mardi 24 janvier 2017

# 20/313 - Synchronicité et cétoine dorée

"Runciter l'observa.
- Je ne sais même pas ce que vous êtes capable de faire.
- Ça se rapporte à la précognition, Glen, dit Joe sur un ton mal assuré, mais d'une façon très spéciale.
Il ne se donna même pas la peine d'en dire plus ; il semblait à bout, usé, comme une vieille pendule à piles de l'ancien temps." 

Philip K. Dick, Ubik (10/18, p. 62)

Après avoir passé en revue les hypothèses rationnelles qui tentent d'expliquer de façon logique les ressemblances entre des faits de la réalité et des textes littéraires antérieurs, Pierre Bayard expose les hypothèses qu'il nomme irrationnelles et qui défendent l'idée, par exemple, "sous le terme de "précognition", que notre esprit dispose de compétences ignorées pour le moment par la science et qu'il est possible de connaître des événements futurs avant même qu'ils soient réalisés. (p. 103)" Il ajoute qu'"on pourrait rattacher à la précognition l'hypothèse de la synchronicité, qui avait la faveur de Carl Gustav Jung et à laquelle se sont ralliés les surréalistes, au premier rang desquels André Breton." Et il cite l'exemple le plus célèbre illustrant le phénomène, relaté par Jung lui-même : "alors qu'une patiente venait de lui raconter un rêve où elle recevait en cadeau un bijou en forme de scarabée d'or, vint frapper à la vitre un insecte de cet espèce, que le psychologue saisit entre ses doigts pour le montrer à son interlocutrice et "ouvrir une brèche dans son rationalisme"."

Je me demande pourquoi Bayard rattache la synchronicité à la précognition, car il me semble même y avoir antinomie dans les termes. La précognition implique un savoir sur ce qui va se produire, une pré-cognition, donc deux temps successifs, plus ou moins éloignés l'un de l'autre, et je dirais même que la précognition est d'autant plus troublante qu'elle est située loin en amont de l'événement qu'elle annonce. Morgan Robertson ne publie pas son roman l'année qui précède le naufrage du Titanic mais quatorze ans avant. La synchronicité, a contrario, signale une coïncidence temporelle, la conjonction de deux faits n'ayant pas de relations causales. Dans l'histoire du scarabée, où se loge la prescience ? Pas chez Jung en tout cas, mais pas plus chez la patiente qui rêve non d'un scarabée qui vient frapper une vitre mais d'un bijou en forme de scarabée. A part la mention d'un scarabée, les deux événements n'ont rien à voir.


J'emploie peu dans ces chroniques le concept de Jung, car j'ai toujours observé peu de synchronicités proprement dites, mais bien plutôt des résonances, des correspondances, des séries d'échos, donc des faits en décalage qui se répondent. Par ailleurs, la synchronicité parfaite est extrêmement rare, et même l'exemple du scarabée s'en écarte : en effet, c'est juste après la narration du rêve du bijou en forme de scarabée d'or que l'insecte se signale à la vitre. Immédiatement après, ce n'est déjà pas en même temps.

Je suis sceptique sur l'idée que nous possèderions des compétences ignorées pour le moment par la science qui nous permettraient de connaître l'avenir. L'observation de l'attracteur étrange ne fait pas de nous des voyants, et si nous anticipons le futur c'est a posteriori que nous en prenons conscience. Et je pense que l'écrivain qui nous délivre une œuvre prémonitoire l'ignore tout à fait ou presque, au moment de l'écriture.


En séjour à Lille, à la Toussaint, j'avais repéré ce livre au Mercure de France, Les coïncidences exagérées, de Hubert Haddad, que je m'étais empressé d'acheter au retour. Magnifique récit, où est raconté aussi l'épisode du scarabée jungien, Haddad  précisant bien qu'il l'avait vécu bien des fois de différentes manières sans trop s'en formaliser. Il conclut cette section du livre par un renoncement bienvenu à toute "science" de l'avenir :

Mais la vie est tissée de coïncidences. Nous ne retenons que les séries qui font loi. C'est que toute vérité échappe fatalement. On ne connaît bien que ses errances. Il n'empêche que la théorie de la synchronicité me travaille comme un poème de la pensée, une aporie wittgensteinienne, le salut d'une cétoine dorée sur la table d'un vieux déchiffreur de songes.

Cétoine dorée - Cetonia aurata

 Les courageux pourront écouter cette émission sur la synchronicité, où participent l'écrivain et éditeur Michel Cazenave et le physicien  Etienne Klein.

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