vendredi 26 juin 2020

Comme un animal en quête de lichen

"Il n'y a que le rêve qui permette de voyager à une bonne hauteur."

Pierre Gascar, Le présage, Imaginaire/Gallimard, 1972, p. 17.

Reprenons. L'article précédent, Vivre dans les ruines, est issu pour l'essentiel d'une note de bas de page débouchant elle-même sur une autre note de bas de page ouvrant sur l'univers post-exotique de l'écrivain Antoine Volodine, un univers de ruine et de destruction qui entre en résonance avec les deux livres lus en parallèle ces derniers jours, Lisière de Kapka Kassabova, et Générations collapsonautes d'Yves Citton et Jacopo Rasmi, dont le sous-titre, je le rappelle, est Naviguer par  temps d'effondrements. Un cheminement quasi-souterrain, rhizomatique, qui doit laisser dubitatif, j'en ai bien conscience, le lecteur plus cartésien, mais cet itinéraire possède sa cohérence et sa nécessité, du moins en ai-je la forte intuition. Sceptiques ou non, je vous propose de poursuivre avec le narrat 33 des Anges mineurs de Volodine, intitulé Gina Longfellow.

Berger dans les montagnes de la Strandja, sur la frontière turco-bulgare. Photo: Nedret Benzet

Narrat important puisque c'est celui où Will Scheidmann, accusé par les grands-mères d'avoir rétabli le capitalisme, échappe à la sentence de mort, et voit sa peine commuée en surveillance à vie. C'est Lilly Young qui est en charge de l'annonce. Young, un nom bien paradoxal pour une grand-mère presque hors d'âge : "La tricentenaire marchait sur une surface qui, même pour les bêtes, était restée tabou pendant deux ans après que les aïeules eurent abreuvé Scheidmann à l'alcool de yoghourt et qu'elles se furent retirées pour le fusiller."

Cet alcool de yoghourt me rappelle immédiatement un passage du livre de KK où elle entreprend une excursion dans les Rhodopes en compagnie de quelques personnages assez louches :
"Du temps de l'opulence et du libre-échange, Les Rhodopes étaient constellées de laiteries appelées mandras. Les voyageurs y faisaient halte pour s'approvisionner en fromage, en yaourt et en katuk, la première crème du lait, très riche. Au début du XXè siècle, le microbiologiste russe Ilia Metchnikov, un pionnier, décréta que la mandra, avec ses sacoches en cuir permettant de transporter le lait par-delà les sommets, était la clé de la longévité légendaire des locaux. Metchnikov détermina l'agent qui fortifiait la flore intestinale et prolongeait la vie : le yaourt. Lactobacillus bulgaricus, baptisé d'après Grigorov, étudiant en médecine bulgare établi à Genève qui isola la bonne bactérie permettant la fermentation du lait en yaourt, est vivant, et même fringant, dans nos pots de yaourt." (p. 329-330)
Extrait du site de Danone

En France, en 1912, c'est un homme dont le nom n'aurait pas déparé dans la galerie de personnages volodiniens, Aram Deukmedjian, qui ouvre une crèmerie-restaurant nommée « Cure de Yogourt », 8 rue de la Sorbonne à Paris. Il obtient même le parrainage de Metchnikov, ce qui lui permet d'apposer sur ses yaourts la mention « Seul fournisseur du Pr Metchnikov ».
Il sera suivi en 1919, à Barcelone, par le médecin Isaac Carasso qui ouvre une boutique de yaourt à partir de ferments issus de l’institut Pasteur (mais à l'origine le yaourt, considéré comme un médicament, est d'abord vendu en pharmacie). Il crée dès lors la marque Danone inspirée du surnom qu’il donnait à son fils Daniel (Danon, « petit Daniel » en catalan.")." 

On en déduirait presque que c'est le yoghourt (ou l'alcool dudit yoghourt*) qui a prolongé la vie des grands-mères, mais si nous reprenons le texte de KK là où nous l'avons interrompu, on voit que l'on demeure sur le motif qui nous a accompagnés jusqu'ici : "Mais tout ce qui subsiste de ces mandras où le yaourt a vu le jour, ce sont des ruines. Et quelques idiomes laitiers."

Tandis que Will Scheidmann subit l'interminable monologue de Lilly Young, que la nuit succède au jour, et le jour à la nuit, il est écrit qu'il baissait la tête "comme un animal en quête de lichen, il regardait par en dessous, secouait sa chevelure en tresses grasses et ses bras pareils à des liasses de lanières vésiculeuses, et les secousses se communiquaient aux longues bandes de peau et de chair squameuse qui partaient de son cou pour lui cacher entièrement le corps et les jambes." Plus loin, dans le narrat 38, Naïsso Baldakchan, on lit que "les algues de cuir qui bourgeonnaient partout sur son corps l'empêchaient d'avancer, se prenaient dans ses jambes, bruissaient."(p. 180)

Lichen, algues... sur la même page 97 du livre de Citton/Rasmi (CR), où la note de bas de page me renvoyait sur l'article de Joëlle Le Marec, je lis :
"Le documentaire L'Algue et le Champignon de Claire Second (2016) focalise notre attention sur les lichens, que nul ne songe généralement à regarder mais dont nous pourrions faire une autre figure emblématique pour certaines générations collapsonautes. Le film limite les présences humaines projetées sur des fonds minéraux où prolifèrent ces formes de vie discrètes et symbiotiques ; à la fois mycobiontes (champignons) et photobiontes (algues), les lichens associent la photosynthèse des plantes à l'extraction mycélienne de sels minéraux et d'humidité sur les supports (rocheux ou lignés) où il s'installent. Cette double vie des lichens leur permet de survivre et de prospérer dans des environnements extrêmes (déserts, très hautes montagnes) où aucune autre espèce vivante ne peut subsister. Le film se termine sur des images d'édifices humains abandonnés, effondrés, habités seulement par des lichens et par des ombres de revenants. En donnant l'image d'une collaboration symbiotique entre deux espèces (algue et champignon), les lichens offrent aux collapsonautes un modèle d'association résiliente et résidente qui permet de ne pas fuir son milieu hostile."


Lichens que nul ne songe généralement à regarder, écrivent CR, grief que l'on ne saurait me faire, car je suis depuis longtemps fasciné par ces formes de vie, et la beauté de leurs inscriptions sur la roche ou l'écorce. Ainsi ce mur de Dordogne...



... que je mettais en correspondance avec les châles de la collection Moser qui avaient tellement ému Rainer Maria Rilke (Le centre noir du châle, 29 août 2013), en un texte comme empli par prémonition des senteurs volodiniennes, avec ces références orientales et ces arrière-grand-mères : "... des châles, des châles de cachemire de la Perse et de Turkestan, tels qu’on en voyait prendre une valeur touchante sur les épaules doucement tombantes de nos arrières-grands-mères ; des châles au centre rond, ou carré, ou étoilé, sur un fond noir, vert ou ivoire, chacun d’eux un monde en soi,vraiment, oui, chacun un bonheur complet, une félicité totale et peut-être un total renoncement –chacun tout cela, tout tissé d’humain, chacun un jardin dans lequel tout le ciel de ce jardin était dit, était contenu aussi, comme dans le parfum du citron l’espace tout entier, le monde tout entier probablement, que l’heureux fruit a intégré jour et nuit dans sa croissance, se communique."


