mardi 18 octobre 2022

Le cri de la dernière reine

"Je sens moi jusqu'à en être écrasé moralement et vidé physiquement le besoin de produire, justement parce que je n'ai en somme aucun autre moyen de jamais rentrer dans nos dépenses.
Je n'y puis rien que mes tableaux ne se vendent pas.
Le jour viendra, cependant, où l'on verra que cela vaut plus que le prix de la couleur et de ma vie en somme très maigre, que nous y mettons."

Vincent Van Gogh, Lettre à Théo, 20 octobre 1888 (Imaginaire/ Gallimard, p. 436)

Au soir de la publication de l'article précédent, Blanc 88, j'ai regardé sur France 5 le documentaire consacré à Edvard Munch, qui accompagne l'exposition du Musée d'Orsay (visible encore jusqu'au 22 janvier 2023). "Un cri dans la nature", réalisé par Sandra Paugam, veut explorer "le parcours de Munch à travers le prisme de la nature, qui a nourri toute son œuvre, littéralement d’abord à travers les paysages norvégiens de ses débuts, symboliquement pour accentuer l’expression des sentiments humains, puis métaphoriquement comme représentation du cycle de la vie." A part le célèbre Cri, je ne connaissais rien de l'œuvre de Munch, et j'ai été impressionnée par sa force, sa vitalité inquiète, son alliance fébrile entre couleur et douleur. La photographie en contrepoint rendait bien compte de la beauté des rivages et des ciels scandinaves, quand le soleil joue avec les vagues, le frisson des arbres et la stupeur des galets.



J'ai eu la surprise de retrouver, parmi les quelques oeuvres présentées qui n'étaient pas de Munch, Les Yeux clos d'Odilon Redon. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce tableau orne la page de couverture du livre que je viens de finir, La neige ne guérit pas de sa blancheur, écrit en hommage à ma petite soeur Marie disparue en décembre 2019. Je devais sa présence à l'avant-propos de Patti Smith, pour son Just Kids, où elle-même salue la mémoire de Robert Mapplethorpe. Retournant à ce texte, je m'aperçois qu'il est question là aussi d'un Edward, le frère cadet de Robert :

"J’ai levé les stores et la lumière du jour a inondé le bureau. J’ai lissé le tissu lourd qui drapait ma chaise et choisi un livre de peintures d’Odilon Redon, que j’ai ouvert sur l’image d’une tête de femme flottant sur une petite étendue d’eau. Les Yeux clos. Un univers pas encore abîmé contenu sous les paupières pâles. Le téléphone a sonné, je me suis levée pour répondre.

C’était Edward, le frère cadet de Robert. Il m’a dit qu’il avait donné un dernier baiser à Robert pour moi, comme il me l’avait promis. Je suis restée inerte, figée ; puis lentement, comme dans un rêve, je suis retournée à ma chaise. À cet instant, Tosca a commencé la sublime aria « Vissi d’arte ». J’ai vécu pour l’amour, j’ai vécu pour l’art. J’ai fermé les yeux et joint les mains. La providence décidait des termes de mon adieu."


Odilon Redon, Les Yeux clos, 1890, Musée d'Orsay.

Juste après le documentaire, j'ai repris la lecture de l'un des livres que je venais d'emprunter à la médiathèque, Contre-chant, de Danielle Bassez, paru au Cheyne en 2022. Une histoire d'amour douloureuse, où le narrateur voit s'éteindre sa compagne, vingt ans plus âgée que lui. Et je lis ce passage, page 184 : "Ta respiration rauque. Hâchée. Ta bouche ouverte. Tes lèvres tordues sur les gencives sans dents. On dirait le Cri de Munch. Mais Le Cri a du muscle. Ta poitrine n'a plus la force de pousser l'air."


Un troisième Edouard va surgir dès le lendemain : Edouard Roux, héros de La dernière reine, le dernier roman graphique de Jean-Yves Rochette. J'ai déjà évoqué Rochette en ces pages, en 2020, avec son superbe Ailefroide. La montagne est encore une fois au coeur de l'histoire, il ne s'agit plus de l'Oisans mais du Vercors, avec la destinée lumineuse et tragique de ce fils de guérisseuse, gueule cassée de la Grande Guerre, auquel la sculptrice animalière Jeanne Sauvage va redonner un visage. Abandonnant la bohème de Montmartre, ils iront vivre leur amour sur le plateau hanté par le souvenir de l'ours. Injustement accusé d'un crime qu'il n'a pas commis, Etienne est promis à la guillotine.

J'ai été saisi par l'âpre beauté du récit, sa splendide mise en images, mais aussi par deux résonances à mon article de Blanc 88. On se rappelle peut-être la mention des trois bouquets de fleurs blanches, or une planche entière montre Jeanne confectionnant sur l'alpage un bouquet de fleurs blanches :



Et puis, au tribunal, Edouard décline son identité et sa date de naissance :


1888, c'est bien entendu un écho aux 8 récurrents de l'article, mais on peut pousser plus loin la dérive. Dix jours après la naissance du personnage d'Edouard Roux, le 21 février 1888, Vincent Van Gogh arrive à Arles, où il vient de tomber soixante centimètres de neige. Il écrit à Théo qu'il a aperçu de "magnifiques terrains rouges plantés de vignes, avec des fonds de montagnes du plus fin lilas. Et les paysages dans la neige avec les cimes blanches contre un ciel aussi lumineux que la neige, étaient bien comme les paysages d'hiver qu'ont fait les Japonais."

C'est en août de cette année-là, particulièrement féconde, aussi féconde que tourmentée, qu'il peindra quatre tableaux de la série des Tournesols. C'est l'une des copies réalisées par Van Gogh en janvier 1889, le Vase avec quatorze tournesols, qui a été aspergée de soupe à la tomate par deux militantes écologistes le 14 octobre, à la National Gallery de Londres.


Le buzz médiatique a été énorme. Les deux jeunes femmes ont justifié leur action devant les journalistes présents : «Qu’est-ce qui a le plus d’importance : l’art, ou la vie ? Est-ce que ça vaut plus que la nourriture ? Plus que la justice ? Êtes-vous plus inquiets par la protection d’une peinture ou par la protection de la planète et des gens ? Le coût de cette crise du vivant fait partie du prix de la crise du pétrole. Le carburant est inabordable pour des millions de familles qui ont froid et faim. Elles n’ont même pas les moyens de chauffer une boîte de soupe. […] Des millions de personnes meurent. »

Les réseaux sociaux se sont bien entendu jetés dans la polémique avec fureur et délectation. Par curiosité, j'ai jeté un oeil sur Twitter. Nombreux sont les justiciers intrépides qui vous enverraient cette vermine en taule pour vingt ans, sans compter les amendes mirobolantes dont elles devraient s'acquitter pour les dégoûter de recommencer. Surtout, presque toujours, on ne cesse de mettre en avant le prix estimé de l'oeuvre : 84 millions de dollars. Comme si le plus grave, c'était ça : s'attaquer à une oeuvre qui coûte autant de pognon.

Regardons les faits bruts : les Tournesols protégés par une vitre n'ont pas été endommagés (le cadre, si, un peu, c'est grave ? non).  La cause climatique va-t-elle trouver de nouveaux défenseurs ? Les gouvernements vont-ils s'émouvoir de leur inaction ? Non, bien évidemment, parce que la seule façon pour eux de s'émouvoir serait d'être tancés par l'opinion publique. Or, il est fort à craindre que ce genre d'action ne change rien à l'opinion publique. Pire, une forte partie de la population, déjà peu portée à la sympathie envers les mouvements écologistes, ne voyant dans ce geste que stupidité et vandalisme, se verra renforcée dans sa détestation. Mais il ne faut pas mésestimer non plus le sentiment de désespoir de cette jeune génération à laquelle on offre si peu d'avenir. Ce geste, finalement sans conséquence, pourrait bien, si l'on n'y accorde aucune importance et si l'on contente de s'en indigner, en induire d'autres, beaucoup plus dramatiques.

Mais revenons sur la question posée par les deux jeunes femmes : "Qu’est-ce qui a le plus d’importance : l’art, ou la vie ?". Posez donc la question à Vincent Van Gogh, lui qui n'a pas vendu un tableau de son vivant, qui ne cessait de lutter pour continuer à peindre. La question lui eût paru stupide : l'art c'était sa vie, ce pourquoi il se levait chaque jour, y perdait sa santé et sa raison. Il n'y a pas à choisir entre l'art et la vie. Le fait que Les Tournesols coûtent 84 millions de dollars ce n'est pas le fait de l'art, mais le fait du marché, de la spéculation. Combien coûtent les peintures de Lascaux ? Doit-on envoyer une mission commando souiller de soupe Heinz le Grand Taureau Noir ? Van Gogh, le "suicidé de la société", comme disait Antonin Artaud, n'est pas le parangon du capitalisme, quel que soit le business qui l'environne. 

L'art ne s'oppose pas à la vie, il la magnifie. A la fin de l'album, Etienne Roux, qui a récusé son avocat, se défend seul face à la Cour (et pardon pour le spoil, ne lisez pas plus loin si vous ne voulez pas savoir). "J'ai perdu celle que j'aimais, dit-il, le seul endroit où je pouvais apaiser ma douleur était au fond des bois, mais vous avez tout détruit. Le loup a disparu, l'ours a disparu, l'aigle a disparu, et tout le reste suivra. Vous avez exploité le monde jusqu'à sa racine. Mais vous allez bientôt payer pour tout le mal que vous avez fait."

Un message que ne renierait pas, je pense, nos deux jeteuses de soupe. Mais où le trouvons-nous ?  Dans une oeuvre d'art : La dernière reine.





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