Difficile avec le site de suivre les développements réticulaires de la pensée, l'empilement vertical et linéaire des billets n'est guère propice à rendre l'étoilement des constellations symboliques ; adéquat dans les enchaînements, il se prête mal aux entrelacs, aux retours en arrière, à la réactivation d'un thème. Pour essayer d'y voir plus clair, j'ai tracé naguère sur un grand cahier Clairefontaine, style Travaux pratiques, inauguré en 2005, la carte mentale ou heuristique de l'attracteur étrange (je ne reviens pas sur le sens de cette formule, déjà plusieurs fois évoqué, et dont je rappelle seulement qu'elle doit être conçue comme métaphore, et non pas dans le sens strict qu'elle possède dans la théorie mathématique du chaos).
Carte heuristique de l'attracteur étrange |
Par exemple, ne se trouve pas sur cette mindmap (c'est le terme anglo-saxon de référence) la mention du Musée juif de Berlin, conçu par Daniel Libeskind. C'est un oubli, car je l'avais recensé avant de réaliser la carte. Le monument m'était apparu lors de la période où je ne cessais de rencontrer les occurrences du vide. C'est le livre de Mathieu Riboulet et cette phrase, singulièrement, qui m'a reconduit vers l'oeuvre de Daniel Libeskind :
"Je suis allé à Prenzlauer Berg, sans aller voir le monument aux homosexuels persécutés par le régime national-socialiste. Il n'y avait pourtant que l'Ebertstrasse à traverser, mais tant de vide résonnait en moi que je ne pouvais guère envisager autre chose que m'éprouver physiquement." (p. 118)
A l'origine, c'est un bouquin bradé à Auchan, en février 2012 : pour six euros, j'entre en possession d'Architectures, un beau volume publié au Chêne, né de la collection de films du même nom, de Stan Neumann et Richard Copans, diffusée sur Arte. Dix bâtiments, dix architectes, dix parcours singuliers. Mais j'ai attendu plusieurs mois pour commencer l'ouvrage, ce n'est qu'à l'automne, pour une raison inconnue, que je m'y suis plongé, par petites touches, pas plus d'un bâtiment à la fois. Le neuvième était donc le musée juif de Berlin, juste après les thermes de pierre de Peter Zumthor. Et d'emblée, nous voici confrontés aux plus graves questions : "Le bâtiment construit à Berlin entre 1993 et 1998 pose d'emblée une question que l'architecture n'a pas l'habitude d'aborder : celle de ses propres limites. Comment l'architecture peut-elle construire là où tout a été détruit, comment peut-elle se confronter à l’histoire et surtout à cette histoire là ?"
L'histoire commence en 1989 avec un concours d'architecture : rien de prestigieux, il s'agit de construire une simple annexe au Musée d'Histoire de la ville de Berlin. Le gagnant est Daniel Libeskind, juif né à Lodz, en Pologne, en 1946, citoyen américain. C'est son premier bâtiment, il faut dire qu'il est surtout connu jusque là pour son "architecture de papier" et ses ouvrages théoriques.
Vue aérienne du Musée juif de Berlin (Wikipédia) |
La force du bâtiment infléchit le programme : d'annexe, il devient l'essentiel, et c'est le Musée d'histoire de la ville qui déménage.
"J'ai appelé ce projet Between the lines, "entre les lignes", car il s'agit à mes yeux de deux lignes, deux courants de pensée, d'organisation et de relation. L'une des lignes est rectiligne, mais éclatée en fragments nombreux, tandis que l'autre ligne se tord, mais se poursuit indéfiniment. Ces deux lignes révèlent un vide qui parcourt ce musée selon une séquence constamment interrompue - de même que l'architecture tout entière." D. L.
Le portail d'accès franchi, un escalier s'enfonce sous terre, trois axes d'orientation s'offrent alors au visiteur, qui incarnent les trois expériences majeures du judaïsme allemand : l'assimilation, l'exil et la mort. Un seul de ces chemins mène dans les salles du musée, c'est l'axe le plus long, que Libeskind nomme l'axe de la continuité, qui figure la permanence de la présence juive en Allemagne.
L'axe de l'Holocauste mène à une impasse, une porte noire ouvre sur une tour de béton plongée dans la pénombre, seulement éclairée par une fente étroite au plafond.
L'axe de l'exil conduit au jardin, qui symbolise la sortie hors d'Allemagne, mais les arbres plantés dans quarante-neuf piliers de béton, sur une surface inclinée, révèlent une autre perte de repères : "Contrairement aux apparences, il [le jardin] est totalement coupé de l'extérieur par des douves dignes d'une forteresse. L'échappée à l'air libre est une illusion. L'exil est un autre enfermement."
Le jardin de l'exil (Wikipédia) |
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