mercredi 9 janvier 2013

Sabliers

Je n'étais jamais entré dans ce magasin de Châteauroux, dans la vitrine il y avait ce grand sablier de sable doré qui me faisait signe. Pourquoi ? je ne sais. Un tel sablier est pratiquement inutile, une demi-heure est nécessaire pour écouler tout son contenu de sable. Je l'ai offert à ma mère.

Au sablier de verre ont alors succédé les sabliers de mots et d'images, d'écrans et de papier. J'avais presque oublié celui de Mathieu Riboulet, il m'est revenu en écrivant les billets précédents :

"Au premier soir de son deuxième séjour, je lui ai montré, posé dans une niche  creusée à même la pierre, un sablier banal qui était placé là. Je lui ai dit : ce sable que tu vois est presque noir, j'y ai mêlé les cendres de mon père, et quand je dois faire face à un vide trop intense, à une peine trop lourde, je retourne le sablier  et je regarde passer le temps et la vie de mon père." (p. 56)



Dans L'Horizon de Modiano, que j'avais emprunté en même temps que Les Œuvres de miséricorde, je rencontrai aussi un sablier :

"Comment avait-il trouvé ce travail ?  Un après-midi qu'il se promenait près de chez lui, dans le quatorzième, l'enseigne, à moitié effacée au-dessus de la vitrine, Éditions du Sablier, avait attiré son intention. Il était entré." (p. 63)

Ce sablier fait écho là aussi à une disparition, ici celle de l'ancien maître des lieux, qui laisse deviner en creux la violence des temps :

" Le fauteuil pivotant n'avait pas changé depuis l'époque de Lucien Hornbacher. Un divan contre le mur, en face de la fenêtre, recouvert de velours bleu nuit. Au milieu du bureau, un sablier, l'emblème de la maison d'édition. Bosmans avait remarqué qu'il portait la marque d'un grand joaillier et il s'était étonné qu'on ne l'ait pas volé, depuis tout ce temps. Il avait l' impression d'être le gardien d'un lieu désaffecté. Lucien Hornbacher avait disparu pendant la guerre et, vingt ans après, Bourlagoff, le comptable-gérant, qui venait régulièrement à la librairie, parlait toujours à demi-mot de cette disparition."

Dans ma boulimie de lecture, j'avais aussi emporté un énorme pavé de bande dessinée, Saison brune, de Philippe Squarzoni, une somme ambitieuse, remarquablement documentée, passionnante sur la question du réchauffement climatique, mais qui aurait pu tomber dans le plus lourd didactisme s'il n'y avait aussi une réflexion artistique, littéraire, sur la nature même du récit, son commencement, sa fin, s'il n'y avait une trajectoire personnelle traitée sans aucun pathos, s'il n'y avait au fond une méditation acérée sur ce temps qui nous échoit, nous échappe, nous déchoit, nous écharpe.


Le temps. Celui qui file comme le sable du dessin de couverture. Un sablier, là encore, que je n'avais pas repéré à la première vision, et qui illustre bien sûr le fait que notre temps est compté, qu'un processus peut-être fatal est enclenché, que les solutions sont disponibles mais que la volonté pour y recourir manque, d'où le pessimisme final de l'auteur.


Ce n'est pas tout : j'avais aussi chargé ma besace du deuxième tome de Pablo, Apollinaire, de Julie Birmant et Clément Oubrerie, belle évocation du jeune Picasso et de son égérie d'alors, Fernande Olivier.

Album beaucoup moins ample que le précédent, je l'ai lu en deux temps. Dans l'intervalle, j'ai perçu un cadeau de Noël. S. m'avait offert un film de Truffaut que je n'avais jamais vu, le pourtant célèbre Jules et Jim, adapté du roman de Henri-Pierre Roché. Bon, le DVD était là, tout emballé encore, sur le meuble de la télé, lorsque j'ai repris la lecture de Pablo.

Pablo, page 67
C'est bien lui, Henri-Pierre Roché, qui, en 1905, fait découvrir Picasso à Gertrude et Léo Stein :

"Les Stein, qui avaient déjà acheté sans conviction pour cent cinquante francs deux tableaux chez un marchand de hasard, Famille d'acrobates avec un singe et Fillette au panier de fleurs, conclurent leur première visite sous la houlette de Roché par un achat de huit cents francs comprenant plusieurs toiles dont Deux femmes au bar pour deux cents francs ((en) L. Wagner-Martin, Favored Strangers : Gertrude Stein and her family, New-Brunswick (New Jersey), Rutgers University Press, 1995 (ISBN 0-8135-2169-6), p. 71-72." (Note Wikipedia)


Le signe était clair : il fallait un de ces soirs regarder Jules et Jim. Or, que voit-on, dès le générique, sinon un sablier. On jurerait presque celui de Squarzoni :



Et le plan suivant montre une partie d'une toile de Picasso, L'étreinte :


Quelques minutes plus tard, on retrouve le sablier, dans l'appartement de Jules, où il ramène Thérèse (Marie Dubois). Jules le retourne et dit : "C'est mieux qu'une pendule, quand le sable sera en bas, je dois m'endormir." Au-dessus du sablier, on voit la même petite toile de Picasso.



Cette image du sablier qu'on retourne est elle-même employée par Truffaut qui déclare à propos d'un autre de ses films, La Femme d'à côté : "Ils sont encore tous deux dans l'exaltation du "tout ou rien" qui les a déjà séparés huit ans plus tôt. Lorsque le hasard du voisinage les remet en présence, dans un premier temps Mathilde se montre raisonnable, tandis que Bernard ne parvient pas à l'être. Puis la situation, comme le cylindre de verre d'un sablier, se renverse et c'est le drame ." Comme dans Jules et Jim, c'est la femme, ici Mathilde jouée par Fanny Ardant, qui entraîne le couple dans la mort.

C'est ainsi que je passe le temps, à retourner le sable doré des coïncidences.

Aucun commentaire: