lundi 28 février 2022

Un mur en face de moi s'est mis à reculer

"Considéré du point de vue de la littérature, mon destin est très simple. Ce talent que j'ai pour décrire ma vie, vie qui s'apparente au rêve, a fait tomber tout le reste dans l'accessoire, et tout le reste s'est affreusement rabougri, ne cesse de se rabougrir."

Kafka, Journal, 6 août 1914

Le 30 août 1992, en recopiant cette note dans mon cahier, j'écris avoir tout de suite pressenti qu'elle ne m'était pas inconnue. Au moment du coucher des enfants, je tirai de la bibliothèque de la chambre un vieux cahier de 1978, le seul que je n'avais pas encore rangé avec les autres dans le grenier. Au bas d'une page, je retrouvai la citation en question. Force de la mémoire, disais-je, après quatorze ans. Mais faiblesse aussi, car j'avais bien noté à l'époque la source : Kafka, Journal : "Or, quand j'ai découvert celui-ci en librairie, ce fut une surprise, comme si je n'avais jamais su qu'il existât."

La page suivante du cahier, rédigée le même jour, mentionne : "Lecture difficile. Semaine stérile pour l'écriture." Et bien sûr, rien ne me reste de ces affres du moment. Je passe sans transition à Plupart du temps de Pierre Reverdy. Recueil de poésie composé entre 1915 et 1922. La même époque que le Journal de Kafka. Je lis alors la préface de Hubert Juin, qui contient des détails que je juge saisissants : "Il est rare que Reverdy dise, dans ces poèmes, "Je", mais "on" ou "quelqu'un", un peu comme ce "K" désignant - de biais - le héros de l'exilé de Prague." Et puis : "Solesmes, ce n'est pas le Sinaï. La marche a commencé, mais c'est une marche dans le désert. Le poète qui gémissait d'être séparé du dehors par un mur, voilà qu'il se lamente parce qu'un mur le sépare du dedans. Certains textes témoignent pour "on" ou "quelqu'un" rôdant dans un jardin, au long d'un mur qui interdit l'accès de la maison. D'autres montrent "on" ou "quelqu'un", souffrant d'être captif des quatre murs d'une chambre. Tantôt ici, tantôt là, obstiné, refusant de s'ouvrir, de s'évanouir : le mur."


Je note ensuite qu'un texte de La lucarne ovale (1916), l'une des parties du recueil,  présente de troublantes similitudes avec un récit de Kafka inclus dans son Journal, Tentation au village, écrit le 11 juin 1914, apparaissant lui-même comme une esquisse du Château. Ce poème en prose a pour titre Encore marcher. Je le retranscris ici en entier :

S'il se soulève quand je passerai près de lui; s'il pleure quand viendra la nuit, s'il ne crie pas? J'aurai cru le voir et ce sera fini.

Plusieurs heures de chemin dans un sentier où l'herbe ne vit plus. J'ai marché bien longtemps et je me suis perdu. Je n'osais plus revenir sur mes pas ni appeler. Et je sentais derrière moi ses yeux qui me cherchaient.

Une faible lumière au loin s'allume entre les arbres. Une fenêtre où je ne pourrai pas frapper. Le feu où l'on refuse de me laisser réchauffer. Et je n'ai même pas le droit de m'arrêter. Un mur en face de moi s'est mis à reculer.

Les cloches sonnent au clocher d'un village lointain et je ne sais que faire de mes mains. Avancer malgré le vent et la nuit qui monte lentement. Je n'ai pas de manteau. Dans l'ombre j'entendais le pas de leurs chevaux.

Où vas-tu me mener? L'auberge où l'on descend est trop loin pour y aller. Les gens s'en vont je ne sais où ; je les suivrai. Quand une main d'enfant m'a fait signe de rester. Et seul je suis perdu là devant vous, devant vous tous et je ne peux plus m'en aller.

Ce mur sur lequel insistait Hubert Juin s'inscrit au centre du texte : Un mur en face de moi s'est mis à reculer. Mur aussi chez Kafka : "Au moment même où je passais devant un grand mur tout couvert de verdure, une petite porte s'ouvrit dans le mur, trois visages se montrèrent, disparurent, et la porte se referma." Et un peu plus loin : "Un instant, je ne sus pas du tout d'où venait la voix, puis j'aperçus au-dessus de moi un jeune homme qui, assis les jambes ballantes sur le mur de la ferme, cognait ses genoux l'un contre l'autre et me disait d'un air négligent : Je viens d'entendre dire que vous voulez passer la nuit au village. Mais vous ne trouverez nulle part de logement possible, sauf ici, dans cette ferme."

Cette inhospitalité du village se retrouve chez Reverdy, dans le troisième paragraphe : "Une faible lumière au loin s'allume entre les arbres. Une fenêtre où je ne pourrai pas frapper. Le feu où l'on refuse de me laisser réchauffer. Et je n'ai même pas le droit de m'arrêter." Dans le cinquième paragraphe, il est dit que "L'auberge où l'on descend est trop loin pour y aller." Ce à quoi semble répondre le texte de Kafka : 

"- Est- ce le bon chemin pour aller à l'auberge ?

L'homme s'arrêta et dit :

- Nous n'avons pas d'auberge, ou plutôt nous en avons une, mais elle est inhabitable."

Le salut pourrait-il venir d'un enfant ? Reverdy : "Quand une main d'enfant m'a fait signe de rester." Kafka : " (...) un gamin qui se trouvait près de moi me tira par la veste, comme s'il pensait que je dusse les accompagner . et puisque j'avais effectivement  envie d'aller me coucher aussi, je me levai et quittait la chambre sans mot dire, en grande personne, au milieu des enfants qui disaient bonsoir d'une voix forte et unie. Le petit garçon affable me tenait par la main, ce qui me permettait de m'orienter aisément dans le noir." (C'est moi qui souligne)

Je notai que la suite immédiate du récit kafkaïen comportait une référence directe à la lucarne, mot-phare du titre de cette partie du recueil de Reverdy (alors que, bien sûr, Kafka ne pouvait avoir aucune connaissance de l'oeuvre du poète français, qui plus est, ce recueil ne fut publié par Gallimard qu'en 1945) :

"Bientôt, nous arrivâmes du reste à une échelle que nous escaladâmes, et nous fûmes au grenier. On apercevait juste un mince croissant de lune par une petite lucarne ouverte dans le toit, c'était une vraie joie de marcher dessous - ma tête la dépassait presque - et de respirer l'air tout à fois tiède et frais."

Le grenier est présent dès l'entame du recueil avec les deux premiers poèmes justifiés :

En  ce  temps-là  le  charbon
était  devenu  aussi précieux
et  rare que des pépites d’or
et j’écrivais dans un grenier
où la neige, en  tombant par
les  fentes  du toit,  devenait
              bleue.

Dans  quelques  coins  du
grenier j'ai trouvé des om-
bres vivantes qui remuent
Je ne suis jamais revenu sur cette étrange rencontre intertextuelle entre Reverdy et Kafka. Ecrivains que l'on songe peu à rapprocher (pour prendre un exemple, dans cette thèse de 2012, Les Lieux de Reverdy par Patrick Vayrette, le nom de Kafka n'apparaît qu'une seule et unique fois, dans le titre d'un article cité). Gil Pressnitzer constate que lui, "l’ermite de Solesmes, est un poète passé de mode, lui qui fut longtemps considéré comme le plus grand. On préfère maintenant des liqueurs plus fortes comme les éclats de silex de René Char, ou les jongleries verbales de Gherasim Luca ou Jacques Roubaud. Mais il est tant de poèmes de Reverdy pour lesquels je donnerais les œuvres complètes de ceux-là." Il faut lire sa belle défense de la poétique de Reverdy, l'exigence qu'elle réclame : "Ses poèmes refusent de fournir la moindre aspérité où s’accrocher, pas de prise, le vertige plus bas, il faut escalader à mains nues en créant ses propres voies. Et nul ne vous assure, vous tomberez tout au fond, sans rappel aucun." Et encore : "La poésie de Reverdy ne dit pas, elle chuchote. L’angoisse est aux aguets. Le temps s’immobilise. L’invisible marche de long en large. Ses pas craquent jusqu’à nous.
Reverdy est le chaman du mystère immédiat, du réel devenu lyrique.
"

Et c'est lui, Pressnitzer, qui évoque Kafka à juste titre :

"Ses doutes et son cheminement spirituel le conduisent à rompre avec le brillant littéraire et s’installer à Solesmes en 1926, aux portes de l’abbaye. Il n’a même pas 37 ans.

Il ne trouvera jamais la clé de la porte, et comme dans un conte de Kafka, restera dans l’antichambre où le gardien lui dira que cette porte n’était que pour lui. Veilleur isolé, il n’aura pas vu l’ennemi venir car « la prière est inconnue aux habitants de l’ombre ».
Le 17 juin 1960 il meurt à 71 ans, à Solesmes, dans « cet affreux petit village où il fait toujours froid ». Dans la solitude et l’exigence. Il voulait vivre et mourir dans la même tempête, ce fut une tempête de silence et de questions. Il écrira peu en ce lieu, toujours tendu vers Paris."
Ce conte de Kafka, c'est Devant la loi, cette parabole au coeur du Procès, "sans doute son récit le plus achevé", dit Álvaro de la Rica, l'essayiste espagnol dont je viens juste d'achever la lecture des Sept méditations sur Kafka (Arcades, Gallimard, 2014), encore qu'il me faille relativiser cet achèvement, car la densité de certains commentaires m'a laissé moi aussi sur le seuil de la compréhension. L'oxygène me manquait parfois dans ces altitudes de l'esprit, et il me faudra tenter d'y revenir.

Pierre Reverdy, par Modigliani (1915)



jeudi 24 février 2022

Le sombre printemps de l'ange gardien

A Christian D., ange des médiathèques

Après avoir bouclé l'article sur La nuit des généraux, et programmé sa publication à 20 h 22 (date palindromique oblige), je me suis rendu à la médiathèque pour emprunter le récit de Marina Vlady, C'était Catherine B. (Fayard, 2013), écrit en hommage à son amie Catherine Binet, la veuve de Georges Perec, la réalisatrice des Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz, sorti en 1981, peu de temps après la mort de l'écrivain. 


Dans son roman 24 fois la vérité*, Raphaël Meltz racontait la soirée au cinéma de son narrateur Adrien, soi-disant visionnant le dernier film de Georges Perec, Signe particulier : néant. Film où les visages auraient été absents, à l'instar de la lettre E dans La disparition. Or, ce film n'existe pas, il était resté à l'état de projet. En revanche, existait bel et bien Les Jeux de la comtesse Dolingen von Gratz, dont le financement avait été compliqué, Perec y ayant investi tout son argent. Film en quelque sorte maudit, puisque malgré un succès critique indéniable, il avait été un échec commercial tout aussi indéniable, et Catherine Binet ne tournera plus ensuite que quelques documentaires. Aucune édition DVD n'existe, et je ne dois qu'à Rémi Schulz d'avoir pu voir ce film sur un site russe de streaming. Le roman de Meltz ne fait en somme que prolonger cette invisibilité, en taisant son existence même. Pourtant la volonté de ne pas filmer les visages existe aussi bel et bien dans ce film, mais elle est limitée à un seul personnage, celui de Bertrand Haines-Pearson, incarné par Michael Lonsdale. Il sera le plus souvent filmé de dos et sa face n'apparaîtra qu'une fois qu'il aura obtenu de la plus cruelle des façons (en le faisant périr de faim et de soif) la mort du cambrioleur récidiviste (un Argentin, joué par Roberto Plate) de sa grande maison dans les bois.



Après avoir récupéré le récit, qui dormait bien sûr au fin fond des magasins, je croise le copain Christian, familier des lieux, bien occupé à chercher un titre pour son futur blog. Nous parlons de choses et d'autres jusqu'à ce que, je ne sais plus vraiment pourquoi, l'ancien animateur de radio qu'il est me montre le livre en présentation derrière lui, récit d'une animatrice de radio également, mais qui est maintenant beaucoup plus connue pour ses histoires médiumniques. Il s'agit de son dernier livre : Mes rendez-vous avec Walter Höffer.


Patricia Darré est berrichonne, née à La Châtre, et elle a fréquenté comme moi le lycée George Sand de cette petite ville : "En juin 1995, peu de temps après la naissance de son fils, elle affirme avoir, pendant son sommeil, « entendu une voix » qui lui aurait demandé de se lever et d’aller écrire." Elle en est à son septième livre et donne maintenant des conférences un peu partout en France. C'est un avatar contemporain du bon vieux spiritisme des tables tournantes : "elle assure avoir été mise en relation avec des personnages historiques, notamment Napoléon Bonaparte, Jeanne d'Arc, Gilles de Raiset Oscar Wilde qui seraient venus à elle « dans un souci de vérité ». Sur la réalité et la sincérité de son expérience, je ne me prononcerai pas mais j'avoue le plus grand scepticisme. Et encore plus sur ce dernier opus, puisqu'il est question d'ange gardien, et pas de n'importe quel ange gardien puisque celui-ci, Walter Höffer, ne serait autre qu'un ancien nazi. Je baignais dans les nazis depuis quelques articles, ça tombait bien, si je puis me permettre un peu d'humour noir.

Bon, je finis par prendre congé de Christian et une fois rentré chez moi, intrigué, je cherche sur le web à en savoir plus long sur ce Walter Höffer (je lirai un peu plus tard que Patricia Darré dit n'avoir pas réussi, malgré toutes ses recherches, à retrouver des traces de l'homme en question, de fait, aucune notation ne permet la moindre enquête biographique). Googlisons donc le Walter : pas de surprise, on tombe direct sur le livre de notre médium. Il faut aller en page 2 pour voir surgir un lien vers un autre Walter Hofer (avec un seul f et pas de tréma sur le o). Notice Wikipedia qui  évoque donc  Walter Andreas Hofer (1893 - vers 1971), marchand d'art allemand qui était le principal agent d' Hermann Göring , "directeur de la collection Göring et un acteur clé des marchés d'art pillés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Hofer est référencé 162 fois dans les rapports des unités d'enquête sur le pillage d'art de l'OSS de 1945-1946. Il n'était pas membre du parti nazi . Après la guerre, il continua à travailler comme marchand d'art à Munich.

Il ne s'agit donc pas du même Hofer, l'ange gardien est né en 1902 (comme Anatole Litvak) et mort en Argentine en 1982. Le marchand d'art, bien que condamné par contumace par un tribunal militaire français et condamné à dix ans de prison, ne purgea pas sa peine et continua d'exercer son négoce avant de mourir à Munich vers 1971.

Patricia Darré parle des synchronicités qui ont été déclenchées par sa rencontre avec Höffer, apparu dans son bureau le 20 mars, alors qu'elle écoutait (c'était lors du confinement) La Jeune fille et la Mort de Schubert. Ainsi accueillit-elle un jour son frère Claude-Olivier tenant à la main un livre "signé, écrit-elle, de l'ignoble Walther Darré, l'un des théoriciens nazis dont la seule vue me soulève le coeur." Né à Buenos-Aires, en Argentine, spécialiste des questions agraires, ministre de l'Agriculture de Hitler, Walther Darré fut condamné à sept ans de prison au procès de Nuremberg et mourut, lui aussi à Munich, en 1953. Claude-Olivier, ignorant au moment la présence de l'ange gardien Höffer, lui apprend que ce nazi appartenait "à la branche familiale huguenote  qui avait fui vers l'Allemagne il y a longtemps." A contrario, le grand-père  et le père de Patricia Darré avaient été résistants et maquisards. "J''étais néanmoins intriguée, précise-t-elle, par le fait que ce livre se soit trouvé là, bien malgré moi, vers le souvenir de cette horrible tragédie. J'y voyais une autre synchronicité qui m'invitait à me persuader que je devais à tout prix écouter ce que l'on avait à me dire."

Or, une synchronicité, j'en vivais justement une, à ce moment précis. Car ce Walter Hofer, marchand d'art au service de Göring, me renvoyait directement au film de Litvak que je venais de chroniquer. Rappelons-nous, le général Tanz (Peter O'Toole) demande à voir des tableaux d'art décadent, et où se rend-il ? Au musée du Jeu de paume. C'est là justement que Hermann Göring rassemblait les oeuvres qu'il avait spoliées. 


Hermann Göring (à gauche) & Walter Hofer (à droite), à Carinhall, la résidence de Göring, au nord-est de Berlin

Le site L'Histoire par l'image présente une photographie très intéressante de Göring au Jeu de Paume, en compagnie de l'historien de l'art Bruno Lohse (1912 - 2007). 


Le commentaire d'Emmanuelle Polack et Alain Drevet nous apprend qu'un "photographe du service Rosenberg (E.R.R.), peut-être Hans Simokat, a immortalisé au moins deux visites sur la vingtaine que Hermann Göring a faites au musée du Jeu de paume entre novembre 1940 et novembre 1942 (...) Confortablement installé dans un canapé d’un bureau du musée, réquisitionné au profit du service parisien de l’E.R.R., sous le regard satisfait de Bruno Lohse, Hermann Göring examine attentivement une monographie consacrée à Rembrandt, très probablement une des publications de l’historien de l’art allemand Wilhelm R. Valentiner, grand spécialiste du peintre depuis sa thèse soutenue en 1904."

Dans l'interprétation qui suit, le nom de Walter Hofer est cité :
"La mine réjouie de Bruno Lohse sur cette photographie laisse augurer une belle prise. Le chargé de mission, responsable des acquisitions personnelles du Reichsmarschall sur le marché parisien, semble accomplir avec zèle la mission qui lui a été confiée. Dès sa deuxième visite au Jeu de paume, le 5 novembre 1940, Göring avait sélectionné pour sa collection personnelle le Portrait d’un garçon avec une toque rouge, fraîchement saisi dans les collections Rothschild. Un mois plus tôt, le conservateur de la collection de Göring, Andreas Walter Hofer (1893-1971?), avait acquis pour lui un portrait de Saskia, également de 1633. Ce n’était toutefois qu’une production de l’atelier." [C'est moi qui souligne]

Rembrandt, portrait supposé de Saskia (1633)

Le 3 mars 1982, la même année que "l'ange gardien" Walter Höffer, Georges Perec, dont la mère avait disparu à Auschwitz, succombait au cancer du poumon. 

Le film Les Jeux, où les anges sont des figures omniprésentes, est inspiré du premier chapitre du Dracula de Bram Stoker, de Jules Verne (et en particulier, Vingt mille lieues sous les mers) et de Sombre printemps d'Unica Zürn, artiste dont il n'est sans doute pas sans importance de dire qu'elle fut fille d’un militaire impliqué dans le génocide des Herreros, et belle-fille d’un dignitaire nazi. Elle rencontre Hans Bellmer en 1953 et le suit à Paris, où le couple vit dans une grande pauvreté. A partir de 1960, elle enchaînera les crises de folie et sera internée à plusieurs reprises. Le 18 octobre 1970, elle est autorisée à sortir de la clinique quelques jours. Le soir-même, elle se rend chez Hans Bellmer, alors que celui-ci lui a envoyé une lettre de rupture le 7 avril. Le lendemain, elle met fin à ses jours en se jetant du balcon du sixième étage.

Une mort qu'elle avait pratiquement décrite dans Sombre printemps. L'extrait se trouve au tout début du catalogue que j'ai acheté il y a quelques années à la Halle Saint-Pierre. Il est donné aussi dans le film de Catherine Binet.

"Elle voudrait paraître belle quand elle sera morte. Elle voudrait qu’on l’admirât. Jamais on n’a vu un plus bel enfant dans la mort. Maintenant, il fait presque noir dans la chambre. Seule la lumière lointaine d’un réverbère brille faiblement dans la fenêtre. A présent, ça lui est bien égal de mourir « en terre étrangère » ou bien dans son jardin. Elle monte sur le rebord de la fenêtre, se tient au crochet du volet et regarde encore une fois dans le miroir son image pareille à une ombre. Elle se trouve ravissante et une pointe de regret se mêle à sa décision. « C’est fini », dit- elle à voix basse et elle se sent déjà morte avant que ses pieds ne quittent le rebord de la fenêtre. Elle tombe sur la tête et se brise le cou. Son petit corps gît, étrangement tordu, dans l’herbe. Le premier à la trouver est le chien. Il glisse la tête entre ses jambes et commence à la lécher. Et comme elle ne bouge même pas, il se met à gémir doucement et se couche dans l’herbe à côté d’elle."


Unica Zürn (1916 - 1970)

On retrouve un écho à cette photo dans une scène du film, où la jeune fille écoute la fille au pair lui lire un passage de Dracula :


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* Marina Vlady est par ailleurs l'auteur d'un autre récit nommé 24 images/seconde (Fayard, 2005).



mardi 22 février 2022

La Nuit des généraux

Hier, Poutine a franchi le pas en actant la reconnaissance « immédiate » par la Russie de l’indépendance des deux entités séparatistes du Donbass ukrainien, les « républiques populaires » autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. Mesure aussitôt suivie de l’envoi de troupes, officiellement pour "maintenir la paix" dans le Donbass. Le président russe a une nouvelle fois accusé Kiev et les Occidentaux de l’échec du processus, allant même jusqu’à affirmer : « Nous avons tout fait pour sauvegarder l’intégrité territoriale de l’Ukraine. » Ben voyons, comme dirait l'autre.

