dimanche 26 décembre 2010

Simone #2

Carnet jaune

Simone lit la notice nécrologique dans la Nouvelle République. Elle y reconnaît un homme, mort assez jeune. Tiens, il se fait incinérer. Elle fait la moue. Elle a peine à concevoir qu'on veuille se faire incinérer. Enfin chacun est libre. Comme cette belle-sœur qui a refusé d'être enterré dans le même caveau que son mari, un des frères du grand-père Bléron. Elle ne voulait plus voir la famille Bléron. Simone désapprouve : "La famille Bléron vaut bien la famille Ballereau." Une énigme : on a retrouvé sur la tombe un bouquet d'oisils* bien taillés, posé là pour on ne sait quel raison.
Ça me rappelle la séquence du cimetière dans La Terre de Zola. (4 juillet 2001)


osier, en berrichon, utilisé en vannerie.

****

Brève visite à la grand-mère, l'autre jour, allant au Blanc. Elle avait sa femme de ménage, dont la petite voiture sans permis se tenait près du puits. Je l'ai sentie nerveuse. Thérèse était allée chercher ses courses à Neuvy et ne revenait pas, et puis cette femme qui changeait ses horaires (elle vient le matin habituellement), cela ne lui plaît pas. Qu'elle prenne du travail ailleurs, elle n'y voit pas d'inconvénient, mais qu'elle n'en fasse pas les frais : pas question d'être le bouche-trou. La femme en question, petite, boulotte, disgracieuse, est bien malheureuse, c'est ce qu'elle m'a dit l'autre soir. "Son mari est un ours". Est-ce cet ours qui l'a appelée sur son portable, cinq minutes après notre arrivée ? Le son était amplifié, l'interlocuteur hurlait presque. "Où t'étais passé ? etc."Elle, cherchant à calmer manifestement, l'autre continuant à gueuler dans l'appareil. Une pauvre humanité. (26 décembre 2001)

***
Carnet rouge

Au retour du Blanc, je me suis arrêté aux Molles. Quinze jours que je n'étais pas passé. Simone avait lu tous les livres, dont elle me parla avec chaleur. Madame Decourteix avait même pris les références du plus gros.
J'apprends que Marie et Manu sont passés dans la semaine. Pas tout à fait innocemment. Manu s'est apparemment mis en tête de construire l'arbre généalogique de la famille. Il a demandé s'il pouvait voir le livret de famille.
Incidemment, j'apprends des choses : que le père de Simone s'appelait Sauzet et qu'il est mort à la guerre (ce que je savais) avec son frère (ce que je ne savais pas). La mère de Simone avait seize ans. En fait, elle fut élevée par ses grands-parents, sa mère allant travailler comme bonne de ferme et ne la voyant que de loin en loin. Elle se mariera sept ans plus tard et aura sept autres enfants (je ne suis pas certain de ces chiffres), mais Simone continuera de vivre avec ses grands-parents jusqu'à son mariage avec Lucien Bléron, à l'âge de dix-huit ans. Certificat d'études à douze ans, avec mention bien. Travail à la ferme, foin, moisson, animaux de douze à dix-huit ans.
La grand-mère (la sienne) ne savait ni lire, ni écrire.
Lucien faisait des journées dans les fermes, l'exploitation étant trop petite pour subvenir aux besoins de la famille. Simone s'occupait de la vache et des moutons. Et de la pression du cidre de pomme quand c'était la saison.
C'était beaucoup de travail, mais elle dit qu'elle était plus heureuse que maintenant.
Petite, les autres lui disaient : Eh ! Regarde ton grand-père ! Mais ce grand-père (paternel) n'a jamais eu de contact avec elle.
Elle n'exprime aucun sentiment sur cette enfance-là. Qu'y avait-il entre elle et sa mère ? A-t-elle souffert d'être une enfant née hors mariage ?
Elle me montre le livret militaire de Lucien qu'elle n'avait pas retrouvé à temps pour le montrer à Manu. On y apprend peu de choses sur le brigadier Lucien Bléron, né le 11 novembre 1906, de Pierre Bléron et de Marie Prot.
Si, je remarque sa taille, 1 m 66. C'était un petit homme, je réalise cela maintenant. (13 mai 2002)

