mardi 9 octobre 2018

The doors of perception

Avec Patti Smith, c'est l'Amérique qui s'invitait à la table. Mais, de fait, elle y était déjà, car je venais de lire le dernier roman de Christian Garcin dont le titre justement était Les oiseaux morts de l'Amérique. On se souvient peut-être que Christian Garcin est l'un de ceux que j'appelle "les écrivains de la coïncidence", en compagnie de Paul Auster, Enrique Vila-Matas et W.G. Sebald. Ce quatuor accorde en effet une place spéciale à la coïncidence, alors que le romancier habituellement s'en défie, craignant, et parfois à juste titre, que le lecteur ne juge artificielle son intrigue (on a tous lu de ces mauvais romans où le détective ne résout une énigme que grâce à une série de concours de circonstances proprement incroyable). Et pourtant, la vie est remplie de coïncidences (ce que je me fais fort de montrer ici depuis des années) et en faire abstraction, c'est occulter une des facettes les plus étranges et les plus intrigantes de la vie. Or, comme les trois autres, Christian Garcin n'hésite pas à introduire dans la trame de ses livres des hasards objectifs (pour parler comme André Breton) ou des rimes du destin (pour parler comme Paul Auster). Exemple, page 29, on peut lire ceci :
"Le gamin se retournerait, il croirait avoir entendu un petit bruit, ténu comme un froissement d'ailes, ou senti un léger souffle, mais non, il replongerait le nez dans son bol, et la voix chaude de Bing Crosby continuerait à égrener les secondes paisibles, Sunday Monday ou Always, jusqu'à ce que celle plus aiguë de Dooley Wilson lui succède, comment à entonner As Time Goes By, et qu'Isadora se retourne et fasse remarquer à l'enfant que c'était vraiment étrange, quelle coïncidence, il s'agissait de deux chansons qu'elle écoutait en 1943, l'année où elle avait rencontré son père, et elle semblait émue."

Et le plus intéressant, c'est que souvent la lecture de ses livres est marquée à son tour par des coïncidences. Il suffit de prendre la phrase qui suit celle que je viens de citer :
"Oui, se disait Hoyt, plutôt que d'aller visiter l'an 2222 où il fera trop chaud, où la plupart des zones côtières seront englouties, où auront disparu Amsterdam, Sydney, New York et la Micronésie, où le Royaume-Uni sera un archipel, la Bretagne une île et le Nord de la Russie émiettée en une multitude d'îlots, il pourrait tout aussi bien retrouver la cuisine de son enfance au printemps 1950, sortir ensuite sur la pelouse avec le gamin qu'il avait été et lui souffler à l'oreille la meilleure manière d'attraper les lézards."
Précisons, avant toute chose, que Hoyt (Stapleton) le personnage principal du roman, est un vétéran du Viêtnam qui vit dans un tunnel de canalisation de la ville de Las Vegas. Presque mutique, il a pris l'habitude de voyager en pensée dans le futur. C'est en se retournant vers son passé que le roman va se déployer. Bon, mais où est la coïncidence, me direz-vous ? Eh bien dans ce millésime choisi par l'auteur : 2222. Rien n'impose cette année, qui d'ailleurs n'apparaîtra plus par la suite. Mais 2222, cela veut dire quelque chose pour moi. Car le premier article publié après la pause estivale a été posté le 2 octobre à 22 : 22. Ce n'était d'ailleurs pas une volonté de ma part (contrairement aux articles de la série Heptalmanach, tous publiés à 7 : 07). D'ailleurs, ce n'était même pas l'heure réelle, qui était 23 : 22, car j'ai une heure de décalage à cause d'une erreur de paramétrage que je n'ai pas pris la peine de rectifier. Ce 22 : 22 non prévu m'avait surpris, mais je n'y avais pas vu malice, jusqu'à ce que je lise donc le roman de Christian Garcin.