Ailleurs, sur FB, ce lichen sur les noyers gémellaires :


ou ces Lichens à la fenêtre bleue :


Avant de revenir dans un prochain article sur le texte de Joelle Le Marec, et donc Anna Tsing et Sebald, je profite de cette dérive lichenienne pour évoquer une nouvelle fois un de mes auteurs fétiches, si peu connu de nos jours, Pierre Gascar. Celui-ci, dans Le présage, publié pour la première fois en 1972, posait  "d'une manière presque prémonitoire, dit justement la quatrième de couverture de l'édition L'Imaginaire/Gallimard, toutes les questions actuelles de l'écologie." La singularité de Gascar est qu'il entre dans ce questionnement à travers la raréfaction ou la disparition des lichens :
"Le souvenir des brumes et de la pénombre subarctiques donnait maintenant à cette réalité des contours flous, fantomatiques, qui l'apparentaient aux mauvais rêves, aux obsessions de la mélancolie. Comment en aurait-il été autrement ? Existe-t-il au monde chose plus informe, plus propre à susciter l'abattement que les lichens touchés par le flétrissement et déjà entrés en décomposition ? (...) Un charnier végétal, une plaie courant tout le long du cercle polaire et qui, plus tard, fermenterait sous la neige, comme la gangrène sous la charpie.
Ainsi, dans la mort, s'affirmait, avec encore plus de force, la propriété que possédaient les lichens, à cause de l'imprécision de leurs formes et de leurs couleurs, de déborder dans le mental et le surnaturel. Mal de notre temps, conséquence de l'excès de nos connaissances et de notre pseudo-rationalisme, phénomène entièrement définissable en termes de physique, la disparition des lichens prenait cependant le caractère fantasmagorique des signes, des présages, et faisait s'étendre, dans la nuit polaire, quelque chose d'assez semblable à une apparition."(p. 45-46)
Voir aussi Lichenigmes.

Montagnes des Rhodopes, Bulgarie (Filip Stoyanov)
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* Sans doute à rapprocher du koumis ou koumys, qui contient jusqu’à 2,5% d’alcool, fabriqué avec du lait de jument, d’ânesse ou de vache. "Courante dans les steppes russes et en Asie depuis fort longtemps, cette boisson fut très appréciée du temps des Tartares, des Cosaques et des Russes, soit du xiii e au xix e siècle. On le consomme traditionnellement en Asie centrale." (Source)

mercredi 24 juin 2020

Vivre dans les ruines


J'aborde Stranja étoilée, la quatrième et dernière partie de Lisière, le puissant livre de Kapka Kassabova. Son périple continue en Thrace orientale, autrement dit en Turquie, dans ces montagnes de la frontière turco-bulgare marquées par tant de drames, dont la plupart n'ont jamais été portés à la connaissance de nous autres, Occidentaux, Français, dont seuls quelques infortunés avaient trouvé la mort non loin de là, sur la péninsule de Gallipoli, lors de la première guerre mondiale, quand un corps expéditionnaire fut envoyé pour se battre au détroit des Dardanelles. Je ne parviens pas à retrouver la carte que j'avais établie, pendant la préparation d'Eté 1915, des lieux où avaient péri les soldats dont le nom est gravé sur le monument aux morts de Cluis, mais il me souvient qu'ils furent deux ou trois à n'être pas revenus de cet Orient qui devait être pour eux si lointain.

Eté 1915 première édition (juillet-août 2006)

Ce fut le dernier spectacle que je mis en scène dans les ruines du château de Cluis-Dessous.

Ce sont des ruines aussi qu'arpente Kapka Kassabova, villages fantômes, vallées désolées, fortifications devenues inutiles, mais ruines spirituelles également, quand l'âme d'un peuple s'enfuit avec l'exil et l'exode.
""La montagne enfante des personnes, la plaine enfante des citrouilles." Etait-ce vraiment pour cela que ça se passait ? Un peu sévère pour les habitants de la plaine, mais il est vrai que les habitants des Rhodopes et de la Strandja possédaient une qualité toute particulière.
On pourrait l'appeler le paradoxe des montagnes et il est sans doute universel : plus leur histoire a été dure, plus ils ont évolué en terrain ardu, plus les gens sont exceptionnels. Ils semblent détenir un savoir que les autres ignorent : au bout du compte, la seule chose qui importe vraiment, c'est la gentillesse. Un peu partout dans la Strandja, des villageois tiraient leur subsistance des ruines. Ruines au sens propre, ruines ancestrales, ruines linguistiques." (p. 424)
Quand je lus ces lignes cet après-midi,une pause s'imposa. Car ces mots de ruines me rappelaient un passage de l'autre livre que je lis en parallèle de celui-ci, l'essai de Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes, Naviguer par temps d'effondrements (Seuil, 2020), et plus précisément une note du bas de page 97 : "pour les ombres de crimes passés qui hantent nos perspectives d'effondrement, cf. Joëlle Le Marec, "Lire et vivre dans les ruines : Tsing et Sebald", Multitudes, n°76, 2019, p.96-102."

Un tel intitulé ne pouvait me laisser insensible : l'écrivain allemand W.G. Sebald est l'auteur le plus souvent cité dans ma nébuleuse de mots-clés, et j'ai écrit plusieurs articles où l'on peut croiser l'anthropologue Anna Tsing et son maître-livre, Le champignon de la fin du monde, Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Je téléchargeai donc l'article de Joëlle Le Marec, disponible en ligne.

Pour rappel, Anna Tsing enquête autour d'un champignon, le Matsutake, qui ne pousse que dans des forêts dévastées par les entreprises humaines, comme celles de l'Oregon américain. Cela la conduit à suivre les cueilleurs, travailleurs précaires, anciens soldats, migrants sans papiers, qui vendent chaque soir leur récolte du jour, qui terminera comme produit de luxe sur les étals des épiceries fines japonaises. "Ces enquêtes, écrit Joëlle Le Marec, qui constituent enfin le vivant en phénomène intéressant – un vivant auquel nous avons perdu l’habitude de prêter attention et que nous distinguons beaucoup plus facilement dans les ruines [3]– nous mettent en contact avec ce qui avait toujours existé, mais sans attirer l’attention de ceux qui dominent d’une manière ou d’une autre, dans la politique, la finance, ou les institutions du savoir sur la nature et sur la société."

Je vole décidément d'une note de bas de page à l'autre :  cette note [3] renvoie au roman d' Antoine Volodine, Les Anges Mineurs, (Seuil, 1999), dont la lecture m'avait beaucoup marqué en son temps, à tel point que je rêvais d'en faire une adaptation théâtrale dans le cadre d'un ancien abbatoir désaffecté à Aigurande. Joëlle Le Marec ne stipule aucun passage précis du livre, que j'ai mal nommé roman, car ce n'est pas ainsi que le désigne Volodine : il parle en effet de narrats.
"J'appelle narrats des textes post-exotiques à cent pour cent, j'appelle narrats des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir. C'est une séquence poétique à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes de l'action comme pour les lecteurs. On trouvera ici quarante-neuf de ces moments de prose. Dans chacun d'eux, comme sur une photographie légèrement truquée, on pourra percevoir la trace laissée par un ange. Les anges ici sont insignifiants et ils ne sont d'aucun secours pour les personnages. J'appelle ici narrats quarante-neuf images organisées sur quoi dans leur errance s'arrètent mes gueux et mes animaux préférés, ainsi que quelques vieilles immortelles. (...)"
Chaque narrat porte le nom d'un personnage, et le moins que je puisse dire c'est que ces noms ne sont pas sans résonance avec les noms que je croise dans le récit de Kapka Kassabova. Citons-en quelques uns : Enzo Mardorissian, Laetitia Sheidmann, Marina Koubalghaï, Varvaria Lodenko, Babaïa Schtern, Lydia Mavrani, Bashkim Kortchmaz, Nayadja Aghatourane, Safira Houliaguine, Clara Güdzül, Gloria Tadko, Alia Araokane...


Le narrateur est, semble-t-il, un certain Will Scheidmann (j'écris "semble-t-il" parce que tout écrit volodinien est marqué d'une incertitude fondamentale), qui utilise indistinctement la première ou la troisème personne. Dans l'étude de Jean-Françis ChassayL’alpha et l’oméga. Le temps catastrophique dans Des Anges mineurs d’Antoine Volodine, il est précisé à la note 21 (on  continue à sauter d'une note de bas de page à une autre) : "On apprend vers la fin du livre que Scheidmann « disposait ses narrats en tas de quarante-neuf unités » (p. 202), ce qui explique le nombre de
narrats qu’on retrouve dans
Des anges mineurs. On peut cependant ajouter à cela que dans la religion bouddhiste, un esprit a 49 jours après sa mort pour réintégrer un corps. Voilà qui ajoute une autre dimension à « l’esprit magique » qui traverse le roman et fait contrepoids au politique."


Or, je viens de lire, juste avant de reprendre la rédaction de cet article, la fin du livre de Kassabova - très polarisé par la dimension magique et mystique qui s'attache aux montagnes de la Strandja -, et page 469, j'ai rencontré la même mention des 49 jours :
" Quarante jours : un nombre symbolique dans le monde spirituel. Lorsque quelqu'un décède en Bulgarie ou en Turquie, le deuil est strictement observé pendant quarante jours, au terme desquels une cérmonie honore le trépas de l'âme à travers offrandes et prières. Dans le bouddhisme tibétain, le nombre de jours à respecter est de quarante-neuf et la croyance veut que l'esprit du défunt demeure dans le royaume intermédiaire baptisé le "bardo du devenir" pendant ce laps de temps, après quoi, il se met en quête d'un canal - une matrice humaine en règle générale - par lequel renaître et recommencer le cycle de samsara, la souffrance."
Deux observations subséquentes : 1/ il est hors de doute que cette notion de Bardo ne soit au coeur de l'imaginaire volodinien, puisqu'il a publié en 2004 Bardo or not Bardo, dont la quatrième de couverture revient sans ambiguïté sur les 49 jours :
"Présumant que le défunt est obligé par son karma de traverser les quarante-neuf jours du Bardo, et qu'il doit rencontrer, sur le chemin de la renaissance, de terribles visions et obstacles, un lama lit le Bardo Thödol, le Livre des morts tibétain, pour guider le mort et l'aider à triompher des dangers qui le menacent. Voilà le principe.[...]"
Bardo_Thodol ; by Anonymous [Public domain], via Wikimedia Commons. (Via Lucien Raphmaj)

 2/ Cette notion de bardo était aussi omniprésente dans mon esprit lorsque j'ai écrit Eté 1915, qui relate la mort d'un poilu dans un village sur le front. Se réveillant il a la surprise de découvrir ses anciens camarades de patrouille sous les traits de personnages de ses lectures anciennes. Il lui faudra du temps pour accepter l'invraisemblable : il est bel et bien mort, mais pour un moment encore dans ce monde intermédiaire entre les vivants et les créatures de songe, à cheval entre réel et fiction.

Cette hésitation entre deux régimes d'existence se retrouve, par exemple, dans le narrat 40, Dick Jerichoe, où le narrateur évoque "l'épopée rectificatrice de Varvalia Lodenko, ses appels au massacre des puissants, sa nostalgie d'une abolition parfaite de tout privilège. La question n'est pas de savoir si, oui ou non, il s'agit d'une rêverie bien-pensante, ou si le fusil de Varvalia Lodenko a bel et bien retenti dans le réel ou s'apprête à le faire. Là n'est absolument pas le problème." Et ceci nous reconduit directement à la thématique des ruines : " Après le passage de Varvalia Lodenko, on était donc enfin de nouveau à l'aise pour vivoter fraternellement et bâtir sans honte de nouvelles ruines, ou, du moins, pour habiter sans honte les débris de tout."(p. 188)
Il est même question dans le même narrat d'arrière-ruines (p. 190). Alors "Que reste-t-il à faire, demande Jean-François Chassay, comment l’histoire et le politique pourraient-ils continuer à  s’entendre dans pareil contexte? Par la grâce des chiffonniers qui, justement, ramassent les
déchets. Dans son ouvrage sur Baudelaire
29, Benjamin parle de la fascination pour la figure du chiffonnier au XIXe siècle qui s’imposait comme une figure des limites de la misère
humaine. L’écrivain comme le révolté retrouvaient dans le chiffonnier une part de lui-même, de sa marginalité, de sa précarité. Baudelaire de ce point de vue apparaît comme celui qui crée à partir de ce qu’il trouve dans la ville, comme le chiffonnier vit à partir des déchets matériels. Les histoires se racontent à partir des déchets de la ville."

Cette figure du chiffonnier chez Walter Benjamin m'a fait resurgir un très ancien article d'Alluvions, où, à la suite d'une longue citation de  Stéphane Mosès extraite de son livre sur L'Ange de l'histoire, j'écris : "nouvelle "harmonique" au poème* déposé ici lundi dernier, je lis, dans une annonce de l'IMEC autour du livre de Jean-Michel Palmier sur Benjamin (livre inachevé que j'ai maintenant grande envie de découvrir), que le penseur est désigné comme le "Guetteur de rêves" (après recherche, ce nom proviendrait d'un livre de Miguel Abensour)."



 Dans le dossier de remue-net auquel je renvoyais, toujours en ligne actuellement, on peut lire :
"Il y a peut-être un fil qui nous permettrait d’entrer dans le livre de Palmier, celui du chiffonnier. A propos de l’analyse de Benjamin sur Baudelaire, Palmier évoque son « étrange métaphysique du chiffonnier ». (Ne pas rater à ce sujet la préface de Florent Perrier car il en donne une magistrale généalogie). Le chiffonnier, c’est l’être méthodologique de la modernité (son allégorie), celui qui rassemble les images dialectiques. C’est le grand lecteur du monde, lecture à partir de laquelle se découvrent les citations et les fragments du monde."
Et, un peu plus haut, une citation de Jean-Michel Palmier renvoyait explicitement à cette idée de sauvetage au sein des ruines :
« Assurément, son œuvre, dans sa fidélité surprenante à un nombre restreint d’intuitions qui ne cessent de s’enrichir et de se métamorphoser, n’est pas un monolithe. C’est ce qui lui confère, avec la magie du style, sa beauté insolite et sa profondeur. Plutôt que d’y chercher des réponses à des questions qu’il ne pouvait se poser, de le lire sans distance, de le réinventer à notre image, il est peut-être plus utile d’être sensible à sa mise en crise de tout discours qui s’énonce comme certitude et comme vérité. Au-delà de l’imbrication inextricable du politique et du théologique qui domine sa philosophie de l’histoire, son exigence d’affronter le « maintenant », de sauver au sein des ruines les « échardes du messianique », l’expérience des vaincus, garde la même urgence. » (Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin, Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu, page 12, c'est moi qui souligne)

Pour en revenir à Volodine, chez lui, développe Jean-François Chassay, "plusieurs personnages font office de chiffonniers (surtout des femmes, comme Clara Güdzül, Jessie Loo), mais ce sont surtout les narrats qui naissent des déchets et des restes. Car il faut se rappeler que Will Scheidmann lui-même naît de ses chiffons, de ces déchets qui traînent. C’est cette ruine vivante — Scheidmann, pourrait-on dire, naît « ruiné » — qui va permettre de raconter l’histoire de ce monde et de ses bourrasques politiques. Né de bric et de broc, « constellé de cicatrices et de coutures qui se ramifiaient vers [s]es entrailles molles et [s]es poches à produits organiques et jusqu’à [s]es os durs » (p. 110), Scheidmann n’est pas sans faire songer au monstre créé par Victor Frankenstein et qui était constitué aussi bien de parties humaines qu’animales30." 
 
Boris Karloff dans Frankenstein de James Whale © 1931 Universal Studios.

Arrêt sur image. Je m'aperçois que les échos entre les textes rassemblés ici ne cessent de s'amplifier, que cet article est déjà bien long, et qu'il me faudra bien plus de quelques paragraphes supplémentaires pour mettre un peu d'ordre dans les résonances qui m'assaillent. Il me faut donc clore ici cette première errance dans les ruines, il est temps de dresser le bivouac avant la nuit. Pour veiller devant les étoiles, je vous laisse sur cette parole d'Edma Redžepova, chanteuse gitane citée en exergue par Kapka Kassabova :

"Les gens oublient que nous sommes de simples hôtes sur cette Terre, que nous y arrivons nus et que nous la quittons les mains vides."


________________
29. Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1974.

* Le poème en question : 

Rapport d'un guetteur

Sommeil bradé à l'étal des songes
Solitaire sur l'aile de l'instant
Mes yeux s'épuisent à fouiller l'ombre

Sur l'ardoise éclatée des rêves
J'inscris les mouvements du silence
L'affleurement fugace d'une lèvre

Tout ce qui vint en ce royaume
Chat de gouttière éventrant la nuit
Poulpe noir réfracté dans la paume
30. « Qui concevra les horreurs de mon travail secret, tandis que je tâtonnais, profanant l’humidité des tombes ou torturais l’animal vivant pour animer de l’argile inerte? »; « La salle de dissection et l’abattoir me fournissaient une grande partie de mes matériaux ». Mary Shelley, Frankenstein, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 116.
 

 


samedi 20 juin 2020

Le retour des méduses

Le 27 mai dernier, en écrivant sur Le Masque de la Mort Rouge, d'Edgar Allan Poe, j'avais été amené à évoquer la tragique histoire de Martin, le fils de l'écrivain Bernard Chambaz, mort à seize ans dans un accident de voiture sur une route galloise. Dix-neuf ans plus tard, à l'été 2011, celui pour qui le deuil ne passe pas décide de traverser les Etats-Unis, de la côte Est à la côte Ouest. Sur son vélo Cyfac peint en blanc laqué. Traversée qu'il avait déjà effectuée avec sa femme et ses enfants, dans une Oldsmobile aux sièges de cuir carmin. Martin en avait gardé un souvenir éclatant : "Ce sont même les derniers mots de Martin, la dernière fois que nous nous sommes vus."

Cinq ans plus tard, le 20 juillet 2016, Chambaz et Anne, sa femme,  se retrouvent au bord de l'océan Pacifique. Le jour choisi ne doit rien au hasard : il y a vingt-quatre ans, c'était celui de l'enterrement de Martin. Ils repartent pour une nouvelle traversée, d'Ouest en Est cette fois. Avec un nouveau compagnon de route, Jack London : "Jack est né en janvier 76, exactement comme Martin, à un siècle de distance, lui le 12, Martin le 15. Le nom même de Martin Eden retentit comme un coup de cymbales et une sommation. Depuis vingt-quatre ans, ils sont inséparables. Il était temps de les mettre de plain-pied." Et ce périple donnera donc lieu à cet autre roman, publié en août 2019, Un autre Eden.



Et pour moi, c'est aussi un coup de cymbales : après La Mort Rouge, c'est La Peste écarlate de Jack London, qui en est directement inspirée, que je dois chroniquer. Tout est savamment intriqué, comme de juste. Mais comme souvent, dans ces rencontres fomentées par l'Attracteur étrange, d'autres détails viennent pimenter le plat : ce premier chapitre inaugural, intitulé Vancouver, fantasme un compagnonnage entre les deux Martin :

"En retour, Martin voudrait lui confier un souvenir de lecture mais Jack le prévient qu'il serait temps de mettre le cap sur l'Aquarium pour voir les méduses. Avant qu'ils ne s'évanouissent dans les vestiges de la forêt primaire, il lui glisse à l'oreille une phrase énigmatique où il est question de tendresse timide et de coeur forcené.
Et personne n'y peut rien si j'entends l'écho d'une autre phrase qui me talonne depuis une éternité. "BIENHEUREUX CEUX QUI MARCHENT DANS LE FOUETTEMENT FURIEUX DES AILES DE L'ANGE." Celui qui a réussi à ramasser en si peu de mots la quintessence de nos vies, celui-là peut vivre en paix." (p. 15)
Celui-là s'appelle Jean Giono, dont la phrase est tirée de Pour saluer Melville, "qui aura été, précise Chambaz dans son après-propos, s'il faut citer ses sources, mon motif et la puissance tutélaire sous laquelle j'aimerais me placer." Or, Giono est cité aussi dans mon article de La Mort rouge, à travers une phrase du Hussard sur le toit, où il compare le choléra à un lion marchant à travers villes et bois.

Mais c'est un autre animal qui s'est glissé dans l'extrait ci-dessus, un animal qui a déjà hanté mes nuits et mes carnets, la méduse, qui s'était faite discrète ces derniers temps et qui, à la faveur de ces correspondances nouvelles, resurgit de l'abysse. Pas seulement dans le roman de Chambaz, mais dans celui de Nicolas Clément, Sauf les fleurs, que j'ai lu le même jour que La peste écarlate. Et dont une phrase me revint, comme le retour du battant sur le bronze d'une cloche :

"Je la rejoins sur son lit de méduses." (p.48)

Marthe, la narratrice, est au chevet de sa mère, plongée dans le coma à la suite des coups donnés par le mari. "Nos belles heures ont coulé. Le sel a fait remonter les noyés et les jambes de Maman me poussent. Je me dresse alors, je commande aux vagues, je vis, je nage, je suis l'amputée surprise par la greffe. J'ai l'âge de me planter, maintenant." L'amour n'y pourra rien, la mère ne remontera pas la pente fatale.

Fâcheux temps pour les mères : celle de Nell et Eva dans le roman de Jean Hegland, Dans la forêt, malgré tout l'amour cette fois du père, succombera d'un cancer peu avant la catastrophe. 

De ce livre, je passai alors à Lisière, de Kapka Kassabova, parce que là aussi il était question d'une forêt, parce que là aussi il y allait d'une catastrophe, ou plus précisément d'un enchaînement de catastrophes, et parce que là aussi une femme en rendait compte. Je ne connaissais pas Kapka Kassabova, et pas plus le pays sur lequel elle écrivait, c'est cette obscure intuition qui me saisit parfois qui m'avait fait choisir ce livre entre cent. Marc Semo commence ainsi sa chronique dans Le Monde du 14 mars dernier :
"Ultime contrefort de la chaîne des Balkans au bord de la mer Noire, la Strandja est une terre mystérieuse. Une « forêt ancestrale qui foisonne d’ombres et vit hors du temps », écrit Kapka Kassabova dans Lisière, fascinée par ces montagnes où « débute ce qu’on pourrait appeler l’Europe et s’achève ce qui n’est pas tout à fait l’Asie ». Un entre-deux-mondes où passent les frontières bulgare, grecque et turque, que l’auteure raconte d’une prose puissante dans un récit dédié « à celles et ceux qui n’ont pas réussi à passer de l’autre côté, jadis et maintenant »."

De ce livre émouvant, parfois terrible, que je n'ai pas encore achevé à l'heure où j'écris, je relevai très tôt, page 31, alors que l'auteur évoque l'été 1984, et les plages de la Bulgarie méridionale, le saisissant paragraphe suivant :
" Je levai les yeux des pages constellées de sable de mon livre, un roman de l'américain Jack London - si américain que c'en était grisant -, dont le protagoniste, Martin Eden, se noie délibérément, car devenir écrivain à succès n'a plus aucun sens sur le plan moral dans un monde capitaliste. Mon ouvrage préféré de London est L'Appel de la forêt, une aventure qui tourne mal... Mais quelle aventure ! J'avais une folle envie d'aventures, de toutes sortes, ou presque. Si, depuis ce rivage, vous nagiez vers le sud, comme mon père qui disparaissait au large des heures durant, par-delà les bancs de méduses géantes, le terrain de camping et la plage connue pour attirer les nudistes et les hippies, pas les familles rangées comme la nôtre, vous finissiez par vous retrouver en Turquie."
London, Martin Eden et les méduses d'un même élan. Avec cette noyade finale qui résonne avec les mots de Nicolas Clément décrivant l'agonie de la mère de Marthe.
Je notai cela le 15 juin. Deux jours plus tard, j'achetai et lisai d'une traite le récit de la plasticienne Clémentine Mélois, Dehors, la tempête. Titre qui s'éclaire à la découverte de la page 43, intitulée La mer, la mer :
"Tout me ramène à l'océan, alors même que je nage si peu, que j'ai le mal de mer et le vertige des étendues sans fin. Je n'aimerais pas être marin mais je ne connais pas de plus grand plaisir que celui de lire des histoires d'aventures maritimes, à l'abri et au sec sur la terre ferme, tandis qu'au-dehors la tempête - c'est-à-dire l'infini - fait rage inutilement.
Melville, Conrad, Monfreid, Moitessier, Faulkner et Loti, Stevenson, Mac Orlan, Jules Verne, Defoe, London, Hemingway ! Sans se mouiller, sans être obligé de tenir la barre et de maintenir le cap, du crachin plein la figure. Sans prendre de ris, sans carguer la grand-voile, sans crainte d'attraper le rhume, sans être barbouillé."
L'humour de Clémentine Mélois, qu'on entrevoit avec cet extrait, je l'avais éprouvé la première fois en découvrant dans une galerie parisienne (était-ce avant ou après avoir visité le petit musée Delacroix, rue de Fürstenberg ? je ne sais plus) les travaux de ses cinq dernières années. J'avoue avoir adoré ses bols bretons  :


ainsi que son détournement de L'Angélus de Millet* :

Les Geeks
Elle s'illustre aussi par ses détournements de titres de livres, par exemple celui-ci :


On retrouve Melville et Giono, et bien sûr ce Moby Dick qui est le livre favori de l'auteure, cité un peu plus loin page 45 :
"Le capitaine Achab arpente le pont, j'entends au-dessus de ma tête les grincements du bois au passage de sa jambe d'ivoire. Achab poursuit la baleine blanche qui est un cachalot, pendant que Yann, de Pêcheurs d'Islande, ce pauvre Yann, serre les poings en sombrant  au fond de l'eau noire, comme coule Martin Eden en maudissant les hommes."
C'était donc la troisième apparition de Martin Eden en quelques jours, et la seconde évocation de sa noyade.
Oui, mais les méduses ?

Les méduses ne sont pas en reste : dans le chapitre précédent, il est encore question de Moby Dick. "Plus qu'un souvenir, écrit-elle, je conserve de cette lecture le sentiment d'une sorte de longue traversée, avec des moments de contemplation et des scènes d'action subites et intenses. De la langueur certainement, quelques longueurs sans doute, mais je ne me souviens pas de m'être ennuyée pendant le voyage." De là à conseiller la lecture du livre à un ami, il y a un pas qu'il ne convient pas forcément de franchir : "Une enquête auprès des proches à qui j'avais (vivement) recommandé de lire Moby Dick m'a ainsi permis une statistique, selon laquelle mon roman adoré serait en réalité constitué à 90% d'ennui, comme notre corps à 65% d'eau. Je refuse d'y croire. Tout dépend certainement  de ce qu'on fait de cette eau, ou de cet ennui. Une méduse, par exemple, est composée d'eau à 98 %. C'est effarant quand on y pense! Comment une grosse chose gélatineuse et aussi dense peut-elle être composée à 98 % d'eau ?" Elle songe alors que son corps contient la même proportion d'eau que celui d'un sportif de haut niveau comme Zlatan Ibrahimovic, ce qui n'empêche pas leur aspect général de différer. Elle en conclut donc, nul ne pouvant nier cette évidence, qu'il en va de même avec le pourcentage d'ennui dans un livre : "Suivant cette théorie, l'ennui harmonieusement réparti dans Moby Dick en fait donc un footballeur professionnel ou une méduse."**

Ainsi allons-nous, de lecture en lecture, du drame au sourire, de l'ennui à la passion, en essayant le plus possible de placer nos pas nous aussi dans le battement furieux des ailes de l'ange.


______________________
* Pour en voir plus, voir sa page Facebook

** Pour en savoir plus sur Moby Dick, voir les (nombreux) articles que je lui ai consacré.

lundi 15 juin 2020

Danse dans la forêt

C'est juste après avoir rédigé l'article précédent, consacré pour l'essentiel à Goya, que j'ai commencé de lire Dans la forêt, de l'écrivaine américaine Jean Hegland. Un livre écrit il y a vingt-cinq ans, qui a eu beaucoup de peine à l'origine pour trouver un éditeur, qui s'est finalement imposé aux Etats-Unis avant d'être traduit en une douzaine de langues, puis en français en 2017 seulement. Et là, succès énorme. Peut-être parce que cette histoire de survie à la lisière d'une forêt californienne rencontre les perspectives d'effondrement aujourd'hui omniprésentes - qu'elles soient revendiquées ou contestées -, dans la pensée collective actuelle. Résumons rapidement l'histoire : Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent avec leur père dans une maison très isolée, à cinquante kilomètres d'une petite ville, à trois heures de voiture de San Francisco. Elles ne sont jamais allées à l'école, mais Eva doit rentrer dans une grande compagnie de danse et Nell s'apprête à rejoindre Harvard. Cependant, en quelques mois, la société américaine se disloque, entre en débâcle, les contacts avec l'extérieur s'amenuisent petit à petit, l'électricité ne parvient plus jusqu'à la maison. En outre, le père meurt dans un accident en se sectionnant l'artère fémorale avec sa tronçonneuse. Le temps de la survie commence alors pour les deux jeunes filles, que leurs passions continuent de soutenir vaille que vaille.


La passion de l'aînée, Eva, est donc la danse : chaque jour, elle continue de s'entraîner dans un petit studio, au rythme lancinant d'un seul métronome. Nell, parfois, la rejoint et Eva danse pour elle. C'est un moment pareil qui est décrit page 41, où Eva commence à exécuter le premier solo de Clara de Casse-noisette, "adorable petit divertissement, rapide et enjoué":
"Mais juste avant d'arriver au moment où Fritz est censé arracher le casse-noisette des mains, ses pas ont changé, et elle s'est mise à danser quelque chose que je n'avais jamais vu, une danse obsédante, dérangeante qu'elle a démarrée par une série d'arabesques lentes et songeuses pour se laisser tomber lourdement en seconde position, genoux tournés en dedans, pieds à plat. Puis, avec les pieds toujours écartés en seconde, elle s'est levée en pointe, ses jambes ouvertes la faisant paraître forte et grande de manière troublante. De là, elle s'est lancée dans une série de pirouettes rapides et rapprochées, et a fini de nouveau avec les talons écartés, les chevilles en dehors, les coudes dirigés vers le haut. Et à nouveau, elle s'est relevée en une arabesque parfaite."
Pour moi, qui venait d'écrire sur l'arabesque en tant que figure d'harmonie mise à mal par le visionnaire Goya, ces lignes prenaient une résonance particulière. Sans doute, l'arabesque de la danse classique ne doit pas être confondue avec l'arabesque des arts plastiques, mais elle en dérive tout de même directement : c'est le chorégraphe Carlo Blasis qui introduit le terme dans son Traité élémentaire, théorique et pratique de l’art de la danse, paru à Milan en 1820. C'est peu dire que l'harmonie, là encore, est au principe de l'art du danseur : "Soignez la tenue du corps, écrit Blasis, et le port des bras ; il faut que leurs mouvements soient doux, gracieux et toujours d’accord avec ceux des jambes. Il doit exister sans cesse une parfaite harmonie dans l’exécution entre toutes les parties du corps, et c’est cet ensemble charmant qui fera apprécier le mérite d’un véritable danseur." 

