mercredi 29 juin 2016

La bourbe et l'horloge

L'enquête devient labyrinthique, en ce sens que les chemins empruntés ne cessent de bifurquer, que de nouveaux carrefours apparaissent, contraignant à des choix, et qu'il faut ensuite revenir, remonter le fil d'Ariane invisible qui court entre les faits. Je voulais aborder un autre motif commun entre Diamant noir, le film récent d'Arthur Harari, et Austerlitz, de W.G. Sebald, mais il me faut d'abord prolonger l'investigation autour de l'Horloge, sur laquelle j'avais conclu provisoirement au billet précédent.

Dimanche, Francis, mon passeur de Paname, mon dealer en divagations, m'avait prêté deux livres : Une traversée de Paris, le dernier livre d'Eric Hazan, une pérégrination sud-nord dans la capitale, d'Ivry à Saint-Denis, et Rue des Maléfices, de Jacques Yonnet. J'ai achevé le premier mercredi et j'ai enchaîné directement avec le second ce matin-même.


Sous-titré Chronique secrète d'une ville, l'ouvrage m'a saisi d'emblée, dès ce premier paragraphe :

"Une très ancienne ville est comme une mare, avec ses couleurs, ses reflets, ses fraîcheurs et sa bourbe, ses bouillonnements, ses maléfices, sa vie latente." 
La suite n'a fait que confirmer cette première impression : c'était d'abord là le livre d'un écrivain. Un écrivain rare, car ce livre est pourtant ainsi dire le seul qu'il ait jamais publié. La première édition, c'était en 1954, chez Denoël, sous le titre Enchantements sur Paris. Les vrais poètes, les amoureux de Paris ne s'y trompèrent pas et le saluèrent sans retard : Raymond Queneau, Jacques Prévert, Claude Seignolle et Jacques Audiberti, excusez du peu, furent de ceux-là.

"(..) ses fraîcheurs et sa bourbe, ses bouillonnements", pardonnez-moi, je reviens sur ce bout de phrase, il me fascine. La bourbe, qui écrit ça aujourd'hui ? Car il me semble que bourbier, de même origine, s'est imposé à son détriment. La bourbe, dit le CNRTL, c'est la "boue épaisse qui se forme et se dépose au fond d'une eau stagnante". Et qu'on examine donc l'étymologie :

Étymol. ET HIST. − 1223 borbe « boue épaisse qui se dépose au fond d'une eau stagnante » fig. (G. de Coincy, Mir. Vierge, 464, 96 dans T.-L. : la borbe de luxure); av. 1307 au propre bourbe (G. Guiart, Royaux Lignages, II, 5576 dans T.-L.). Prob. du gaul. *borvo auquel se rattachent l'a. irl. berbaim « je bous », le cymrique bervi, le bret. birvi « bouillir » (IEW t. 1, p. 144; Dottin, p. 235; Thurneysen, p. 91); au terme gaul. se rattache le nom du dieu Borvo (-onis) attesté dans les inscriptions de Bourbon-Lancy (Corp., XIII, 2806 dans TLL s.v., 2134, 43) et de Bourbonne-les-Bains (Id., 5911, ibid., 2134, 46), lieux où se trouvaient des sources d'eau chaude (Lebel, Principes d'Hydronomie, 1956, § 610); cf. le topon. Burbone, viiies., désignant Bourbon-l'Archambault, Dauzat-Rost. Lieux, et Borbona en 846 désignant Bourbonne, Lebel, § 626 [...] (Source : CNRTL)
Le Bourbonnais, La Bourboule, tout cela remonte au dieu gaulois bouillonnant, à Borvo. C'est dire aussi tout de suite combien cette suite de chroniques s'enracine dans une histoire longue, où sous le pavé ce n'est pas la plage qui ressurgit mais la boue, comme celle des marais de la Bièvre (aujourd'hui enterrée), au confluent avec le fleuve, boue dans laquelle on laissait des troncs non équarris pour les rendre imputrescibles.

Et bien sûr, quand je lis, à la page suivante, ces lignes : "J'ai découvert, à travers les moindres conjonctures, faits bizarres et jeux de coïncidences, une logique à ce point rigoureuse qu'un constant souci de véracité m'a forcé à me mettre en scène beaucoup plus peut-être qu'il n'eût fallu."- je ne peux que déployer les antennes : cet homme-là, je dois le suivre, je veux remonter avec lui vers la place Maubert au sourire secret  où "un impérieux instinct" a dirigé ses pas." : La rue des Grands-Degrés m'attire. Une certitude vient de naître en moi que j'y serrerai une main amie."

Je tourne la page et je lis :

L'HORLOGER 
DU TEMPS A REBOURS

Cette petite échoppe verte, en planches, c'est la "boutique" (pas tout à fait trois mètres carrés) de Cyril le maître horloger. Né à Kiev, Dieu sait quand.

L'HORLOGER DU TEMPS A REBOURS - c'est là d'ailleurs, je m'en avise alors, le titre du premier chapitre. A l'évidence, comment ne pas faire le lien avec les horloges de mon billet de l'autre soir, horloge de la gare d'Anvers, horloge de Strasbourg, horloge d'Austerlitz, a fortiori lorsque l'on découvre sur la même page 14 l' histoire racontée par Yonnet  à ce mystérieux Cyril rencontré plus tard dans un bistrot (Yonnet adore les bistrots), histoire de l'immeuble contre lequel était accotée sa baraque ?

Un colonel de l'Empire - du temps que tous les colonels furent braves - avait égaré une jambe du côté d'Austerlitz. Ceci justifia sa mise à la retraite. L'officier sollicita de l'Empereur l’autorisation de regagner Paris en compagnie de son cheval, avec qui il s'était lié d'amitié. (...) Colonel et monture expirèrent en même temps, dans les bras l'un de l'autre."


Ami lecteur,  si ce premier "jeu de coïncidences" ne te suffit pas, écoute bien ceci : je ne suis pas allé plus loin ce matin-là que le premier chapitre, il me fallait encaisser le coup, savourer l'écho fabuleux des horloges, et c'est - pardonne,  ô lecteur, cette trivialité, - dans le Lieu Tranquille que je suis passé à une autre lecture : on sait que je dispose rituellement à cet endroit, plus qu'un autre propice à la méditation, un ouvrage idéal pour une exploration fragmentée. Or, actuellement, c'est une biographie de Tomi Ungerer, Un point c'est tout (Bayard, 2011), menée dans le cadre d'un entretien avec Stephan Muller.

Je suis parvenu à ce moment des années 60 où le dessinateur a installé ses bureaux à Times Square, 42ème rue, qui comptait alors parmi les quartiers les plus malfamés de New York :

"J'ai également appris à connaître les petits voyous du bloc. Nous entretenions d'excellents rapports. Si j'avais besoin d'une radio, je n'avais qu'à demander. Ils me la volaient dans la journée. Un jour, mon beau-frère, qui avait traversé l'Atlantique pour présenter les horloges Ungerer aux Etats-Unis, est venu me rendre visite. Quand il est sorti de l'ascenseur, je l'ai découvert en chaussettes. J'en ai pleuré de rire quand j'ai appris que de petits aigrefins l'avaient également soulagé de son portefeuille et de ses chaussures après l'avoir menacé d'un canif." (C'est moi qui souligne)
Vous avez bien lu : il est question des horloges Ungerer. En effet, le père de Tomi Ungerer était l'héritier d'une dynastie d'horlogers. Son arrière-arrière grand-père avait fondé l'entreprise au lendemain des guerres napoléoniennes, et il avait aussi assisté l'ingénieur et mathématicien Jean-Baptiste Schwilgué, qui avait conçu l'horloge astronomique de Strasbourg. Sur Wikipedia, je découvre d'ailleurs que les deux frères Ungerer, Alfred et Théodore Ungerer ont publié un essai intitulé : L'horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg, (Strasbourg : Imprimerie alsacienne, 1922).

Cerise sur le gâteau : en regard de cette page 84 où sont évoquées les horloges Ungerer a été reproduite une affiche dessinée par Tomi Ungerer en 1964 pour une course de chevaux.

Sans titre, Affiche, 1964, Source
 

Dans le flux du diamant noir

"Mon fil est dans le flux
Tentant de reprendre un peu la barre d’un flotoir longuement resté en rade, je me rends compte comme il m’est difficile de revenir sur mes pas, de remonter le courant. Il y a un effet de flux qui est très puissant et porteur sur le moment, comparable à un fleuve qui entraîne les matériaux dans son cours. [...] Il en va de même de tous mes projets. Si je les mets en œuvre alors qu’ils viennent de se former, je dispose d’une très forte énergie pour les propulser. Mais si je laisse cet élan originel se démagnétiser, l’effort pour reprendre les choses est considérable et souvent peu efficace."


Cette remarque de Florence Trocmé, datée du 16 mai 2016, m'avait frappé alors par sa justesse : elle décrivait un sentiment que j'avais aussi maintes fois éprouvé, lorsque j'avais laissé du temps avant de reprendre des éléments de réflexion qui avaient soudainement affleuré quelque jour. La force et l'évidence de ce surgissement s'étaient amoindries, et parfois j'abandonnais purement et simplement la relation de ce qui m'exaltait peu de temps auparavant. Je dis ça parce que c'est bien ce qui menace en ce moment par rapport à cette constellation de rapports entrevue jeudi dernier 23 juin, et dont j'ai retracé une première figure avec l'article sur la rue Tronchet. La tentation de l'aquabonisme est grande, quand se précise la sournoise (et le plus souvent trompeuse) sensation d'écrire dans le désert (car n'y eut-il qu'un seul être à me suivre aujourd'hui ou demain, et tout est justifié).


Alors remettons-nous dare-dare dans le courant. Jeudi 23, dans la tiédeur de l'air du soir, je me rends par la rue de Strasbourg au cinéma Apollo. Je ne sais pour ainsi dire rien du film projeté, Diamant noir, d'Arthur Harari

 

Et je ne regretterai pas d'être venu, car le film a une force singulière, en ne ressemblant guère à ce qui sort habituellement des studios français. Film policier sans police ou presque, film noir sur une intrigue familiale, shakespearienne, tourné en un espace rarement fixé sur la pellicule - le milieu des diamantaires d'Anvers -, avec un souci remarquable de la forme, de l'image et de la couleur, Diamant noir m'a séduit, captivé. D'autant plus qu'à la fin du film, qui se déroule dans la gare centrale d'Anvers, irrésistiblement me revint en mémoire celui qui, à l'inverse, débute son dernier livre à l'intérieur de cette même Centraal Station, je veux parler de W.G. Sebald et de son chef d’œuvre, Austerlitz.

 Dans un entretien sur le site Critikat, Arthur Harari revient sur ce motif de la gare :  "(...)  le récit est d’abord très resserré sur le besoin de réparation d’une violence familiale, sur le désir de vengeance puis les ramifications s’élargissent au milieu des diamantaires anversois, pour enfin s’ouvrir au monde. Le film voyage jusqu’en Inde, et plus généralement, les gares et les trains sont omniprésents."

En googlisant "diamant noir gare Anvers", dans l'espoir de trouver un photogramme du film montrant la gare, je tombe sur le site d'un joaillier-horloger,  Rullière Bernard, basé non à Anvers, mais à Saint-Etienne. Cela ne l'empêche pas de présenter un historique succinct de l'exploitation du diamant :

"C’est en Inde que l’on commence à extraire les premiers diamants il y a 3000 ans. On lui attribue des pouvoirs « magiques ». Il est souvent représenté comme « le fruit des étoiles » ou provenant de sources divines. D’ailleurs le mot diamant vient de Adamas qui signifie Invincible. Aussi il est utilisé comme amulette et talisman. Il est pendant très longtemps exclusivement réservé aux Rois européens qui ornent leur couronne. Il faut attendre 1444 pour que Charles VII offre à Agnès Sorel le premier diamant taillé connu à ce jour."

Et un peu plus loin, après avoir détaillé l'histoire de la taille des diamants, le site précise qu'en Europe celle-ci s'effectue surtout à Anvers, et devinez quoi, c'est une photo de la gare qu'on choisit pour illustrer l'article :


Et pas n'importe quelle photo de la gare : au centre de celle-ci, symbole dominateur au-dessus de tous les autres, voici la grande horloge à aiguilles, évoquée par Jacques Austerlitz, que le narrateur du livre rencontre précisément dans la salle des pas perdus de cette gare en 1967. : 


"A quelques vingt mètres au-dessus de l'escalier à double révolution qui relie le foyer aux quais, on trouve, seul élément baroque de tout l'ensemble, à l'emplacement exact où le Panthéon romain, dans le prolongement direct du portail, offrait à la vue le buste de l’empereur, la grande horloge : emblème du nouveau pouvoir régnant sans partage sur la ville, elle surmontait même les armoiries royales et la devise Eendracht maakt macht, l’union fait la force. De la position centrale occupée par l’horloge on pouvait, dit Austerlitz, surveiller les mouvements de tous les voyageurs, et à l’inverse les voyageurs devaient lever les yeux vers l’horloge et se voyaient contraints pour tous leurs faits et gestes de se plier à sa volonté. En effet, il fallait noter que jusqu’à la synchronisation des horaires de chemins de fer, les horloges de Lille ou de Liège n’étaient pas à la même heure que celles de Gand ou d’Anvers, et c’était seulement à partir de l’uniformisation réalisée au milieu du XIXe siècle que le temps avait commencé à exercer son empire incontesté sur le monde. Ce n’était qu’en nous conformant au rythme qu’il nous prescrivait que nous pouvions franchir les vastes espaces nous séparant les uns des autres. Il est vrai, dit Austerlitz au bout d’un moment, que le rapport espace-temps, tel qu’il se présente à nous lorsque nous voyageons, ressortit aujourd’hui encore à l’illusion, à l’illusionnisme, ce qui fait que chaque fois que nous revenons de quelque part nous n’avons jamais vraiment la certitude d’être réellement partis. » (p. 20-21, c'est moi qui souligne)
 J'ai souligné la phrase car elle est en parfaite correspondance avec un passage de la vidéo d'Alain Supiot insérée dans le billet précédent. Réécoutons-la à cet instant précis.


 La gare d'Anvers avec son horloge n'est pas la seule similitude avec le film d'Arthur Harari. D'autres indices sont saisissants. Cependant, mon horloge indiquant presque deux heures du matin, ce sera pour une prochaine fois.

Horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg (évoquée par Alain Supiot dans la vidéo)- Source Wikipedia

vendredi 24 juin 2016

De Raymond Calbuth à l'homo juridicus

Je voulais parler de Sollers, mais ce sera pour une prochaine fois, car le tempo des coïncidences s'est un peu emballé, l'attracteur étrange s'est mis à tourner sur un régime supérieur, et il va me falloir au moins deux billets pour rendre compte du phénomène.
Celui-ci portera sur Tronchet.
Les lecteurs attentifs se rappelleront que la seconde vente aux enchères du reliquaire de Vivant Denon s'est déroulée le lundi 13 mars 1865, 7 rue Tronchet, à l'hôtel Pourtalès.
En ce qui me concerne, le seul Tronchet que je connaissais jusque-là, c'était le dessinateur du célèbre Raymond Calbuth, inaltérable héros de notre temps.

Je me doutais bien que, nonobstant l'immense portée culturelle d'une telle œuvre, la Mairie de Paris n'était pas allée encore jusqu'à honorer ledit Tronchet d'une rue à son nom. L'autre Tronchet me restait donc inconnu, et je dois dire que cela ne me posait pas de problème de conscience particulier.

Mais, hier soir, donc quelques heures seulement après publication de l'article, voici qu'une newsletter de Télérama me propose une sélection de livres pour l'été (certaines personnes ne semblant lire qu'en été, il convient de les conseiller en lourds pavés capables de résister aux sables abrasifs de la plage).
Et je découvre alors une biographie d'un certain François-Denis Tronchet, par Philippe Tessier.


La robe de ce Tronchet n'est pas précisément la robe de chambre de Raymond Calbuth : "Historien et avocat, ­écrit Gilles Heuré, Philippe Tessier s'est plongé dans des archives inédites pour sortir cet homme de l'ombre. Bâtonnier du barreau de Paris, membre de la Constituante, sénateur, spécialiste du droit successoral, Tronchet est parvenu à sortir sans encombre de la Terreur, même après avoir été l'avocat de Louis XVI.

 Oui, François-Denis Tronchet (1726- 1806) a défendu Louis XVI et il fallait un certain courage pour ça. D'ailleurs, il fut un moment inquiété, le Comité de Sûreté générale ayant lancé un avis de recherche contre lui, l'obligeant à entrer en clandestinité. Cela ne dura guère, et il eut ensuite une carrière prestigieuse, participant par exemple à la rédaction du Code Civil napoléonien. On le jugea même digne du Panthéon, où ses cendres furent transférées en 1806. Selon Gilles Heuré, "il incarna la prééminence des grands principes juridiques sur la violence politique. Une qualité que Bonaparte, qui goûtait peu les arguties juridiques, sut lui reconnaître."

Tronchet fut honoré par une statue à l'Hôtel de Ville, rue de Rivoli dans le pavillon en retour d'angle de la façade principale au 2e étage. Sculpture signée Vital Gabriel Dubray.

Source

Et il y a donc cette rue à son nom, pas n'importe laquelle, puisqu'elle est située derrière la Madeleine dans le prolongement de la rue Royale, non loin - et ce n'est sans doute pas un hasard -  de la chapelle expiatoire, 29, rue Pasquier, à la mémoire de Louis XVI et Marie-Antoinette.

(Juste en passant, notons que, de retour de Majorque et de Nohant, Frédéric Chopin séjourna 5, rue Tronchet, d'octobre 1839 à novembre 1841.)

Cette coïncidence autour de Tronchet n'est pas qu'un simple remous d'écume, elle s'enlève sur le fond d'une préoccupation assez nouvelle pour moi, à savoir un intérêt pour le Droit. Jusqu'ici c'est un domaine qui ne m'avait aucunement  retenu, comme Bonaparte, semble-t-il, je n'y voyais qu'arguties, ennuis, procédures. Or, après avoir découvert en vidéo le juriste Alain Supiot,




(à la suite d'une navigation internautique compliquée mais dont l'origine, il convient de le noter, est cet Arnauld Le Brusq découvert à Noz), j'ai commencé la lecture de son livre, Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du Droit, (Seuil, 2005), qui est absolument passionnant (mais j'aurai, je pense, l'occasion d'en reparler).








jeudi 23 juin 2016

Un marchand nommé Hazard

Je ressens le besoin de creuser cette affaire du reliquaire de Vivant Denon. Et d'abord, pourquoi cet objet se trouve-t-il à Châteauroux, au Musée Bertrand ? On pourrait croire que ça a quelque chose à voir avec le général Bertrand dont le musée a pris place dans l'hôtel particulier où il mourut en 1844.
Les deux hommes, Denon et Bertrand, après tout, devaient bien se connaître, ayant participé tous les deux, par exemple, à la campagne d’Égypte. En réalité, les choses sont plus compliquées, et le chemin qui conduit le reliquaire à Châteauroux beaucoup plus tortueux.

Desaix par Andrea Appiani (1800) - Source Wikipedia
L'histoire est racontée par Ulric Richard-Desaix dans un texte paru à Paris en 1880 et intitulé La relique de Molière du cabinet du Baron Vivant Denon. Ulric Richard-Desaix n'est autre que l'arrière-petit -neveu du général qui s'était illustré à la bataille de Marengo, où il trouva la mort lors de la charge menée à la tête de la 9ème demi-brigade légère.  De cette victoire qui renforça l'autorité du futur Empereur, l'historien Jean-Paul Bertaud a pu d'ailleurs écrire qu'elle devait "davantage aux erreurs de l'adversaire, aux conseils et au courage de Desaix qu'au génie tactique de Bonaparte".
Bref, l'auteur nous apprend que la collection de Vivant Denon fut mise aux enchères en son propre appartement du 5 quai Voltaire, en 1826, quelques mois après sa mort : "Le Reliquaire en question fut, à cette vente, acheté par un marchand, commissionné par le Comte de Pourtalès-Gorgier. — Il lui fut adjugé, divisé en trois lots, pour la somme totale de (les frais de vente et de commission, naturellement, non compris dans ce chiffre) : 5,o3o francs. " Dans une note, il précise que le marchand se nommait Hazard (ce qui ne peut que me réjouir, dans la perspective de ce roman du hasard que je me suis proposé de retracer ici).
M. de Pourtalès le conserva, religieusement, est-il précisé, jusqu'à sa mort.

Le lundi 13 mars 1865, le Reliquaire (Ulric Richard-Desaix l'honore en effet d'une majuscule) repasse "de nouveau sous le marteau des Commissaires-priseurs" (...)  à l'Hôtel de Pourtalès même, 7, Rue Tronchet, où se faisait la vente, — devant une salle à peu près vide (...). — Ce jour-là, tout le flot des curieux habituels des grandes ventes publiques s'était porté sur les boulevards et aux Champs- Elysées, attiré au dehors par la cérémonie à grand spectacle des obsèques du Duc de Morny, dont le service funèbre se célébrait, — justement à deux pas de la rue Tronchet, — en l’Église de la Made- leine, précisément à la même heure. Le Reliquaire fut donc adjugé sans grand tapage."
C'est le comte Arthur Desaix, petit-neveu du général, qui s'en rend alors acquéreur pour la "modique somme de 300 francs". En comparaison des 5000 francs lâchés par le Comte de Pourtalès, on peut concevoir qu'il s'agit d'une bonne affaire...

Après l'inventaire du reliquaire, prend place un portrait élogieux, et même carrément dithyrambique, du Baron Denon, où l'on notera qu'à l'évocation de la campagne d'Egypte apparaissent les liens étroits qui se sont noués alors entre Desaix et Denon. Savary, alors premier aide-de-camp de Desaix, et plus tard général, Ministre de la Police et duc de Rovigo, rapporte que " M. Denon s'était attaché d'amitié au général Desaix, et ne le quitta pas de toute la campagne. Tout le monde aimait son caractère doux et obligeant, et sa conversation instructive était un délassement pour nous. Le zèle qu'il mettait à toiser les monuments, à rechercher des médailles et des antiquités, était un sujet continuel d'étonnement pour nos soldats, surtout quand on lui voyait braver la fatigue, le soleil et souvent les dangers, pour aller dessiner des hiéroglyphes ou quelques débris d'architecture ; car je ne crois pas qu'une seule pierre lui ait échappé. Je l'ai souvent accompagné dans ses excursions ; il portait sur ses épaules un portefeuille rempli de papiers et de crayons, et avait un petit sac suspendu à son cou, dans lequel il mettait son écritoire et quelque nourriture. 11 nous employait tous à lui mesurer les distances et les dimensions des monuments, qu'il dessinait pendant ce temps-là. Il avait de quoi charger un chameau en dessins de toute espèce, quand il retourna au Caire, d'où il repartit avec le général Bonaparte pour la France. » (Mémoires du Duc de Rovigo. Paris, Bossange, 1828, in-8°, tome I, p. 121-22.).


La Mort du duc d'Enghien, par Jean-Paul Laurens (1873). Savary y commande le peloton d'exécution.

Ulric Richard-Desaix entreprend ensuite de plaider l'authenticité des reliques. En ce qui concerne les cheveux de Desaix, il affirme ainsi qu'ils ont été coupés par Denon lui-même, en 18o5, quand il alla, guidé par Savary, "à Milan, dans la sacristie du couvent de San-Angelo, reconnaître le cercueil du héros, — déposé là, provisoirement, depuis le lendemain de Marengo, — et qu'il le fit transporter sur les Alpes, par des soldats, « choisis dans tous les régiments de l'armée d'Italie », pour le placer dans son tombeau monumental de la chapelle de l'Hospice du Mont-Saint-Bernard." 
C'est bien au sommet du Grand Saint-Bernard que les honneurs funèbres furent rendus à Desaix, le 20 Prairial An XIII (19 juin 1805), en une fête solennelle réglée par Denon lui-même sur instruction de Bonaparte, qui ne put finalement y assister.

Par ailleurs, il est signalé que deux autres numéros du catalogue du Cabinet Denon concernent encore le souvenir de Desaix : " le N° 653. « Une Boucle de cheveux, coupée sur la tète de Desaix, lors de l'inhumation du corps de ce général, etc. » Et  le N°722.« Bronze. Partie antérieure d'un pouce de la statue colossale du général Desaix, par feu M. Dejoux, placée en 1810, sur la place des Victoires, à Paris.  » Ce fragment est la seule partie qui subsiste de la statue que nous venons de citer. » Haut. 2 pouces, 10 lignes. » (Ce pouce a été acheté dix francs en 1826 par le fameux Hazard.)

Dernière page de La Relique de Molière (Gallica)


Où l'on voit que tout ceci fut écrit à Issoudun, au couvent des Minimes, que l'auteur avait rejoint après la mort de son père, en 1869, pour "administrer avec son frère l'immense patrimoine familial. (...) Il décède en 1924, et est enterré dans le caveau du docteur Gachet, autre collectionneur dont il a été le légataire et exécuteur testamentaire."