Ce n'est pas la seule résonance que j'ai pu relever. Le roman inclut de nombreuses références poétiques, à T.S. Eliott, Procol Harum, John Keats mais surtout à Les Murray et à William Blake (traduites dans le corps du livre, elles sont redonnées dans la langue originale à la fin ). A un moment, Hoyt entre en conversation avec Myers l'un de ses compagnons d'infortune, lui-même ancien soldat revenu d'Irak. Myers lui parle de Philip K. Dick qui eut un jour la révélation que le temps n'existait pas.

"Hoyt hocha la tête en silence. Cela ne lui semblait pas si absurde après tout. Depuis sa dernière incursion dans le passé, il lisait les poèmes de William Blake qu'il avait trouvés dans la poubelle derrière le Blue Angel Motel.
- "Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l'homme comme elle est, infinie"*, récita-t-il doucement.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Blake, fit Hoyt en souriant. J'ai lu ça aujourd'hui. Marrant, non ?
Myers émit un petit sifflement de surprise.
- Blake ? William Blake ? C'est incroyable, j'allais t'en parler ! Ou plutôt, j'allais te parler d'Allen Ginsberg, tu connais ?
Hoyt fit non de la tête.
- Moi non plus, mais je sais que c'est un poète de la Beat Generation, Kerouac, Cassady, tout ça. A une époque où il était plongé dans la poésie de William Blake, justement, il a eu une hallucination auditive : il entendait une voix prononcer le poème qu'il était en train de lire. Il n'avait pas bu ni fumé - ce qui était exceptionnel, d'ailleurs. Il était parfaitement lucide. Et il était persuadé que c'était la voix de Blake lui-même. L'expérience a duré plusieurs jours, pendant lesquels il entendait régulièrement cette voix prononcer autour de lui les vers de Blake qu'il lisait. Et puis ça a cessé. Il en a déduit qu'il avait brièvement expérimenté le fait que tout dans l'univers était interconnecté, et que le temps n'existait pas." (p. 64-65)
La coïncidence vécue par les deux hommes autour de Blake a son prolongement dans mon propre univers : le grand poète anglais surgit à deux reprises dans l'entretien de Patti Smith avec François Busnel, et en bonne place, la première, comme ici : "Je savais très bien ce que je voulais faire : ce qui m'a toujours mis en marche, c'est l'écriture. Et les poètes. William Blake, William Butler Yeats, Arthur Rimbaud, Guillaume Apollinaire, Gérard de Nerval, Allen Ginsberg, Walt Whitman, Rainer Maria Rilke, Sylvie Plath... Il y a des tueurs en série, moi je suis une lectrice en série.


Ce n'est pas tout. J'ai dit aussi que j'étais dans la découverte de la correspondance de Pierre Bergounioux avec le poète Jean-Paul Michel. Or, celui-ci est aussi le fondateur des éditions William Blake and Co. en 1976, à Bordeaux. Une vocation tôt affirmée puisqu'il avait imprimé lui-même un premier livre, Le Roi de Mohammed Khaïr-Eddine, à Brive, dès 1966 - il n'avait alors que dix-huit ans (il rencontra cette même année André Breton, à Saint-Cirq Lapopie, juste avant sa mort). Dans l'historique du site, Jean-Paul Michel explique lui-même le choix de ce nom :
« Le choix du nom de William Blake and Co. Édit. fait explicitement référence au poète et graveur anglais William Blake (1757-1827). Et cela, parce que ce "singulier" de l’art, a, pendant sa vie entière, produit lui-même, matériellement, tous ses livres. Retrouvant en Occident la relation originelle de l’acte d’écrire et de l’acte de publier, il illustrait ses poèmes, les gravait, les imprimait et les diffusait un à un. Il rassembla ainsi en une seule personne, inséparablement, les figures du poète, du graveur, de l’imprimeur, de l’éditeur et du libraire. C’est sous le signe du désir continué de cette unité de pensée, de poésie, d’existence et d’action que Jean-Paul Michel créa les éditions William Blake and Co. à Bordeaux, en 1976."

______________________
* "If the doors of perception were cleansed every thing would appear to man as it is, Infinite."
William Blake, The Mariage of Heaven and Hell, traduction de l'auteur (in The Complete Poems, Penguin Classics, 1978)

Aucun commentaire: