vendredi 26 octobre 2018

Varian Fry et André Breton

Si André Breton a pu descendre dans la kiva des Indiens Pueblos, en août 1945, s'il a pu avant cela fuir en Amérique depuis Marseille où il s'était réfugié avec sa femme Jacqueline Lamba et leur fille Aube, âgée de cinq ans, oui, s'il a pu échapper au régime de Pétain et aux nazis qui le considéraient comme un des thuriféraires de l'art "dégénéré", c'est bien en grande partie grâce à un homme, encore aujourd'hui peu connu, un Américain du nom de Varian Fry. Il a trente-deux ans quand il descend du train à Marseille, le 13 août 1940, trois mille dollars cachés dans ses vêtements, porteur surtout d'une liste de deux cents personnalités en danger, du monde scientifique et artistique, liste établie par ses employeurs de l'Emergency Rescue Committee en vue de leur émigration vers les États-Unis. Il devait rester un mois, il demeurera en France jusqu'à son expulsion le 6 septembre 1941. Et ce n'est pas deux cents personnalités qu'il aura in fine sauvé de la barbarie mais plus de 1800 personnes, à l'aide d'une petite équipe dont les membres seront presque tous de grands résistants.


Max Ernst, Jacqueline Lamba, André Masson, André Breton et Varian Fry, 10 février 1941.
Qu'est-ce qui avait donc conduit cet homme élégant et cultivé à se porter aux secours des artistes européens ? Il se trouve qu'en 1935, il avait séjourné en Allemagne et avait mesuré la virulence de l'antisémitisme hitlérien. A Berlin, il avait même assisté à l'agression d'un juif dans un café, sa main poignardée par un jeune SA. Il avait écrit des articles qui n'avaient guère eu de retentissement. J'ai écouté Daniel Schneidermann très récemment sur France Inter, qui vient de sortir un livre, Berlin, 1933, où il entend montrer l'aveuglement des journalistes occidentaux en poste à l'époque dans la capitale du Reich. Parle-t-il de Fry ? Je n'en sais rien, sans doute fut-il un des rares à alerter l'opinion sur l'oppression en marche.

Si je parle de Fry, que je connaissais pas encore hier, c'est que j'ai regardé le documentaire passé sur F3, La liste de Varian Fry, de Hélène Chevereau et  Clément Desiret (encore disponible en replay pendant quelques jours). Et si l'on veut encore plus de détails, on peut lire la page que lui consacre Alain Paire sur son site.

Quelques mots tout de même sur Breton et Fry. Celui-ci avait fondé le CAS, Centre Américain de Secours, dont les locaux avaient d'abord été établis à l'Hôtel Splendide. Rapidement à l'étroit, le CAS déménagea plusieurs fois avant de se fixer à la Villa Air-Bel, une maison ancienne avec dix-huit pièces réparties sur deux étages, assez grande pour inviter certaines personnes en attente de visas. Le révolutionnaire Victor Serge est de ceux-là, et c'est sur sa recommandation qu'André Breton et sa famille est convié lui aussi. Les amis du surréaliste se retrouvaient parfois à la villa, reconstituant les cercles parisiens, et "on sait, écrit Alain Paire, que pendant un week-end de début mars, quelques jours avant son embarquement pour les États-Unis via le Maroc et la Martinique, André Breton entreprit de créer en compagnie de la plupart de ses convives les trente-deux cartes révolutionnaires du Jeu de Marseille qui parut plus tard dans la revue VVV et qui fut finalement édité en 1985 par André Dimanche."

Alain Jouffroy revient sur la genèse du jeu dans un entretien avec Jacques Hérold :

» Alain Jouffroy. – L'idée du "Jeu de Marseille" vous est venue à la suite d'une discussion avec Breton ?

