"Peut-être, après tout, que des passages secrets vont des livres à la réalité, peut-être que l'avenir, ou des fragments de l'avenir, est écrit pour chacun de nous dans des livres qu'on ne lira pas, qu'on ignorera toujours ? Eh, qu'est-ce qui te prend, Miller ? Tu deviens un poète ou quoi ? Je n'aime pas beaucoup ces élucubrations, ça ne me ressemble pas."
Olivier Rolin, Veracruz, Verdier, 2016, p.55
Revenons au Titanic, à Pierre Bayard, veux-je dire, au naufrage annoncé quatorze ans plus tôt par Morgan Robertson. Après avoir donné plusieurs exemples d'une telle prémonition d'événements, il propose des hypothèses sur ces phénomènes d'anticipation littéraire, allant des rationnelles, avec surtout la théorie de la coïncidence défendue par le sociologue Gérald Bronner dans un livre assez récent, Coïncidences. Nos représentations du hasard, Vuibert, 2007, aux "irrationnelles", que nous verrons plus tard.
Il serait particulièrement stupide de rejeter sans examen les tentatives d'explication rationnelles données à ce que l'on nomme couramment des "coïncidences troublantes", et parfois, quand elles se multiplient, "loi des séries". Pour Gérald Bronner, nous serions donc victimes de l'"erreur de négligence de la taille de l'échantillon"; jugeons-en sur cet exemple donné par Bronner dans son livre :
"Le train Amtrak Silver Meteor reliant Miami à New York a été victime, en 1983, d'une incroyable série d'accidents. En effet, dans la nuit du 24 au 25 août, sa route a été interrompue à plusieurs reprises. D'abord à 19 h 40 par le suicide d'une malheureuse, qui s'est donné la mort en se jetant du haut d'un pont à Savannah (Géorgie) ; ensuite à 21 h 30 et à 1 h 10, en raison d'accidents impliquant à chaque fois un camion ; enfin à 2 h 37, à Kenly (Caroline du Nord), à la suite d'une collision avec une voiture. Plusieurs dizaines de blessés pour un train qui n'atteignit jamais sa destination (il fut finalement annulé), tel est le bilan calamiteux de l'Amtrak Silver Meteor. Présenté comme cela, cet exemple est de nature à vous faire croire qu'il existe des moments qui sont véritablement maudits. Reconnaissons sans discuter que ce qui est arrivé à ce train dans la nuit du 24 au 25 août est exceptionnel ; c'est pour cette raison, d'ailleurs, que sa mésaventure a fait le tour du monde. Seulement, celle-ci n'est exceptionnelle que parce qu'elle est considérée dans son unicité. En voyant les choses ainsi, nous nous rendons victimes de ce que l'on peut appeler l'erreur de négligence de la taille de l'échantillon.
Cette erreur de raisonnement se manifeste lorsque nous sommes confrontés à un événement improbable en soi, mais issu d'un nombre d'occurrences immense. Nous avons, dès lors, l'impression qu'il est extraordinaire, puisque nous ne pouvons, ou ne voulons pas, considérer la nature de la série dont il est issu. Il y a des coïncidences qui nous paraissent donc tellement prodigieuses que nous jugeons raisonnable de ne pas les attribuer au hasard. Le problème est qu'un phénomène peut être extraordinaire (car caractérisé par une probabilité faible d'apparition) et cependant le résultat du hasard, s'il est issu d'un très grand nombre d'occurrences. (…) [C'est moi qui souligne]
Revenons à présent au malheureux parcours de l'Amtrak Silver Meteor. Lorsque nous considérons cet événement, nous l'isolons naturellement de la famille d'événements de laquelle il est issu, c'est-à-dire de l'ensemble des voyages en train réalisés de par le monde. Or, le nombre de ces événements est si important qu'il est probable que l'un d'entre eux réalise parfois l'improbable. Un calcul exact ne peut sérieusement être mené ici mais, pour préciser mon idée, je dirai ceci : si l'on rapportait les probabilités de chances de la mésaventure de l'Amtrak Silver Meteor, qui sont évidemment très faibles (supposons une chance sur cent millions), au nombre de voyages effectués en train de par
le monde, on en déduirait, par le calcul, que le fait qu'un tel événement se soit produit dans l'histoire ferroviaire n'est rien moins que banal, car il y a des millions de voyages en train chaque année, et a fortiori depuis que le chemin de fer existe. Que cette histoire soit parsemée de singularités de ce genre ne peut étonner que l'esprit qui est victime de la négligence de la taille de l'échantillon."
