorte de concept pivot. Il est le penseur qui a donné ses lettres de noblesse à l'angoisse : l'être humain expérimentant par l'angoisse ce que serait la liberté, qui est d'abord un vertige."

On sait combien ce dernier mot de vertige est cardinal pour moi (qui me suis amusé à en relever toutes les occurrences pendant des mois, en 2018, dans mon Cahier des vertiges). Je ne cesserai jamais, je pense, de m'étonner de sa présence dans le discours de mes contemporains. Ainsi Greisalmer pouvait lui aussi écrire, juste après avoir décrit Le Cri : "Les causes de ce vertige existentiel surabondent, et il suffit d'en citer quelques-uns - le changement climatique, la guerre en Ukraine, la menace d'une frappe nucléaire, les flux migratoires ou la résurgence des épidémies - pour prendre la mesure du phénomène."
Et la dernière page s'achève sur cette citation de Kierkegaard, encore lui : "L'angoisse est le vertige de la liberté."

Je voudrais raconter maintenant une anecdote personnelle où Le Cri trouve encore place. Il se trouve que ma fille Pauline m'a rapporté de son voyage aux USA, il y a quelques années, un jeu de Memory, le Modern Art Memory Game, basé sur 36 paires d'images.


On remarquera bien sûr sur le couvercle du jeu notre fameux Cri. A signaler qu'en anglais, le tableau est traduit par The Scream. Mot au coeur du tableau central, dû à Ed Rusha (1964).
Il se trouve que je joue assez souvent à ce jeu avec mon autre fille, Violette. C'est ce que nous fîmes le 9 octobre dernier. Nous jouons avec 35 paires et demi (une image de Fernand Léger a disparu on ne sait comment), en disposant les cartes sur un rectangle de 9 x 8.
Or cette après-midi là, nous avons retourné pas moins de sept paires adjacentes, images semblables posées l'une à côté de l'autre. Pourtant, chaque fois, nous prenons soin de bien mélanger les cartes, et avant de les étaler nous les brassons encore une fois face cachée. Il n'est pas rare, ceci dit, d'avoir une paire adjacente, mais nous n'en avons jamais eu plus de deux ou trois à chaque partie. D'ailleurs, j'ai plus tard refait trois essais, où j'obtins 2, 0 et 3 paires adjacentes. Lors d'un quatrième essai, je n'ai pas mélangé les cartes et me suis contenté d'un brassage : je n'ai pas obtenu plus de trois paires adjacentes.

Ce nombre de sept était donc assez étonnant, et me frappa comme ces plaques d'immatriculation que j'ai souvent évoquées ici. Le surgissement d'un ordre au sein du désordre m'étonne toujours. J'ai voulu examiner l'affaire plus en détail : quelles étaient les paires incriminées ? 
On pouvait les ranger en trois catégories :

1/ les portraits : The Song of Love, de Giorgio de Chirico (1914), Girl of Hair Ribbon, de Roy Lichtenstein (1965), Marylin, d'Andy Warhol (1967). 
2/ les personnages : Portrait of Adele Bloch-Bauer, de Gustav Klimt (1907), et (ici nous n'avons pas de certitude, nous n'avions rien noté sur le moment et ce fut un autre travail de mémoire que de se rappeler les paires apparues) soit Birthday, de Marc Chagall (1915), soit Harlequin with Guitare, de Juan Gris (1919)
3/ les oeuvres abstraites : Blue II, de Joan Miro (1961), et Movement in Squares, de Bridget Riley (1961).


Il faut noter 
  • que les portraits sont surreprésentés (trois sur les cinq possibles dans le jeu), au contraire des oeuvres abstraites (2 sur 20 possibles). Le Miro et le Riley sont contemporains (tous les deux créées en 1961).
  • que soixante ans séparent l'oeuvre la plus ancienne (Klimt, 1907) de la plus récente (Warhol, 1967). 
Le 22 octobre, nous avons rejoué deux parties, dans une sorte d'attente délicieuse de ce qui allait surgir ou non. Nous eûmes dans la première trois paires adjacentes, rien de surprenant donc, et Le Cri de Munch dans un des coins du rectangle. Dans la seconde partie, je n'ai pas noté de paires adjacentes, mais en revanche, la présence en coin des trois portraits : Marylin à l'angle nord-ouest, Chirico et Lichtenstein, côte à côte à l'angle opposé, à l'autre bout de la diagonale.

Je ne tire aucune conclusion de tout ceci. Qui m'apparaît un peu comme un rêve dont le contenu latent m'échapperait. 

mardi 8 novembre 2022

La serrure de la porte bleue

Rien écrit ici (ni ailleurs) depuis plus de deux semaines. C'est que le covid est passé par là. Le covid que j'avais évité jusque-là, à tel point que je commençais presque à croire que je faisais peut-être partie de cette minorité mystérieusement résistante à la maladie. Illusion qui a donc volé en éclats ces derniers temps. Et de quelle manière : suspectant donc la présence du virus après plusieurs jours de fatigue, de rhume et de toux, je vais en ville de bon matin prendre un rendez-vous pour un test PCR. Fixé à 11 h 15, je tue le temps en arpentant la ville à douce allure, et finit par passer par ma librairie préférée, Arcanes. C'est là que je suis soudain saisi d'un malaise vagal. Je reprends conscience dans le camion des pompiers qui me conduit aux urgences. La salle d'accueil est bondée, je vais rester là dix-sept heures sur un brancard en attendant  les divers examens auxquels on me soumet. J'ai pu mesurer concrètement l'état de tension qui règne dans le système de soins français et rends hommage aux soignants qui font ce qu'ils peuvent dans ce contexte très difficile.