Il place la danse dans le prolongement de la peinture et de la sculpture, critères absolus de sa justesse, et c'est à cette occasion qu'il parle d'arabesque : "Dessinez-vous avec goût et naturellement, dans la moindre des poses. Il faut que le danseur puisse, à chaque instant, servir de modèle au peintre et au sculpteur. C’est peut-être le plus haut degré de perfection auquel doit atteindre l’artiste. Mettez de l’expression, de l’âme, de l’abandon dans vos attitudes, dans vos arabesques16 et dans vos groupes (...)."


La note 16  explicite la référence à l'ornement pictural :
"Arabica ornamenta (latin), terme de peinture : ce sont ces ornements composés de plantes, d’arbustes, de branches légères et de fleurs, dont l’artiste forme des tableaux, et décore des compartiments, des frises ou des panneaux. Terme d’architecture : rinceaux d’où sortent des feuillages de caprice. On croit que ce goût a été apporté par les Maures, ou Arabes, d’où ce genre d’ornement a pris son nom.
Nos maîtres d’école de danse auront aussi introduit dans l’art cette expression, à raison des tableaux ressemblants aux arabesques de la peinture, par les groupes qu’ils ont formé de danseurs et de danseuses, s’entrelaçant de mille manières, avec des guirlandes, des couronnes, des cerceaux ornés de fleurs, et mélangés quelquefois d’instruments antiques propres à la pastorale ; et ces attitudes qui rappellent les belles Bacchantes que l’on voit sur les bas-reliefs antiques ; par leur légèreté presque aérienne, à laquelle se réunit eu même temps la vigueur et le contraste des oppositions, ont en quelque sorte rendu naturel à notre art le mot arabesque.  Je puis me flatter d’avoir été le premier à donner raison de cette expression, qui sans cela, placée dans notre bouche, pourrait apprêter à rire aux peintres, à qui elle avait appartenu toute entière."


Fig. i, 2, 3 et 4. Arabesques.
Ce qui fascine Nell dans la danse d'Eva, c'est son caractère inhabituellement discordant, "l'expression déconcertante de quelque chose de primitif qui se soulevait, comme si une matière indomptée était libérée par ces chevilles en dehors et ces coudes de travers, par ces pirouettes nettes et ces sauts parfaits, comme si une nature sauvage en Eva, dont j'ignorais l'existence luttait pour sortir."

Il est tout aussi fascinant de penser que cet art d'harmonie mis en traité par Blasis prend son origine dans l'antique. Le danseur doit prendre modèle sur les peintures, les bronzes et les marbres livrés par les vestiges romains. L'exemple donné n'est rien de moins qu'une Bacchanale
"Les artistes doivent aussi apprendre à se dessiner d’après ces sculptures et ces peintures, remplies d’esprit et de grâces ; c’est à cette source qu’il faut toujours recourir pour former son goût à l’élégance et à la pureté du dessin. Dans cette Bacchanale, dont j’ai parlé ci-dessus note (I), p. 67, j’introduisis avec succès, pour donner à mes tableaux plus de caractère, et pour la rendre plus vraie et plus piquante, des attitudes, des arabesques et des groupes que m’offrirent les peintures, les bronzes et les marbres qui nous sont parvenus des fouilles d’Herculanum (a). Ces précieux monuments de l’antiquité, qui honorent le pinceau et le ciseau grec, doivent servir de modèles et d’études au peintre, au sculpteur, et peuvent aussi être très utiles à l’art du danseur."
Fig. 4. Groupe principal d’une Bacchanale de l’auteur.
Or, qu'est-ce qu'une bacchanale, au sens antique ? Wikipedia nous le dit d'emblée : "Liées aux mystères dionysiaques, elles se tenaient en l'honneur de Bacchus, dieu romain de la fureur, de l'ivresse et des débordements, notamment sexuels". Autant dire que nous ne sommes plus du tout dans le domaine apollinien de l'harmonie, et il y a loin de l'aimable et aérien divertissement proposé par Blasis à l'orgie débridée de la bacchanale antique.

Bacchanale sur un sarcophage romain de 210-220 après JC
C'est cette tension entre une origine dionysiaque et sa transcription civilisée dans la danse classique qui s'exprime finalement dans la danse d'Eva. Quand tous les cadres d'une société ont sauté, il est somme toute normal que le primitif se fasse jour à nouveau.

Et il est significatif que la danse revienne dans le roman, et c'est tout à la fin du livre, après que les deux soeurs ont brûlé la maison familiale, synonyme d'un nouveau départ au coeur de la forêt même :
"Là, à côté de la maison en feu, elle a exécuté une danse qui se débarrassait de la danse classique comme une peau devenue trop grande et laissait la danseuse fraîche et joyeuse et courageuse. Elle a dansé avec un corps qui avait semé des graines, ramassé des glands, donné naissance. Avec de nouveaux mouvements qui n'avaient pas de noms, elle a dansé la danse elle-même, tantôt sauvage, tantôt tendre, tantôt pesante, tantôt sautillante. Sur le sol raboteux, elle a dansé au son de notre maison qui brûlait." (p. 308)
Goya, brisant l'arabesque, ouvre la peinture moderne. Eva, dépassant son art forgé à la barre et au miroir, oublie les pointes qui se vouaient au ciel pour danser sur la terre.

Goya - Disparate n°12 (1st edition, Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, 1864)

vendredi 12 juin 2020

Elle était venue comme un voleur de nuit

Il y a dans Le Hussard sur le toit un passage curieux qui laisse à penser que Giono a pu avoir en tête au moment de l'écriture Le Masque de la Mort rouge d'Edgar Poe. Angelo s'apprête à passer la nuit dans l'écurie de l'auberge de Montjay lorsqu'un homme arrive en cabriolet, à qui l'aubergiste "donne du monsieur gros comme le bras", et qui se met en devoir lui aussi de coucher à côté de son cheval. La conversation s'engage et l'homme - qui ne sera jamais nommé -, explique que les villes sont "réduites à merci" :
" - Savez-vous où l'on en est dans les plus grandes, où dès qu'il y a quinze à vingt mille habitants nous serions en droit de supposer qu'il reste quelque esprit ? On en est à la chienlit, monsieur (on n'a pas cherché midi à quatorze heures). On en est à la mascarade, au corso carnavalesque. On se déguise en pierrot, en arlequin, colombine ou en grotesque pour échapper à la mort. On se masque, on se met un faux-nez de carton, de fausses moustaches, de fausses barbes, on se fait des trombines hilares, on joue à "après moi le déluge" par personnes interposées. Nous sommes en plein moyen âge, monsieur. On brûle à tous les carrefours des épouvantails bourrés de paille qu'on appelle "le père choléra" ; on  l'insulte, on se moque de lui. On danse autour et on rentre chez soi crever de peur ou crever de chiasse." (p. 338-339)
A ce tableau sévère, Angelo répond par la seule phrase qui interrompra le monologue de l'homme :
"- Monsieur, dit Angelo, je méprise ceux qui n'ont pas le sens de l'honneur."
On croirait vraiment se trouver dans la "joyeuse et magnifique orgie " décrite par Poe, dans ce "bal masqué de la plus insolite magnificence" dont le prince Prospero gratifie ses mille amis, tandis que la Mort rouge sévit avec rage au dehors. "Tableau voluptueux que cette mascarade !", " La licence carnavalesque de cette nuit était, il est vrai, à peu près illimitée ", écrit-il encore. Et c'est comme si Giono en reprenait les termes mêmes : "On en est à la mascarade, au corso carnavalesque."