Pour transposer l'argument au cas précis du livre de Robertson, parler d'une anticipation serait oublier que des milliers de livres ont été publiés les années précédant le naufrage du Titanic qui n'en parlaient pas, ou encore, que l'écrivain a décrit un grand nombre d'autres situations qui ne se sont pas réalisées."*
Cette erreur peut être renforcée par ce que Bronner nomme l'"effet-râteau", et qui consiste en une tendance à croire que le hasard répartit équitablement les phénomènes au cours du temps. Notre esprit tend à passer un râteau mental sur les événements, « pour créer une répartition plus régulière que ce que ne provoque le hasard dans les faits » (Bronner, p. 172). Par exemple, lors d'un lancer de dés, on peut être surpris de la sortie de trois 6 consécutifs, alors qu'on ne l'est pas s'il sort régulièrement une fois sur six. Or le hasard n’est pas régulier.
"Ainsi, paradoxalement, résume Pierre Bayard, reconnaître l'importance du désordre implique d'admettre qu'il peut également se manifester, en trompant nos attentes, sous la forme de figures en apparence ordonnées dans lesquels nous serons tentés ensuite de chercher une logique préalable qui n'existe que dans notre esprit."(p. 76)
Dés et jetons romains du musée de Saint-Romain-en-Gal (69) |
Tout ceci me semble très juste, et loin de moi l'idée ou la vaine tentative de réfuter les arguments de Gérald Bronner. Je pense comme lui qu'il n'existe pas de loi des séries, ou du moins je ne crois pas que le terme de loi soit adéquat pour décrire une certaine accumulation étrange d'événements. Cependant je persiste à penser que le hasard des probabilités ne peut seul rendre compte de tous les événements du monde. Mais c'est une conviction qui échappe au domaine de la preuve, c'est impossible à démontrer. Que tout ce que j'ai consigné depuis le début de cette incursion dans ce que je nomme l'attracteur étrange soit le pur jeu d'un aléa, cristallisé et orienté par une certaine disposition de mon esprit, c'est ce à quoi je ne puis me résoudre. Je respecte complètement celui qui pensera le contraire, et je ne chercherai pas plus que cela à le persuader. Qu'il considère tout de même un fait, qui n'est pas une démonstration, mais un motif, me semble-t-il, d'interrogation : il existe une grosse différence entre l'histoire de l'Amtrak Silver Meteor et, disons, l'ensemble de coïncidences que je relate ici depuis le 1er janvier. Pour l'Amtrak, il s'agit d'une série d'accidents bien délimitée, prise dans l'espace d'une journée, ce qui en provoque du coup le caractère surprenant, tandis que les résonances que je consigne se propagent sur la durée, s'inscrivent dans une temporalité plus longue, dessinent une arborescence de rapports, et in fine, me conduisent à l'hypothèse qu'il ne s'agit pas là d'un phénomène rare mais d'une réalité mal connue qui se laisse voir avec évidence si l'on veut bien accepter de la regarder sans préjugés (en fait, c'est le plus difficile, j'en suis de plus en plus persuadé).
Il nous faut aller voir maintenant du côté des hypothèse "irrationnelles" de Pierre Bayard, pour essayer d'éclaircir si possible notre position.
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* Je paraphrase ici un paragraphe de Pierre Bayard ( p. 75) où il appliquait la même formule à une prémonition associant Plateforme de Michel Houellebecq décrivant un attentat à un véritable attentat survenu plus tard à Bali de façon très similaire.
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