samedi 6 janvier 2007
Perdu le paradis
C'est le titre du dernier livre, emprunté à la médiathèque, de Cees Nooteboom, un écrivain néerlandais que je lisais pour la première fois, après avoir longtemps tourné autour. Un court roman qui lui aussi s'inscrit nettement dans la constellation symbolique apparue après la lecture des Souris et des Hommes.
Ça commence dès la citation liminaire de Walter Benjamin, qui s'articule autour du tableau de Paul Klee intitulé Angelus Novus (1920). Texte que j'ai retrouvé sur Remue.net.
En poursuivant la recherche, j'apprends par le blog Lunettes rouges que Benjamin avait acheté ce tableau en 1921. Quand il quitta Paris en 1940, il laissa "deux valises de documents, dont ce tableau, à Georges Bataille, qui les cacha à la Bibliothèque Nationale pendant la guerre, puis les remit au philosophe et musicien Theodor Adorno, lequel les transmit à l’héritier de Benjamin, le philosophe juif Gershom Scholem à Jérusalem (le tableau est actuellement dans un musée de Jérusalem)."
Avec ce tableau resurgit donc la traque, la mort, l'extermination. Alma et Almut, les deux jeunes brésiliennes dont le livre de Nooteboom conte l'histoire, ont des grands-pères allemands, venus au Brésil après la guerre et qui ne veulent pas parler de leur passé : "Ils ne veulent jamais parler de la guerre, et nos pères ne veulent jamais parler de leurs pères. (p.28) " Voilà, c'est tout, l'auteur n'insiste pas, on a compris.
Alma est une accro des anges, elle raffole des Annonciations. Si Almut parle avec dérision de sa volière, elle partage néanmoins avec elle une égale fascination pour l'Australie, leur secret, et la culture aborigène : "Les hommes-foudre, le serpent arc-en-ciel et tous ces autres êtres à forme humaine ou non, qui avaient traversé le chaos du monde avant sa formation, avaient ainsi créé toutes choses et appris aux hommes comment se comporter avec l'univers. Dans ce temps du rêve, les ancêtres mythiques avaient jeté sur le monde les mailles d'un filet de "rêvements". Tantôt ces ancêtres étaient attachés aux habitants d'un lieu déterminé, tantôt ils parcouraient le désert sur de longues distances, si bien que les gens de diverses régions, même lorsqu'ils parlaient des langues différentes, étaient unis les uns aux autres par un même"rêvement". Et tout cela se voyait à travers le territoire, partout les esprits et les ancêtres avaient laissé leurs traces sous la forme de pierres, d'étangs, de formations rocheuses, qui permettraient aux générations suivantes de lire les récites et de remonter ainsi le cours de leur propre histoire. Et ce n'était pas tout. Non seulement les forces toujours vives de ces êtres ancestraux restaient visibles et identifiables dans le paysage, mais les hommes eux-mêmes avaient leurs propres "rêvements", qui les reliaient aux êtres ancestraux. Et tout cela s'exprimait à travers ce qu'on appelait aujourd'hui l'art, votre identité spirituelle, votre totem, caractérisé par un phénomène naturel ou un animal, par des chants que personne d'autre ne pouvait chanter, par des danses, des signes secrets, une cosmogonie qui n'avait jamais été écrite mais où tout, littéralement, avait sa place, une place où vous-même ou votre groupe reviendriez perpétuellement, un monde sans langue écrite, une encyclopédie sans fin de signes qu'au bout de dix mile ans vous lisiez encore à livre ouvert et où vous aviez votre place. (pp. 42-43)"
Pierres, étangs, sources, bois étaient aussi pour les Celtes porteurs de sacré. Ce filet de "rêvements" qu'évoque Nooteboom est une autre géographie sacrée. Le souvenir me revient bien sûr du livre de Bruce Chatwin, Le Chant des pistes, que j'avais abondamment annoté il y a quelques années. Il écrivait alors qu'il avait "le sentiment que les itinéraires chantés ne se limitaient pas à l’Australie, mais constituaient un phénomène universel, le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire.»
Alma et Almut ne peuvent que se résigner à demeurer à la périphérie de cet art aborigène, à admirer sans réellement comprendre. Malgré tout, Alma connaît une manière d'extase, lors de la semaine qu'elle passe avec un peintre aborigène "aussi inaccessible que son art" :
"Pour la première fois, j'ai compris ce qu'on appelait au Moyen Age, l'harmonie des sphères. Je suis dehors et non seulement je vois les étoiles, mais je les entends.
Qui donc a banni du monde l'idée des anges alors que je continue à les sentir autour de moi ? Mon mémoire de fin d'études portait sur les représentations d'anges musiciens, Jérôme Bosch, Matteo di Giovanni, mais avant tout sur une miniature d'un manuscrit enluminé du XIVe siècle.
On y voit saint Denis à son pupitre, écrivant son livre sur la hiérarchie des anges qui, suspendus au-dessus de lui selon neuf cercles concentriques, tiennent leurs instruments médiévaux. Survolant sa tête mitrée, ils vont à la rencontre les uns des autres avec leurs instruments à cordes ou à vent, leurs psaltérions et leurs tambourins, leur orgue et leurs cymbales. Ici, couchée dans le désert, je les entends, incroyable jubilation dans le silence. Anges, lézard du désert, serpent arc-en-ciel, les héros de la création, tout concorde. Je suis arrivée à destination. Et quand je repartirai, je n'aurai rien à emporter, j'ai déjà tout en moi." (p. 53, c'est moi qui souligne)
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