Buste d'Ulric Richard-Desaix, Jean Baffier (1890)


 Ulric Richard-Desaix dédicace l'ouvrage à sa "chère tante", dont il précise que le reliquaire est, " heureusement en sa possession". A-t-elle été touchée par cette intention ? Toujours est-il qu'on le retrouve plus tard possesseur de l'objet. L'a-t-il acquis par héritage ?  Lui fut-il donné ? L'a-t-il acheté ? Je n'ai pas de réponses à ces questions. En tout cas, son fils, Edme Richard, en fait don par testament, comme d'une grande partie de sa bibliothèque, au musée de Châteauroux.

Je voulais parler de Philippe Sollers, auteur en 1995 d'une biographie sur Vivant Denon, Le Cavalier du Louvre (Plon), livre que j'ai lu à sa sortie. Vivant Denon ne m'était donc pas inconnu, mais à aucun moment, me semble-t-il, Sollers signale que le reliquaire est à Châteauroux (mais est-il jamais venu à Châteauroux ?). Lui aussi parle de Denon avec beaucoup d'admiration, et j'y reviendrai prochainement. La photo de la quatrième de couverture rencontre déjà en tout cas plus d'une thématique croisée ces derniers temps :

Philippe Sollers au Père Lachaise Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
devant la tombe de Vivant Denon


lundi 20 juin 2016

au fond du musée se cache toujours le butin de la horde

J'en viens enfin à ce quatrième chapitre du roman du hasard, plusieurs fois annoncé et reporté à cause de diversions littéraires ou salamandresques.
Comme il convient à tout bon feuilleton qui se respecte, un résumé des épisodes précédents s'impose une nouvelle fois : pour aller vite, un carambolage poétique entre le motocycliste Perros et le Navajo Hillerman m'entraîne dans les hauteurs du bleu céleste. Lequel se révèle être un des motifs dessinés dans la trame d'un curieux essai échoué dans les bacs de Noz : Monuments d'Arnauld Le Brusq (acquis parce qu'il vagabondait à travers les tombes du Père Lachaise, dont j'avais rencontré peu de temps auparavant l'un des fidèles arpenteurs).
Tout ceci est très resserré dans le temps, entre le 18 et le 19 mai.

L'histoire, donc, continue. Le samedi 21 mai, me voici au Musée-Hôtel Bertrand, pour la présentation du projet La classe, l'œuvre, menée avec une classe de 6ème du collège des Capucins.


Il se trouve que Violette, ma fille, fait partie de cette classe. Comme les autres élèves, elle a donc visité le musée en s'attardant plus particulièrement sur cette œuvre singulière. Après avoir étudié sa fonction, "ils ont collecté des objets témoins de leur temps, des traces de leur quotidien et des petits riens qui comptent pour eux. Afin de montrer leur collection, ils ont imaginé un dispositif de présentation reprenant le principe du reliquaire. Durant le cours d'arts plastiques, chaque élève a fabriqué son reliquaire à partir de matériaux de récupération et rédigé le cartel qui l'accompagnera lors de l'exposition des travaux."
La nuit européenne des musées, ce 21 mai, fut ensuite l'occasion pour quelques-uns d'entre eux de présenter leur travail et leur démarche au public. Violette était donc de la partie (elle avait réalisé un reliquaire en forme de yin yang, avec des petites boîtes contenant des textes porteurs de questions existentielles).


Le lendemain, 22 mai, je retourne à la lecture de Monuments. On se rappelle peut-être que j'avais commencé par le chapitre du Père Lachaise. Ceci accompli, je décidais d'en revenir au véritable commencement.

Or, dans le troisième chapitre, intitulé Traversée de la Grande Galerie du Louvre, voici qu'apparaît, page 40, Vivant  Denon lui-même :  La religion de l’art eut aussi ses prophètes, de Dominique Vivant Denon à l’ex-jeune homme désenchanté devenu ministre à grosses lunettes, André Malraux, qui dispensa sa monnaie de l’absolu tout droit issue du passage de l’ancien au nouveau, incarnée dans des mots assortis de majuscules qui donnent le frisson : « homme », « révolution », « fraternité », « vérité », « art », etc."

Vivant Denon
Portrait par Robert Lefèvre.
Musée National du Château de Versailles.
Il faut s'attarder un instant sur ce personnage étonnant : l'excellent site L'histoire par l'image en donne la brève biographie suivante :

"Dominique Vivant de Non (devenu après la Révolution, Vivant Denon), est issu d’une famille de petite noblesse de Châlon-sur-Saône. Il connaît d’abord une certaine célébrité mondaine dans la France de l’Ancien Régime ainsi qu’à l’étranger, notamment en Italie, grâce à son activité de diplomate, mais également à ses réels talents d’écrivain et de graveur (c’est à ce titre qu’il est reçu en 1787 à l’Académie royale de peinture et de sculpture). Proche de Bonaparte qu’il accompagne en Egypte, il est nommé par le Premier consul directeur général du musée central des Arts, c’est-à-dire le Louvre. Jusqu’en 1815, il occupe en fait les fonctions d’un véritable ministre des arts, même si celui qu’il appelait de ses vœux « le plus beau musée de l’univers » a été aux yeux de tous sa réalisation majeure, grâce au rassemblement, en un même lieu, d’œuvres d’art pillées par les armées françaises dans tous les pays d’Europe, de l’Italie à la Russie, de l’Allemagne à l’Espagne."
Arnauld Le Brusq, comme en écho à ces lignes : " Vivant Denon voulut construire le plus beau musée de l’univers. Mais au fond du musée se cache toujours le butin de la horde. Il le vit fondre, le plus beau musée de l’univers le long de la Grande Galerie comme fondit la chair de la Grande Armée aux quatre coins de l’Europe. Aujourd’hui se retrouve encore parfois, dans le sable, du côté de Vilnius, les os blanchis de cette Grande Armée, irradiant de la beauté des vieilles choses guerrières à la manière d’un tableau de l’impossible peintre allemand Anselm Kiefer. Car le goût de l’immortalité ressemble au fond de la gorge à celui du pillage. Recommencer."

« Resurrexit », Anselm Kiefer, 1973.
 Un peu plus tôt, Arnauld Le Brusq écrivait aussi :  "Vivant Denon, le premier des conservateurs de musée : celui qui se tient dressé ainsi que le fléau de la balance à la pointe du présent, entre le vertige d’un plongeon au cœur des siècles anciens qui te contemplent et l’ivresse d’une fuite à l’horizon du bonheur universel, se tenir là, adossé à un obélisque, cette aiguille qui oscille sans fin entre l’avant et l’après, précieux monument qui enseigne ce que les hommes peuvent être en montrant ce qu’ils ont été".