Je ne me lance pas dans l'analyse géopolitique, cette tragique actualité sonne juste comme un sinistre écho à mon étude personnelle (que l'on peut juger, et comment m'en offusquerais-je, bien dérisoire en comparaison des drames qui couvent) : il se trouve seulement que l'homme que j'évoquerai aujourd'hui pour commencer est né à Kiev, le 21 mai 1902. Anatole Litvak, d'origine juive, commence une carrière d'acteur et d'assistant-réalisateur en URSS avant de partir pour l'Allemagne, où il est chargé du montage de La Rue sans joie de Georg Wilhelm Pabst(1925). Il quitte le pays devant la montée du nazisme et se rend en Angleterre et en France (où il noue une amitié avec l'écrivain Joseph Kessel). En 1936, il s'installe à Hollywood et prend la nationalité américaine.

L'un des films, L'équipage (1935) réalisés par Litavk d'après Joseph Kessel

En 1939, il réalise un des premiers films ouvertement antihitlériens produit aux États-Unis : Les Aveux d'un espion nazi (c'est aussi le premier film hollywoodien important avec le mot « nazi» dans le titre). Le tournage du film commence le 1er février 1939, après que Joseph I. Breen, le directeur antisémite de la PCA (La « Production Code Administration », l'organisme d'auto-censure hollywoodien) ait fini, à contre-cœur, par autoriser le film, "à la condition que ne soit fait nulle part mention de la condition des Juifs dans l'Allemagne Nazie. Warner Bros., après avoir reçu des centaines de lettres de menace, est obligé d'engager des vigiles pour sécuriser le plateau de tournage, de tourner le film sous un faux titre et de garder le nom des acteurs et de l'équipe secret. Cela servira d'ailleurs plus tard comme argument publicitaire : un film si sulfureux qu'il a été « tourné derrière des portes closes."
Que la critique anti-nazi soit loin d'être une évidence à cette époque est encore illustré par les précautions prises lors de la première, le 27 avril 1939 à Beverly Hills : police, vigiles, voiture blindée pour protéger les bobines... Malgré tout, la réaction du public est généralement enthousiaste, et le film est souvent applaudi. Un cinéma est tout de même incendié par des sympathisants nazis à Milwaukee. Des manifestations, des dégradations et des menaces poussent plusieurs exploitants de salles à retirer le film de l'affiche. Fritz Kuhn, le leader du très actif mouvement nazi, le Bund germano-américain,  poursuit, sans succès, la Warner Bros.
A l'étranger, le film est interdit dans plus d'une vingtaine de pays, dont l'Allemagne bien sûr, mais aussi l'Italie, le Japon, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède... Plus grave, en Pologne, des milices antisémites pendent plusieurs propriétaires de salles diffusant le film.
Joseph Goebbels, ministre de la propagande nazie, qui se faisait projeter des films presque tous les soirs, signale dans son journal le 30 septembre 1939 qu'il a vu Les Aveux d'un espion nazi : « C’est une production américaine pas malhabile, j’y joue moi-même un rôle central*, et d’ailleurs pas spécialement déplaisant. Sinon, je pense que le film n’est pas dangereux. Il inspire à nos adversaires davantage de peur que de colère et de haine. » 
C'est de l'Amérique même que la censure va s'exercer : "craignant que les films anti-fascistes entraînent de sévères pertes financières, en particulier en Europe, le directeur de la Motion Picture Producers and Distributors Association interdit aux studios de produire des films anti-Nazis, sous peine de ne pas leur accorder de visa. Cette interdiction a cours du 15 septembre 1939 à janvier 1940."
L'isolationnisme est alors encore la tendance dominante : des sénateurs lancent en  une « enquête sur la propagande dans les films ». On dénonce le « complot Juif de Hollywood » visant à faire entrer les États-Unis en guerre. Harry Warner se défend face au comité : « Je ne vais pas ni censurer ni dissimuler aux Américains ce qu'il se passe dans le monde. Vous pouvez effectivement m'accuser d'être anti-Nazi. Mais personne ne peut m'accuser d'être anti-Américain." L'opinion publique s'avérant défavorable,  les auditions de la commission s'arrêtent peu après Pearl Harbor et l'entrée en guerre des États-Unis en 

