Exaltante lecture que celle de l'essai de Stéphane Mosès. Sans l'Angelus Novus de la couverture, je serais passé à côté. Dans l'analyse qui y est développée des conceptions de l'histoire de Rosenzweig, Benjamin et Scholem, j'entrevois des rapports étroits avec mes intuitions déjà anciennes. Cette idée d'un temps ouvert à l'irruption du nouveau, d'un temps discontinu non complètement régi par les lois de causalité rejoint la figure de l'Archéo-réseau avec ses émergences dans l'actuel.
Mosès évoque le tableau de Klee à la suite d'une réflexion de Benjamin sur le nom de la personne :
"A chaque homme son nom garantit sa création par Dieu, et en ce sens il est lui-même créateur, comme l'exprime la sagesse mythologique dans l'intuition (qui n'a d'ailleurs rien de rare) selon laquelle le nom d'un homme est son destin." Forme vide sans contenu sémantique défini, le nom préexiste à l'homme, mais celui-ci engendre, à partir de cette pure structure, une infinité de significations nouvelles. D'où, dans un texte pseudo-autobiographique rédigé en 1933, la fiction d'un "nom secret" que ses parents lui auraient donné à la naissance, et qui, depuis lors, gouvernerait sa vie. Ce nom, Agelisus Santander, que Gershom Scholem a déchiffré comme une anagramme de "Angelus Satanas", renvoie à l'aquarelle de Paul Klee intitulée Angelus Novus, que Benjamin avait acquise en 1921 et qui deviendra pour lui la figure emblématique de son propre destin. Les deux métaphores de l'ange et du nom se font ici écho comme deux représentations de la manifestation, ou plutôt de l'irruption, de l'originel au coeur du présent. "Dans la chambre que j'habitais à Berlin, écrit Benjamin, cet autre nom [...] avait son portrait accroché à mon mur : Ange nouveau." Mais cet ange symbolise aussi l'intuition centrale de la philosophie de l'histoire de Benjamin : "La Kabbale, ajoute-t-il, raconte que Dieu crée à chaque seconde une foule d'anges nouveaux, et que chacun d'eux n'a qu'une seule et unique fonction : chanter un instant la louange de Dieu avant de se dissoudre dans le néant. Ce fut comme si l'un d'entre eux que l'Ange nouveau se présenta à moi, avant de consentir à me révéler mon nom." Le sens de l'Histoire ne se dévoile pas, pour Benjamin, dans le processus de son évolution, mais dans les ruptures de sa continuité apparente, dans ses failles et ses accidents, là où le soudain surgissement de l'imprévisible vient en interrompre le cours et révèle ainsi, en un éclair, un fragment de vérité originelle. Au cœur du présent, l'expérience la plus radicalement nouvelle nous transporte ainsi, en même temps, jusque vers l'origine la plus immémoriale. expérience fulgurante où le temps se désintègre et s'accomplit à la fois. "Ce que l'Ange veut, c'est le bonheur : tension où s'opposent l'extase de l'unique du nouveau, de ce qui n'avait jamais été connu, et cette autre félicité, celle du recommencement, des retrouvailles, du déjà vécu." Cette rupture unique du tissu temporel se vit à la fois comme une anamnèse, comme une reconnaissance des harmoniques originelles du langage, et comme l'expérience vertigineuse d'un amour auratique : "C'est pourquoi la seule nouveauté que [l'Ange] puisse espérer passe par le chemin de retour, lorsqu'il entraîne de nouveau un être humain avec lui. Ainsi pour moi : à peine t'avais-je vue pour la première fois que je retournai avec toi vers le lieu d'où j'étais venu." (pp. 163-164)
Et aujourd'hui, nouvelle "harmonique" au poème déposé ici lundi dernier, je lis, dans une annonce de l'IMEC autour du livre de Jean-Michel Palmier sur Benjamin (livre inachevé que j'ai maintenant grande envie de découvrir), que le penseur est désigné comme le "Guetteur de rêves" (après recherche, ce nom proviendrait d'un livre de Miguel Abensour).
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