***

La grand-mère Simone, qui a eu 87 ans le 10 octobre. Déjeuné avec elle, mardi dernier. Elle m'a régalé d'une demi-pintade purée, avec une tarte aux pommes au dessert. Elle voit de plus en plus mal, la rétine est usée. Elle a changé de lunettes, en sachant bien que ça ne changerait rien. Plus que jamais, elle a besoin pour lire des ouvrages corps 16 que je lui rapporte de la bibliothèque. 26 ans que le grand-père est mort, c'est elle qui cite ce chiffre, et elle ne le donne pas en hésitant, après avoir calculé, non, elle le donne fermement, comme si elle le tenait depuis longtemps en sa conscience. 1976, année donc de sa mort. Dans cette façon d'affirmer ce moment, se lisent, mieux que dans une lamentation, l'attachement, le souvenir, la béance jamais rebouchée.
Fidélité au disparu qui se retrouve dans l'attachement à certains objets. Comme le pressoir. Dédé, un jour, lui demandant si elle le vendrait : "Oh, non, c'est trop un souvenir."
C'est elle qui faisait le cidre de pomme quand le grand-père était encore accaparé par ses journées dans les fermes. Elle qui, recevait les gens et s'occupait de leur cidre.
L'arche (la maie) qui s'empoussière dans la grange, après avoir occupé tout mon enfance la place de l'actuel canapé, près de la fenêtre, elle ne la vendra pas non plus.
Sa femme de ménage ne vient plus qu'une fois par semaine, deux heures le vendredi matin. Mais la maison est propre, impeccable. Elle le sait, elle en est fière.
Sa cuisinière à gaz a vingt-cinq ans. (13 octobre 2002)

mercredi 22 décembre 2010

Simone #1

Simone, ma grand-mère, s'est éteinte, dans sa quatre-vingt seizième année, comme ils disent dans le journal. Elle était née dans la guerre, le 10 octobre 1915, la guerre qui devait engloutir son père, comme tant de jeunes hommes des campagnes. Elle a traversé ce terrible vingtième siècle, ne bougeant pratiquement pas de son petit bout de pays, de sa commune, y ayant élevé sept enfants. "Ma vie n'a pas toujours été belle, mais je peux sortir la tête haute", m'a-t-elle dit un jour où je passais la voir.
Aux Molles, j'allais en vacances quand j'étais petit. Puis l'adolescence, la première jeunesse nous avaient éloignés. Ce n'est que plus tard que je profitais de mon nomadisme pédagogique pour aller lui rendre visite plus régulièrement.

Aujourd'hui j'ai essayé de retrouver dans les journaux que j'ai parfois tenus ces dernières années les traces de mes passages. Je les livre ici, histoire de rendre hommage à une femme simple, mais qui fut, par son caractère, son courage et son intelligence, je ne crains pas de le dire, une femme d'exception.

Cahier Clairefontaine bleu, année 2000 :

Suis allé à Buxières pour une réunion, neuf élèves là-bas, la plaque des morts de 14 toujours accrochée sur le mur du fond, bref, c'est vite plié, j'ai une demi-heure devant moi avant d'aller à Mosnay pour ma seconde réunion, je suis tout près des Molles, j'y fais donc un saut (je n'ai pas rendu une seule visite à la grand-mère pendant les vacances). Son voisin M. est chez elle au moment où j'arrive. Il s'éclipse aussitôt. La grand-mère est en forme, elle se plaint simplement d'y voir de moins en moins bien. Des livres ? Sa femme de ménage lui en a apporté tout une pile, elle observe tout de même qu'ils sont écrits en trop petits caractères, elle lui en a redonné d'ailleurs, trop d'histoires de guerre, elle, ce qu'elle veut, c'est plutôt des histoires d'amour, ou de pays. (non daté)

***
La grand-mère Simone. La tante Thérèse m'avertit, à Bouesse, qu'elle est complètement démoralisée, qu'elle dit vouloir mourir, qu'elle était en larmes au téléphone. Doit souffrir des intestins. Aux Molles, elle ne m'offre pas un visage reflétant ces sombres nouvelles, non, elle sourit, elle se force sans doute à maintenir devant moi une certaine prestance. Certe, à la question sur son moral, elle répond "tout doux, tout doux", mais elle ne s'effondre pas. La solitude, c'est vrai, lui pèse de plus en plus, elle comprend bien que chacun a ses affaires, mais elle ne peut pas se résigner à cet ermitage, elle qui a élevé sept enfants dans un hameau qui, autrefois, grouillait de monde. La semaine dernière, je lui avais demandé si elle n'avait pas des photos du grand-père, des photos du passé et elle était allée dans la chambre chercher une enveloppe plastique : rien que des photos de mariage ou des agrandissements tirés de celles-ci, comme l'arrière-grand-père Bléron avec sa femme. Formidable ressemblance avec le pépé Lucien, mêmes yeux réduits à une fente, paupières lourdes, oreilles pointues. Sur plusieurs photos, Simone jeune, que je voyais jeune pour la première fois. Surprise : des grands yeux sombres, une certaine grâce sévère. La femme qui apparaît soudain et efface un instant la grand-mère ; la difficulté à faire coïncider les deux images. Le grand-père, lui, est le même que celui de mon souvenir. C'est presque à se demander ce que fait ce grand-père avec cette jeune femme. Quelle nécessité les raccordait ? Y avait-il de l'amour à ce moment-là ? J'aimerais qu'elle me raconte sa rencontre, mais que voilà un sujet difficile à aborder... (octobre 2000)