» Jacques Hérold. – C'est venu comme ça, de moi ou d'un autre, peu importe, au cours d'une conversation : "Si on faisait un jeu de cartes ?" Breton a accepté mais il voulait voir ce que c'est que le jeu de cartes, parce qu'en réalité on ne sait pas du tout quelle en est la source. Il est allé à la Bibliothèque de Marseille pour chercher les origines, les significations. Il a trouvé que le jeu de cartes ordinaire est un jeu militaire : le "trèfle" est la paie du soldat, le "cœur", son amour, etc. Evidemment, il s'agissait de changer complètement le jeu mais d'en garder le "squelette", c'est-à -dire le nombre de cartes.

» Alain Jouffroy. – Vous n'êtes pas partis du tarot ?

» Jacques Hérold. – Non, du jeu de cartes normal. Les tarots sont un jeu intéressant en lui-même. Il n'y a rien à y changer. Notre jeu ressemble au jeu de cartes ordinaire. Le Roi, la Reine, le Valet, sont devenus le Génie, la Sirène et le Mage. Le trèfle est devenu le trou de serrure noir de la Connaissance, le carreau, la tache du sang rouge de la Révolution, le pique, l'étoile noire du Rêve et le cœur la flamme rouge de l'Amour. »
Alain Jouffroy (« Les jeux surréalistes entretien avec Jacques Hérold », dans XXe siècle, Le surréalisme I, nouvelle série, XXXVIe année, n° 42, juin 1974, p. 152-153).

André Breton - Paracelse
Enfin, le 25 mars 1941, André Breton, parvient à s'embarquer, en compagnie notamment de Jacqueline Lamba, Victor Serge, Anna Seghers, Wifredo Lam, sur un vieux navire, le Capitaine Paul-Lemerle, où les conditions matérielles de voyage sont des plus pénibles. Claude Lévi-Strauss, autre passager, en relate certains détails dans Tristes tropiques :
"Finalement j'obtins mon billet de passage sur le Capitaine-Paul-Lemerle, mais je ne commençai à comprendre que le jour de l'embarquement, en franchissant les haies de gardes mobiles, casqués et mitraillette au poing, qui encadraient le quai et coupaient les passagers de tout contact avec les parents ou amis venus les accompagner, abrégeant les adieux par des bourrades et des injures : il s'agissait bien d'aventure solitaire, c'était plutôt un départ de forçats. Plus encore que la manière dont on nous traitait, notre nombre me frappait de stupeur. Car on entassait trois cent cinquante personnes environ sur un petit vapeur qui - j'aillais le vérifier tout de suite - ne comprenait que deux cabines faisant en tout sept couchettes"... "La racaille, comme disaient les gendarmes, comprenait entre autres André Breton et Victor Serge. André Breton, fort mal à l'aise sur cette galère, déambulait de long en large sur les rares espaces vides du pont : vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu"...  
 Passage rapporté dans le poème d'Auxeméry quand il écrit :

                                                         et l'ethnologue plaisamment
t'avait déjà portraituré sur le bateau qui t'emmenait en Amérique 
aux jours sombres de l'exil
              fort mal à l'aise dans cette galère tu déambulais
vêtu de peluche tel un ours bleu

André Breton photographié à Marseille par Varian Fry

Varian Fry ne fut que tardivement reconnu. Ce n'est que quelques semaines avant sa mort, le 12 avril 1967, qu'il reçoit, à l'initiative d'André Malraux, la croix de chevalier de la Légion d'Honneur au Consulat Général de France de New York. 

En 1995, Varian Fry est devenu le premier Américain à être reconnu comme Juste parmi les nations au mémorial de Yad Vashem.

Alain Paire conclut sa chronique en rapportant que dans son catalogue de la Halle Saint-Pierre composé en octobre 2007 pour une nouvelle exposition Varian Fry et les artistes candidats à l'exil dont Michel Bepoix fut également l'un des commissaires, Martine Lusardy achève son texte avec une passionnante citation de Siegfried Kracauer, extraite de L'histoire des avant-dernières choses : "Une vieille légende juive dit que chaque génération comporte trente-six justes qui maintiennent le monde dans l'existence. S'ils n'existaient pas, il serait détruit et périrait. Mais personne ne les connaît ; eux-mêmes ignorent que c'est leur existence qui sauve le monde de la perte".
 

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