Rentré chez moi à cinq heures du matin, je vais donc affronter la bête : les sept jours qui suivent se résument à un seul symptôme, le mal de crâne obsédant, incessant, que ne parvient guère qu'à estomper le Doliprane qu'on m'a prescrit. Impossible de poser les yeux sur un livre : quand le grand lecteur que je suis n'a plus le goût à sacrifier à sa passion, c'est que les choses vont vraiment mal. Quant à écrire, c'est encore pire : je mesure là combien il faut de forme physique pour pouvoir se consacrer à un effort intellectuel comme celui de l'écriture. Néanmoins, petit à petit, je vais ressortir de ce trou noir, recommencer à lire, marcher dans les rues, laisser la pluie fouetter mon visage. Les céphalées s'espacent, ne reviennent qu'au mitan de la nuit, juste assez pour fragmenter mon sommeil. Parfois, j'ai eu envie de pousser le cri de Munch, épuisé de subir les élancements migraineux, les rêvasseries sans grâce, la fébrilité des membres.

Si je parle de Munch, c'est avec une arrière-pensée : avant d'être terrassé par le covid, j'avais retrouvé dans un carnet de 2016 un texte où était évoqué le célèbre tableau du peintre norvégien (au coeur du dernier article publié, Le cri de la dernière reine). J'avais décidé en mon for intérieur de le reproduire ici, et c'est donc par là que je reviens en ce jour. Voici donc, à peine rectifié, le chapitre XIII, daté du mercredi 16 mars 2016, de ce que j'appelai alors le Carnet de l'attracteur étrange (2), rédigé au crayon noir sur le carnet Pantone Sulphur Spring 13-0650.

"A Argenton, ce samedi après-midi, j'avais une autre visée, je voulais faire d'une pierre deux coups, et après la visite au musée de la Chemiserie, je voulais rendre visite à Gaëlle Monsacré afin de découvrir enfin de visu les lampes qu'elle façonne dans les calebasses du Mali et d'ailleurs. Nous en avions discuté brièvement lors d'une soirée des Tasons où elle était venue avec Michel Thouseau, son compagnon. Je n'avais pas noté l'adresse précise, croyant l'avoir identifié d'après sa description, au bord de la Creuse, là même où j'allais manger mon sandwich et lire mon journal, avant d'intervenir dans les classes.

La rivière, grossie des pluies récentes, roulait ses eaux turbulentes, et nombre de pêcheurs ponctuaient les berges ou affrontaient le flot avec leurs cuissardes. Je m'étais leurré sur l'adresse : le moulin qui enjambait la partie droite de la Creuse, propriété d'un peintre local, n'était pas ce que je cherchais. Je remontais alors la promenade le long de la rive jusqu'au moulin du Rabois, puis revins vers le centre par les petites rues silencieuses où, ça et là, une échelle de mesure de la hauteur des eaux, une marque datée sur un mur, témoignent encore de la violence et de l'ampleur de la crue d'octobre 1960, à un mois de ma naissance.

J'avais emporté mon appareil photo. J'avais passé des mois sans lui (à Grenade, je n'avais que l'ipad et le Zoom H1) et j'étais comme frustré. C'était un bonheur de partir à nouveau dans cette chasse subtile en sachant que ce qui me requiert ce ne sont pas les humains (non que je les dédaigne, mais je me sens incapable pour le moment du moins de les saisir d'une manière qui me satisfasse), mais la matière, dans les accidents de ses textures, le temps inscrit dans la substance, dans les abstractions qu'elle dessine. C'est ainsi que je m'attardai sur une porte bleue, avec une serrure en forme de coeur. De retour à Châteauroux, une analogie me frappa avec le célèbre tableau de Munch, Le Cri.


J'avais fermé la boucle de ma promenade, et me retrouvai comme le personnage de Munch sur le pont dominant la rivière, le vieux pont autrefois pourvu de maisons, reliant les deux parties de la ville médiévale. Pour autant, aucune détresse, la simple déception de n'avoir pas su dénicher le repaire de la Fée des lumières. Avant de repartir, je contemplais une dernière fois les maisons à galerie donnant sur la Creuse et c'est alors que je la vis, prenant l'air sur le balcon vert de l'une de ces maisons. Elle m'avait aperçu aussi et vint m'ouvrir côté rue.

Long couloir. La maison est la réunion de deux logis antérieurs : au Moyen Age, une rue les séparait, une ruelle étroite qu'on combla ensuite sans remords. Nous sommes au coeur de l'Argenton historique dont les traces affleurent dans la pierre des murs, un arc de porte, l'enchevêtrement des toitures. 

C'est dans l'une des petites pièces de la demeure que Gaëlle sculpte ses lampes. Elle m'en fait admirer certaines, qui jettent sur les murs des broderies d'ombre. Son travail est de plus en plus reconnu, et plusieurs de ses réalisations ont franchi l'Atlantique. Je lui en commande une, qui déploie ses draperies lumineuses sur 360°.

Il y a onze ans, en ce même mois de mars, je me lançai dans l'écriture, avec le blog Fragments de géographie sacrée, reprise de mes travaux antérieurs à partir de l'équinoxe de printemps. Argenton, sur l'axe 0° Bélier, le point vernal, était la première étape du périple zodiacal. Le premier billet s'ornait d'une photo prise au même endroit. Le Bélier c'est la victoire de la lumière sur les ténèbres : à compter du 21 mars, les jours prennent le pas sur les nuits. Les lampes de Gaëlle épousent la symbolique de la cité ; de la galerie verte elle domine le flot puissant de la rivière au nom d'abîme (la Creuse), et je songe que son nom même est merveilleusement accordé à la situation du lieu : Mont sacré.