Parvenu à cet endroit de ce livre sorti de nulle part, je me dis qu'il serait trop beau que le reliquaire soit évoqué. Presque trop simple et trop merveilleux. Non, Le Brusq va passer à autre chose : cette pièce étrange, ce reliquaire, n'est même pas au Louvre, non, il dort dans un petit musée de province, où on ne le réveille que le temps d'une visite d'une poignée de collégiens. 

Et pourtant, page 44 :  "C’est un fait avéré que les nouvelles religions se glissent dans le costume des précédentes : en recyclage de l’adoration des saints chrétiens, Vivant Denon transforma un reliquaire du XVe siècle en une petite machine d’immortalité profane, maintenant conservée à Châteauroux, en y plaçant 1 os de Chimène + 1 os du Cid, 1 os d’Héloïse + 1 os d’Abélard, 1 mèche de cheveux d’Inès de Castro + 1 mèche de cheveux d’Agnès Sorel, mais aussi 1 morceau de la moustache d’Henri IV, 1 fragment du linceul du vicomte de Turenne, 1 os de Molière, 1 morceau de dent de Voltaire, quelques cheveux de Desaix, et encore la signature de Napoléon Ier + 1 morceau de chemise qu’il portait au moment de sa mort + 1 mèche de ses cheveux + 1 feuille du saule de l’île de Sainte Hélène sous lequel l’empereur reposa un temps = accumulation parente de celle que l’artiste hanovrien Kurt Schwitters plaça au cœur de son Merzbau afin de chercher lui aussi à coincer le présent."[C'est moi qui souligne]

Source
Ajoutons, en guise de conclusion toute provisoire, que Vivant Denon a été inhumé au Père Lachaise
Le monument est surmonté de sa statue réalisée par Pierre Cartellier vers 1825.

 Pierre Besson écrit, dans son dossier consacré au Père Lachaise : "Le bronze fin et fringant de Cartellier abandonne toute référence antique ou simplement religieuse en cherchant à faire revivre le défunt : « Denon, au travail, nous sourit ». Quel réalisme !"

Ceci n'est pas sans me faire penser à l'un des petits textes de Violette :

 Vivant Denon lui-même, auteur du conte libertin, Point de lendemain,  écrivait à une certaine Lady Morgan :
« Je n'ai rien étudié, parce que cela m'eût ennuyé. Mais j'ai beaucoup observé, parce que cela m'amusait. Ce qui fait que ma vie a été remplie et que j'ai beaucoup joui. »

vendredi 17 juin 2016

Benoît Misère

Je n'y suis pour rien.
C'est Jean-Claude Pardou qui a commencé.
Il m'avait gravé un disque de Léo Ferré chantant Baudelaire.
Un cadeau sympathique, je n'avais rien demandé.
Quelques jours plus tard, le 10 juin, l'un des sites mis en lien dans la colonne droite du site, celui du musicien Jean-Jacques Birgé, consacre un article à Tony Hymas, qui joue Léo Ferré au piano. Birgé, qui avoue pourtant n'être pas fan du piano solo, qu'il soit jazz ou classique, est élogieux : "Tony Hymas a la simplicité d'un Satie. Sa sensibilité habille chaque note d'une couleur qui lui colle à la peau. Pour ces quinze chansons il nous fait partager cette incarnation, nous offrant de vivre la musique du bout de ses doigts, effleurant les touches avec le cœur."


Après avoir écouté quelques extraits en ligne, j'ai commandé  le disque, et je ne le regrette pas. Il ne s'agit pas de simples versions instrumentales de quelques-unes des plus belles chansons de Léo Ferré, mais d'improvisations à partir des thèmes et des mélodies du vieux lion (Léo c'est le lion en latin, précision pour incultes de la langue de Virgile).

Mais c'est toujours Léo interprétant Baudelaire que j'écoutais samedi matin en descendant vers Aigurande, l'esprit mélancolique, ne percevant que le versant sombre de la vie. Spleen qui allait se dissoudre comme par magie avec la retrouvaille des vieux amis.

Le poème que j'écrivis ensuite voulait capter un peu de ces sentiments contrastés. Il commençait donc ainsi :

Le soleil avait fui encore
et je descendais vers le sud
allant vers la ville première
le vieux lion ferré à mon bord
rugissant du Charles Baudlaire
(un ami m'a gravé l'affaire)
Je n'y voyais que noirmisère
et ne me venait à l'esprit
que la litanie des souffrances [...]

De la misère noire j'avais composé noirmisère. Un mot presque valise pour un aggloméré de noirceur, qui rimait avec Baud(e)laire, affaire et ville première (mais sud, remarquez-bien, ne rime avec rien, je suis pour la rime épisodique, sporadique et non systématique).

Et puis voilà qu'hier, je reçois une notification de France-Culture, pour une rediffusion de 1971, où "le chanteur compositeur et interprète Léo Ferré avait enregistré quatre entretiens pour l'émission "Profils" dans lesquels il évoquait sa vie et son œuvre. Dans cette première partie, il était question de son roman autobiographique "Benoît Misère"."

Benoît Misère, son seul roman, dont il disait : "J'ai voulu écrire ce livre pour mettre à nu la solitude d'un enfant. Et la solitude d'un enfant n'est pas partageable, surtout celle d'un enfant artiste. Évidemment il s'agit de moi, je raconte à travers des choses revues et inventés, mon enfance à moi. C'était moi le petit Benoit, c'est donc un enfant artiste, et donc un enfant seul  [...] Misère c'est un jeu de mot et puis c'est la misère psychique, qui est abominable."

Benoît Misère... noirmisère... écho encore une fois troublant. Il n'est pas impossible, ceci dit, que j'ai connu autrefois l'existence de ce roman mais ce qui est certain c'est que je ne l'avais plus en mémoire consciente, il faudrait alors supposer le travail d'extraction de l'inconscient.