Capricho nº 6: Nadie se conoce de Goya, 1799



On retrouve cette figure de la mascarade* dans la gravure n°6 des Caprices de Goya, Nadie se conoce (Personne ne se connaît), qui est expliquée ainsi dans un manuscrit autographe conservé au musée du Prado : "El mundo es una máscara, el rostro, el traje y la voz todo es fingido; todos quieren aparentar lo que no son, todos se engañan y nadie se conoce". (Le monde est une mascarade, le visage, l'habit et la voix, tout est feint ; tous veulent apparaître pour ce qu'ils ne sont pas, tous se trompent et personne ne se connaît).
La notice Wikipedia de l'oeuvre ajoute qu'à "la fin du XVIIIe siècle, il existait à Madrid un engouement pour les bals masqués. Les nobles des grandes maisons célébraient de cette manière leurs anniversaires. Goya a pu y assister, par exemple, à la Casa de Alba, où ils se déroulaient avec une grande somptuosité."Et cite André Malraux affirmant que le masque pour Goya n'est pas ce qui cache le visage humain mais plutôt ce qui le démasque (la citation exacte est celle-ci : "Le masque n'est pas pour Goya ce qui cache la face, mais ce qui la fixe".) Et, un peu plus haut, sur la même page 45, il note que souvent "la frontière entre le visage et ce qui se substitue à lui n'est plus discernable : "la jeune femme du second caprice porte un loup, mais la vieille qui la suit porte-t-elle un masque, ou voyons-nous ses traits ?"

Goya - Caprice 2 - Elles disent oui... (détail)

Si Giono a très certainement lu Edgar Poe, et a donc pu s'en inspirer consciemment, on ne peut bien sûr imaginer une semblable filiation entre Goya, dont les Caprices furent mis en vente à Madrid en février 1799 quatorze jours seulement par crainte de l'Inquisition, et Poe qui publia sa nouvelle la première fois dans le Broadway Journal, le 19 juillet 1845. Cependant, un dessin, une forme, un symbole les relient de manière troublante, à travers les commentaires qu'en donnent Malraux d'une part et René Dubois d'autre part, dans son étude d'automne 2001. Cette figure commune est l'arabesque.

Cherchant à distinguer les gravures de Goya de la simple caricature, avec laquelle elle n'est pas bien évidemment sans rapport, Malraux met en exergue leur éclairage, la caricature selon lui n'en ayant pas, étant "lignes ou bas-relief, d'ailleurs souvent coloriée par des aplats". "Comme celui de Rembrandt, poursuit-il, comme parfois celui du cinéma, il tend à relier ce qu'il sépare de l'ombre, à une signification qui le dépasse ; exactement, le transcende. La nuit n'est pas seulement noire, elle est aussi la nuit."
Et, allant à la ligne, il affirme ainsi : "Et le dessin auquel l'éclairage donne tout son accent détruit ce qui avait permis à plusieurs siècles de faire de l'objet le plus austère un décor, le symbole même de l'harmonie : l'arabesque." [C'est moi qui souligne]

Ceci doit être mis en regard avec la configuration singulière de l'abbaye du prince Prospero :
"Mais d’abord laissez-moi vous décrire les salles où elle a eu lieu. Il y en avait sept, — une enfilade impériale. Dans beaucoup de palais, ces séries de salons forment de longues perspectives en ligne droite, quand les battants des portes sont rabattus sur les murs de chaque côté, de sorte que le regard s’enfonce jusqu’au bout sans obstacle. Ici, le cas était fort différent, comme on pouvait s’y attendre de la part du duc et de son goût très vif pour le bizarre. Les salles étaient si irrégulièrement disposées que l’œil n’en pouvait guère embrasser plus d’une à la fois. Au bout d’un espace de vingt à trente yards, il y avait un brusque détour, et à chaque coude un nouvel aspect. À droite et à gauche, au milieu de chaque mur, une haute et étroite fenêtre gothique donnait sur un corridor fermé qui suivait les sinuosités de l’appartement."
"Si l’on en croit John T. Irwin, écrit René Dubois, le penchant de Poe pour les arabesques architecturales ne serait pas étranger à son admiration pour le peintre anglais Hogarth dont la pensée artistique consignée dans The Analysis of Beauty, publié en 1753, considère que la ligne serpentine est l’une des deux formes – l’autre étant celle du D – les plus représentatives, non seulement de la beauté et de la grâce, mais aussi de la totalité de l’ordre formel ":
And certainly if Poe knew Hogarth’s work, he would have known of his association with the serpentine line. For as Hogarth himself points out in the preface to The Analysis of Beauty, the self-portrait published as a frontispiece to his engraved works showed “a serpentine line, lying on a painter’s pallet”, and beneath it the words “THE LINE OF BEAUTY”. Finally, it seems hard to believe that anyone as interested as Poe was in questions of analysis and in the subject of the sublime and beautiful would not have made it a point to read a work entitled The Analysis of Beauty, particularly if it had been written by an artist whose work he admired.**
A l'appui de cette interprétation, on peut admirer la figure 49 de la planche 1 de l'ouvrage de Hogarth, représentant sept formes différentes de lignes serpentines (et rappelant bien sûr les sept salles de l'abbaye princière)  :

L'autoportrait mentionné par John T. Irwin est Le Peintre et son carlin (1745) où la ligne serpentine, "THE LINE OF BEAUTY", apparaît sur la palette au premier plan.

The Painter and His Pug, William Hogarth, 1745, Tate National Gallery***
William Hogarth était aussi un graveur réputé, qui aurait été l'un des annonciateurs de la caricature, si l'on en croit Claude-Roger Marx : "Le Hogarth du Mariage à la mode laisse pressentir ce qu'un Rowlandson, un Cruikshank, exprimeront bientôt sur le cuivre et ce qu'on nommera, parce qu'elle outre le caractère, " la caricature"( La gravure originale au XIXe siècle, Aimery Somogy, 1962, p. 15).  Goya en recevra aussi la leçon : "Dans ces gravures [Les Caprices], les préoccupations sur la vie, la mort, l’amour, la sexualité, le désespoir sont exprimées au-delà des conventions habituelles de la satire sociale, par exemple celle de William Hogarth, dont les gravures étaient largement diffusées en Europe à l’époque et qui ont influencé Goya."****

Estampe Le Contrat de Mariage (gravée par Gérard Jean-Baptiste II Scotin, 351 × 445 mm, cinq états, Metropolitan Museum of Art), d'après William Hogarth
 Le mot même d'arabesque apparaît dans la description des sept salons :
"Il avait, à l’occasion de cette grande fête, présidé en grande partie à la décoration mobilière des sept salons, et c’était son goût personnel qui avait commandé le style des travestissements. À coup sûr, c’étaient des conceptions grotesques. C’était éblouissant, étincelant ; il y avait du piquant et du fantastique, – beaucoup de ce qu’on a vu dans Hernani. Il y avait des figures vraiment arabesques, absurdement équipées, incongrûment bâties ; des fantaisies monstrueuses comme la folie ; il y avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu du terrible, et du dégoûtant à foison. Bref, c’était comme une multitude de rêves qui se pavanaient çà et là dans les sept salons. Et ces rêves se contorsionnaient en tous sens, prenant la couleur des chambres ; et l’on eût dit qu’ils exécutaient la musique avec leurs pieds, et que les airs étranges de l’orchestre étaient l’écho de leurs pas." [C'est moi qui souligne]
Mais si l'on oubliait un instant la nouvelle et qu'on appliquait cette description aux Caprices de Goya (dont la signification originelle est "fantaisie"), ne serions-nous devant une étrange adéquation ? Ces rêves qui se contorsionnent n'évoquent-ils pas furieusement les Sueños, qui devaient désigner initialement cette série de gravures :  (« Songes », référence à l'ouvrage de l'écrivain satirique Francisco de Quevedo, Sueños y discursos, où il rêvait qu'il était en enfer, bavardant avec les démons et les condamnés.) ?

Sueño 1º. (dessin préparatoire, 1797).  «El sueño de la razón produce monstruos». Tinta de bugallas a pluma, 23 X 155 mm. Inscripciones: Arriba: «Sueno 1º». En la mesa: «Ydioma universal. Dibujado y Grabado por Fco. de Goya, año 1797.». A pie de imagen: «El autor soñando. Su yntento solo es desterrar bulgaridades perjudiciales, y perpetuar con esta obra de caprichos, el testimonio solido de la verdad.»
Certes Poe admirait Hogarth, mais ce n'est pas la beauté qui se loge ou se love, comme on voudra, dans l'arabesque, ou du moins ce n'est pas la beauté seule, même si elle est là au départ. Admirez l'escalade : "il y avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu du terrible, et du dégoûtant à foison." Le beau au principe s'achève par le dégoûtant, et à foison encore.

Malraux décrit avec force la subversion introduite par Goya. "Ce qu'il apporte seul, écrit-il, c'est l'abandon de la sinuosité accordée au nu féminin, dernière forme de l'arabesque." Dans cette geste, il "rencontre le seul génie de l'Occident qui ait, avant lui, dressé un univers imaginaire contre la forme que l'Italie Renaissante avait imposée aux rêves des hommes : Rembrandt." Les rêves, nous y revoilà, ou faut-il plutôt parler de cauchemars ? Même Rembrandt, auquel Malraux prête l'invention d'une nouvelle façon de dessiner, ne s'était pas toujours délivré de l'arabesque : "Elle semble disparue du dernier état, mordu et remordu, des Trois Croix : mais elle avait figuré dans les personnages du premier plan des états antérieurs (...). Souvent Rembrandt la brisait en substituant un trait haché à sa courbe continue, mais non sans maintenir son appel à un monde paré. A quel point Goya écarte, dans le costume militaire, tout ce qui lui permettait de retrouver le baroque des casques et des galères ! Même sous les barres des rayons d'orage, la simplification de l'arbre, chez Rembrandt, aboutit à des courbes ; chez Goya, à sa suppression, à la présence de la pierre."


Rembrandt - Les Trois Croix, premier état, 1653.

Rembrandt - Les Trois Croix, dernier état, 1660.

Goya use des deux techniques de l'eau-forte et de l'aquatinte. Cette dernière lui permet de  travailler  les ombres et les lumières, à la manière du lavis dʼencre. Par la poussière de résine chauffée sur la plaque de cuivre, on obtient des grains suscitant, dit encore Malraux, "un monde à la fois imaginaire et abstrait : l'autre monde. Sa tache profonde semble souvent représenter la nuit, mais sa fonction est bien plutôt celle des fonds d'or du Moyen Age : elle arrache la scène à la réalité, la situe immédiatement, comme la scène byzantine, dans un univers qui n'appartient pas à l'homme. Ce noir est l'or du démon ; et l'expression du fantastique, avec autant de rigueur que le fond d'or l'avait été du sacré."


Noire est aussi la dernière salle, la chambre de l'ouest, dans l'abbaye de Prospero, où s'élève une gigantesque horloge d'ébène qui suspend les danses à chacune de ses sonneries, paralysant les rêves, oui encore eux, mais à peine les échos se sont-ils enfuis qu'une "hilarité légère et mal contenue circule partout"(dont les "trombines hilares" de Giono sont peut-être l'écho) et  que les rêves revivent, se tordant "ça et là plus joyeusement que jamais". C'est là que Prospero, poursuivant le fantôme portant le masque de la Mort rouge, tombe raide mort et après lui, les convives de la fête, figés dans la posture de leur chute,"suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux qu'ils avaient empoignés avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme palpable."

Et Malraux de conclure ainsi le chapitre 2 (Caprices ?) de son essai goyesque, en invoquant ce Caprice 59, Et encore ils ne s'en vont pas ! que nous avons vu en bonne place dans l'exposition Soulèvements du Jeu de Paume :
"Le fond noir de l'aquatinte appelle ce dessin anguleux, que la peinture n'avait pas connu. Goya finira par substituer au dessin décoratif, à la lumière de la Prairie, la touche quasi-hagarde des Fous, et par retrouver en elle, à défaut de Révélation, l'imploration de l'Islam, le cante jondo dont ses montagnes d'Aragon retentissent encore, l'accent haletant et grave que l'Orient prend en Espagne. Après les coquettes, les fantoches, les marionnettes, les masques, les animaux et les démons familiers, les larves regardent l'énorme pierre tombale qui va les ensevelir. Cette planche est le premier appel de la grande voix souterraine. Que les démons, leurs petits bras dressés, s'enfuient dans l'aube ! Ce n'est pas le jour qui va venir, c'est la fin de l'ironie, l'accent de l'incurable nuit."


J'en finirai de mon côté avec Giono : peu avant le passage cité au départ de cet article, dans cette auberge de Montjay où Angelo vient de poser bagages, il est déjà accompagné de Pauline de Théus qui fait bouillir elle-même dans la cheminée sa casserole d'eau pour le thé.
"- Vous n'avez pas froid ? demanda Angelo.
Et il regarda ses jambes qui étaient belles, sans les bottes et couvertes de bas de fils à dessins d'arabesques.
- Pas le moins du monde.
- Voilà le bagage, dit-il et je vais, si vous le permettez, faire l'importun. Avez-vous dans vos sacoches des bas de laine ? 
- Je peux hardiment répondre non. Je n'ai jamais mis de bas de laine de ma vie." (p. 334-335)
 ________________________
* "1. 1554 ,,divertissement joué par des personnages masqués`` (Melin de Saint-Gelais, Six dames jeunes et petites firent, par commandement de la royne, une mascarade, un soir, estant habillées en sibylles [...] l'an 1554 [titre] ds Œuvres, éd. P. Blanchemain, t. 1, p.167); 2. 1579 ,,réunion, défilé de personnes déguisées et masquées`` (P. Larivey, Le Laquais, Prologue ds Anc. théâtre fr., éd. Viollet le Duc, t.5, p.10); 3. 1690 au fig. «attitude hypocrite, mise en scène trompeuse» (Fur.); 4. id. «personne accoutrée de manière extravagante» (ibid.); 1821 en appos. désigne un vêtement extravagant (Obs. modes, 10 mars, p.111: c'est au reste une création de la rue Vivienne, et qui, un peu mascarade, ne survivra pas aux jours gras). Empr. à l'ital. mascherata (att. aux sens 1 et 2 dep. le xvies., Caro et Tansillo ds Batt.), forme septentr. mascarata, dér. de maschera (masque1*). Cnrtl.

 **  John T. Irwin, The Mystery to a Solution : 408-409.

*** Funny detail : le chien, un carlin (en anglais pug), tirant la langue est probablement Trump, un animal qu'Hogarth évoque à plusieurs reprises dans ses anecdotes, y soulignant la ressemblance du chien d'avec son maître. On peut y voir une allusion au caractère bien trempé du peintre, réputé pour sa pugnacité (en anglais, pugnacity).

****  Dervaux Alain, « La dépression dans la vie et l'œuvre de Goya (1746-1828) », L'information psychiatrique, 2007/3 (Volume 83), p. 211-217. DOI : 10.3917/inpsy.8303.0211. URL : https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2007-3-page-211.htm