La petite maison des Molles

Et la grand-mère Simone qui chercha en vain à me joindre mardi soir. Elle sort juste d'un rhume de cerveau considérable, qu'"heureusement elle n'avait pas eu besoin de faire la cuisine pour le monde, que ça en aurait bien tombé dans la soupe tellement ça coulait" (retranscription bien approximative). Elle se plaint de l'eau qui coule dans le chemin jusque devant sa maison et son hangar. Deux causes : la construction d'un coin bétonné et bitumé pour placer des poubelles (les engins utilisés ont mis à mal une partie du carroir, le passage d 'un agriculteur dans un chemin en pente longtemps inutilisé : les roues de son tracteur y ont creusé deux ornières profondes où l'eau dévale sans obstacle. "Avant ton grand-père s'occupait de dévier l'eau vers un fossé de jardin en contrebas. Plus personne ne fait ça maintenant." Avant, les cantonniers entretenaient les fossés à la pelle et à la pioche. Maintenant ils ont des engins mais les fossés ne sont plus entretenus. Le grand carroir le long de la route est devenue une friche alors qu'il y a quarante-cinq ans c'était une vaste prairie où les gens comme elle (qui n'avaient que quelques moutons, deux ou trois chèvres) menaient paître leurs bêtes. Beaucoup de chemins sont comblés (ceux qui menaient à Montain par exemple).
Aux Molles, un seul couple jeune, avec deux enfants. Sinon, que des vieux. (Novembre 2000)

***
(...) je suis passé aux Molles, en coup de vent, porter deux nouveaux livres à la grand-mère. Elle me hurle d'entrer quand je frappe à sa porte (elle pense qu'il s'agit de M. son voisin, qui est un peu dur de la feuille). Elle n'a pas fini son livre, u Juliette Benzoni dont l'action se déroule en Orient. "Il faut aimer lire pour le lire celui-là, me dit-elle, il y a de ces noms..." Elle me le redonne, inachevé. Je me doutais bien que cela ne lui correspondrait pas mais je commence à épuiser le stock de livres en gros caractères de la bibliothèque municipale - qui est, fort heureusement pour elle, essentiellement constitué d'ouvrages de littérature régionale, histoire de paysans, de bergers, de destins campagnards et de fatalités rurales.
Elle m'offre un café. Je note que son petit four électrique est nickel (j'ai tant peiné à nettoyer le mien, saloperie de jexfour, et ce n'est pas parfait).
La solitude, elle ne l'a jamais autant sentie, éprouvée, que le premier jour de l'an. Tous ses voisins avaient déserté le hameau. Le temps fut terriblement long à s'écouler. La solitude se creuse de savoir les autres réunis pour la fête, d'être exclu de ce cercle communautaire, oublié du reste des humains. (2001, non daté)

***

Déjeuné chez la grand-mère. Elle m'a régalé d'une blanquette de poulet et d'une tarte aux pommes (et il a fallu que je ramène les deux éclairs au chocolat que j'avais pris ce main au Poinçonnet). En mangeant, j'ai essayé d'orienter la conversation sur les souvenirs, la vie d'autrefois, mais j'en ai été un peu pour mes frais et n'ai pas appris grand chose que je ne sache déjà : le grand-père, prisonnier en 40 et revenu en mai 45. Sa captivité en Autriche, dans une ferme où il n'était pas trop malheureux, mangeant comme les autres, ses gardiens. Il écrivait assez souvent (je n'ose lui demander si elle a gardé ces lettres, et pourtant comme j'aimerais les lire !). "Ma vie n'a pas toujours été belle, mais, comme on dit, je peux sortir la tête haute.", dit-elle, tournée vers sa cuisinière. Le facteur apporte le journal. "Aujourd'hui, j'ai un invité. C'est pas souvent." Et il y a comme une sorte de fierté dans son propos. Elle est heureuse que je sois là. Sentiment qu'elle ne pourrait pas exprimer quand on est né de la terre, que je n'attends d'ailleurs pas qu'elle exprime, qu'il me suffit de deviner, de saisir comme en cet instant, dans cette parole enjouée au facteur. (non daté)



Passage aux Molles. La vieille chatte, qui a 20 ans, et que je ne voyais presque jamais, dort sur le canapé. Elle qui ne rentrait pour manger que le matin, et demandait aussitôt à sortir ("elle poussait de ces miaulées !"), ne bouge plus de la maison. Est-ce le froid plus intense de ces derniers jours ? le pressentiment de la fin ? Le soir, la grand-mère la porte dans la grange,pour ne pas se lever dans la nuit pour la faire sortir. (2001, non daté )

(A suivre)