Dans l'émission, on pouvait entendre la mise en chanson de l'Albatros (dont voici une version youtubesque, avec greek subtitles annoncés mais non visibles) :




Enfin, en ce temps d'Euro, je ne résiste pas à présenter ici cet extrait de Benoît Misère, où il est justement question de football :

J'ai payé largement mon tribut à ce monde de mammifères bipèdes, et en nature s'il vous plaît, avec mes jambes, mes mains malhabiles, et ma tête ailleurs, loin dans les étoiles. Savez-vous ce que c'est qu'un terrain de football, l'hiver surtout, un terrain sur lequel on vous a parqué huit ans durant, pendant les pauses, après le café au lait du matin, après le ragoût de midi, à quatre heures et demie de l'après-midi, une michette de pain démesurément plus gigantesque que la barre de chocolat Menier, entre la bouche et la poche où se réchauffe votre main, pendant qu'il faut courir encore, courir toujours, faire semblant de suivre le ballon, à moins qu'il ne vous suive, lui, comme une rafale, et pan ! dans vos petits testicules, avec le souffle qui s'en va et qu'on veut rattraper, avant de comparaître devant la juridiction populacière, assommé sous les arbres cancéreux de la cour, et entendre de loin, comme dans un rêve, la sentence ou ce qui en tient lieu :" Regardez Misère, il a pris le ballon dans les couilles !"
Et moi je me racontais la mer, les yeux rougis, les poumons en rade, lèvres en chocolat Menier et des renvois de ma michette de pain que j'avais mangée trop vite. Et le Très Cher Père, sous le préau, qui faisait les cent pas avec son calendrier des martyrs dans la tête, il ne voyait pas le petit martyr de tous les jours, si près de lui, un martyr à canoniser séance tenante, sans l'avis des spécialistes, tellement ça crevait les yeux.

mardi 14 juin 2016

La salamandre du mandala

A Fernande E.B., pour qui, je le sais, ces mots ne seront pas vains.

"La jeune salamandre du mandala va passer encore un an ou deux à se nourrir dans la couche de feuilles mortes avant d'être assez grosse pour être sexuellement mature. Le pléthodon a un appétit féroce, comme tous les carnivores. Les salamandres sont les requins de la litière forestière, en maraude entre ses couches de feuilles et dévorant des invertébrés de petite taille."

David G. Haskell, Un an dans la vie d'une forêt, Champs/Flammarion, 2016, p. 68

Comment glisser du poétique sable bleu à cette salamandre au nom de dinosaure ?
C'est d'abord une histoire de A.
Il faut revenir à cette note du poète Antoine Emaz, dans Planche, et particulièrement sur ce paragraphe :

"Il faudrait descendre plus bas dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été. Et non. On va rester dans le plat calme bleu et l'immobilité des arbres."
J'avais signalé le jeu des assonances : bas, calme, sable, plat, arbres, où le a s'impose ; mais il faut remarquer aussi l'allitération de la liquide l :  plus bas dans le calme... le sable silencieux... le plat calme bleu et l'immobilité des arbres, ainsi que de la dentale d, dans la première phrase : Il faudrait descendre plus bas dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été.

Et j'avais encore cette sorte de musique en tête lorsque je me suis replongé, comme je le fais de temps à autre, dans la merveilleuse chronique de David Haskell dont j'ai déjà parlée. Rappelons qu'il appelle son mandala le mètre carré de verdure qu'il revient explorer régulièrement tout au long d'une année dans une forêt primaire du Tennessee. Le 28 février, c'est donc une salamandre qu'il voit jaillir de la litière forestière.
La salamandre du mandala.
Édition anglaise du livre : "Each of this book's short chapters begins with a simple observation: a salamander scuttling across the leaf litter; the first blossom of spring wildflowers."
Pas moins de neuf "a" dans l'expression, où salamandre et mandala sonnent presque comme des anagrammes (amusons-nous : salamandre peut se recomposer en res mandala, autrement dit la chose du mandala, latin res, chose).
Mais n'est-elle pas, malgré tout, gratuite et fortuite cette dérive  du poète angevin (Emaz) au biologiste américain (Haskell) ?
Sans doute - et cela n'a guère d'importance que l'on me suive ou pas dans cette dérive - mais on peut tout de même continuer à jouer : le mouvement même que propose le poète (descendre plus bas dans le calme, dans le sable silencieux), c'est littéralement le mouvement de la salamandre : "L'hiver, écrit Haskell, elles se faufilent entre les rochers pour échapper au gel, menant une vie de troglodytes dans les ténèbres souterraines jusqu'à sept mètres sous la surface."

Salamandre rayée
Le poète n'est pas le seul à user de la métaphore : décrivant la salamandre, le biologiste y recourt volontiers : "Sa peau sombre et lisse est tachetée d'argent. De fines raies rouges courent sur son dos. Sa peau est incroyablement humide. Un nuage condensé en matière animée." [C'est moi qui souligne]

Je disais que cette espèce avait nom de dinosaure : pléthodon la désigne donc, qui vient du grec πληθος, « trop, excès », (qui a donné "pléthore") et οδους, « dent » (qu'on entend dans l'"orthodontiste"qui vous remet les dents en ligne). Donc, bien loin d'être une sans-dent, cette salamandre des Appalaches est dite avoir "trop de dents". En revanche, elle n'a point de poumons, et ceci n'est pas sans rapport : "L'évolution, explique Haskell, a débarrassé le pléthodon de ses poumons pour faire de sa bouche un piège plus efficace. Se passant de trachée et respirant par la peau, la salamandre a toute liberté de se colleter avec ses proies sans devoir s'arrêter pour respirer. Le pléthodon a conclu un marché avec le Shylock de l'évolution : une meilleure déglutition au prix de quelques grammes de poumon."

Finissons-en pour aujourd'hui. Je voudrais le faire sur une autre note d'Antoine Emaz (Planche, p.57) :  "Traînées roses dans le bleu passé du ciel ; il reste peu de lumière et je ferme les volets. Reviennent le dicton "nuages roses le soir, beau temps à avoir", et puis "la cloche de feu rose dans les nuages", de Rimbaud. J'aime bien ce rituel des volets, comme un signal : "Laisse ta page en l'état, tu n'iras pas plus loin. Et mets la table et la soupe en route."

PS : Pour qui serait tenté de pousser plus avant la divagation autour de la salamandre, je conseille la lecture de L'esprit de la salamandre, sur Fragments de géographie sacrée, de Robin Plackert. Le blog avait disparu des écrans (les administrateurs de plateforme n'aiment pas les hibernations prolongées), mais le voilà à nouveau en surface.



dimanche 12 juin 2016

Chien fou que les rires dispersent



Le soleil avait fui encore
et je descendais vers le sud
allant vers la ville première
le vieux lion ferré à mon bord
rugissant du Charles Baudlaire
(un ami m'a gravé l'affaire)
Je n'y voyais que noirmisère
et ne me venait à l'esprit
que la litanie des souffrances
pli sur ton visage mon frère
encre dans ta voix mon enfant
mais dès que je fus à bon port
près de ceux qui sont mes amis
sur la chaussée de l'étang brun
même secoué par l'averse
le noir souci s'est évanoui
Il était là mais à distance
chien fou que les rires dispersent
aux vents des tarots de la nuit
Au retour fatigué Inter
Denis Cheyssou et Ameisen
parlaient de Creuse et de mémoire
de souvenirs et de rivières
et je songeais encore à vous
amis effigies de mes sources

jeudi 9 juin 2016

Les hirondelles à ma fenêtre

Elles ont bâti leur nid à l'angle de la fenêtre de la chambre des enfants. Ce sont des hirondelles d'immeuble, des citadines. La première fois que je suis allé les voir, elles se sont envolées très vite, mais maintenant j'ai l'impression qu'elles se sont un peu habituées à moi. Et ce soir, j'ai pu les filmer de près, assez longtemps, enfin... une bonne minute et demie.
Avoir ces petits êtres sauvages près de moi, en pleine ville ou presque, me ravit.


Il faudrait descendre plus bas dans le calme

Un beau croissant de lune au-dessus de l'immeuble d'en face. J'écris devant la nuit, il fait si doux que j'ai ouvert la fenêtre.
J'avais annoncé un quatrième chapitre du roman du hasard, mais je digresse, je procrastine, je dois rendre compte encore de quelques enchantements poétiques. J'appelle "enchantements" ces collisions de mots, ces résonances aux vibrations longues qui viennent mettre de l'ordre et du sens dans nos existences si prosaïques. Ceci me fait penser à cette vidéo partagée récemment par l'ami Tomahawk Piper (navajo cluisien) :



Etienne Cornevin, dans Paçages, (in Torticolis 3), notait que ce mot anglais de random (hasard) venait sans doute de l'ancien français randon (mouvement brusque, impétueux), "qui a signifié primitivement "course impétueuse" et appartenait au langage de la vènerie où il a fini par avoir le sens précis de "circuit que fait à l'entour du même lieu une bête qu'on a lancée". "Courir de randon" ou "courir à randon" signifiait courir jusqu' à l'extrême, jusqu'au bout de ses forces : l'expression a donné le verbe de l'ancien français "randir" (courir avec impétuosité) d'où est venu "randonner" et, de ce dernier "randonnée", "randonneur"(...)"

A la place des grains de couscous, je pense qu'on aurait pu prendre du sable. Le sable c'est la matière des peintures indiennes sacrées, et ce qui vint sous la plume de Georges Perros, on l'a vu récemment, mais je l'ai retrouvé aussi chez un autre grand poète, comme Perros noteur invétéré, mais encore vivant, lui : Antoine Emaz, dont je viens tout juste d'achever la lecture du dernier volume de notes, Planche (Rehauts, 2016).

Et voici la note en question :
Tout est calme sous le ciel vaste bleu. Je sais qu'il faudrait avancer dans la besogne, mais je n'en ai pas envie. Et je ne peux pas écrire sans impulsion interne : nécessité urgente ou vague désir, peu importe, mais il faut une intensité de pression minimale. Sinon, non. Regarder le jardin suffit, présentement. Et je sais que ce n'est pas paresse mais incapacité. Inutile de m'obliger, je ne ferai rien de bon.
Il faudrait descendre plus bas dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été. Et non. On va rester dans le plat calme bleu et l'immobilité des arbres.
D'emblée nous sommes confrontés à ce motif du bleu du ciel qui nous accompagne depuis des jours, et qui ici commande l'arrêt, la suspension du mouvement créatif. Pour le réanimer, il "faudrait descendre dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été". Cette métaphore du sable semble appelée par le calme : encore une fois, comme dit Perros, un mot en amène un autre, et la vibration sonore du mot calme, presque imperceptible, fait surgir la figure du sable dit justement "silencieux". L'assonance calme-sable  suscite d'autres harmoniques : regardez ce ciel vaste bleu. Étrange combinaison quand on y pense : n'importe qui écrirait le "vaste ciel bleu" ou "le ciel bleu et vaste". Non, Emaz écrit "ciel vaste bleu", et vaste assonne avec "calme" - qu'on retrouve en finale dans le "plat calme bleu", où le calme a décalqué la couleur du ciel, en inversant la formule commune "calme plat"-, et le dernier mot de la note, ces "arbres" à l'immobilité finalement trompeuse, car tout a vibré subtilement tout au long de cette note paradoxale qui fait surgir un poème en prose en même temps qu'il décrit l'impossibilité d'écrire.



lundi 6 juin 2016

et jouissons du grain de sable

Le bleu du ciel revenu, après la diluvienne semaine passée, il est somme toute logique de revenir  vers les mots qui inaugurèrent ce que j'ai appelé le roman du hasard, les mots de Georges Perros dans La vie ordinaire, que j'ai plaisir à redonner ici :

"(...)
J'aimais me sentir dans le vent
dans le blé bleu qui pique aux jambes
le blé n'est pas bleu je le sais
mais un mot en amène un autre
et tout a la couleur du ciel
quand notre œil est en nouveauté "

 Mots qui entraient en résonance avec d'autres mots, ceux de Tony Hillerman décrivant le geste d'un apprenti-chaman laissant filer entre ses doigts les grains de sable bleu formant l'extrémité d'une plume solaire.
 
Source 

Poursuivant ma lecture quotidienne du recueil de Perros, je découvre hier page 111 ce court poème sans titre (aucun titre d'ailleurs dans ce recueil qui se veut roman poème) :

Certains disent très courageux
j’aurais mon heure C’est à peine
si je m’espère une seconde
dans le grenier de mon prochain
Je n’en suis pas le moins du monde
amer ou triste ou malheureux
Mourir de même ne me semble
ni injuste ni ténébreux
Je ne suis pas né pour me plaire
mon état de vie c’est la guerre
qu’un jour je me suis déclaré
et ce passage entre les cieux
et ce qu’on appelle la terre
me ferait plutôt l’effet d’être
comme un cadeau non dénué
de l’humour le moins contestable
Connaissons-en la vanité
et jouissons du grain de sable
blé de la mer qui le travaille.

et jouissons du grain de sable
blé
de la mer qui le travaille.

Le sable et le blé, écho par mes soins repéré, se suivent ici sans autre forme de procès. Ici encore, un mot en amène un autre, les syllabes ble (bleues ?) s'enchaînent, son et sens accordés, blé et sable étant affaire de grains (et renvoient si l'on veut au "grenier du prochain", au tout début du poème).

dans le sable aquitain