Grau perd alors la direction de l'enquête, et le film se déplace 
deux ans plus tard à Paris.
La Nuit des généraux, écrit Olivier Père,  propose ainsi un excitant cocktail de thriller et de reconstitution historique – la fameuse opération Walkyrie du 20 juillet 1944, de personnages fictifs et réels (von Stülpnagel interprété par Harry Andrews, Rommel par Christopher Plummer)." Or on a souvent dit de Jünger qu'il était impliqué dans cet attentat. Ce n'est pas le cas, comme le souligne la notice de l'Encyclopedia Universalis : "quoique très lié au cercle de Stauffenberg, il ne participe pas directement à l'attentat fomenté par celui-ci contre Hitler. Lorsque son échec entraîne une vague d'arrestations, Jünger est simplement renvoyé dans ses foyers, à Kirchhorst en Saxe, où il vit la débâcle."

Le lendemain de l'attentat, Jünger écrit dans son Journal :
"L'attentat a été connu hier soir. J'en ai appris les détails par le Président, à mon retour de Saint-Cloud. La situation, déjà extrêmement dangereuse, entre dans une phase encore plus aiguë. L'auteur de l'attentat serait un comte Stauffenberg. Hofacker avait déjà prononcé ce nom devant moi. Ceci confirmerait mon idée qu'à de tels tournants, l'aristocratie la plus ancienne entre dans le combat. Cet attentat, selon toute prévision, entraînera des massacres terribles. En votre, il est de plus en plus difficile de garder le masque - je me suis laissé entraîner, ce matin, dans une discussion avec un camarade, qui a qualifié cet événement d'incroyable saloperie. Et pourtant, j'ai depuis longtemps la conviction que ces attentats changent peu de chose et surtout n'arrangent rien. J'y ai déjà fait allusion dans Les Falaises de marbre, en décrivant le prince de Summyre."
Sur les Falaises de marbre est ce roman publié en 1939, récit symbolique traduit par Henri Thomas en 1942, qui fut interprété aussitôt comme une dénonciation de l'hitlérisme, mais Hitler lui-même, qui voyait en Jünger le héros de 14, le préserva des poursuites.
Le 22 juillet, il note que son ami, Heinrich von Stülpnagel, présent donc dans le film, bien impliqué lui dans l'attentat (pensant qu'il avait réussi, Stülpnagel, assisté de son lieutenant Caesar von Hofacker, avait fait arrêter 1 200 SS et leurs officiers), en route pour Berlin, s'était tiré une balle de revolver mais s'était manqué et avait perdu la vue : "La chose a dû se passer à l'heure même où il m'avait invité à dîner chez lui pour philosopher un peu. Un petit trait qui le peint tout entier est qu'il ait songé, dans ce désordre, à décommander le repas." Le 30 août 1944, il est jugé et condamné à mort par le Tribunal du peuple (entièrement dévoué au Führer). Il est pendu le même jour à la prison de Plötzensee, comme les autres conspirateurs, à un croc de boucher.

Entre le film et la biographie d'Ernst Jünger, il existe enfin un autre motif commun : la peinture.  La dernière entrée du journal avant l'attentat est datée du 14 juillet 1944. Jünger se rend avec deux amis à Giverny, où la belle-fille de Monet leur donne la clef du jardin du peintre. Le lieu a sa magie, écrit Jünger : "Un bout de nature parmi des milliers d'autres, mais ennobli par la force de l'esprit et de l'oeuvre." Puis ils découvrent le grand atelier avec le cycle des nymphéas : "On observe parfaitement ici l'alternance créatrice de la cristallisation et de la dissociation, avec des bonds géniaux vers le néant bleu, les morves d'azur de Rimbaud. Sur l'un des grands tableaux, au bord d'une trame de pure lumière, un bouquet de nénuphars bleus, faisceau de rayons matériels. Un autre ne représente que le ciel avec ses nuages ; ils se reflètent dans l'eau d'une manière qui donne le vertige." La dernière phrase, laconique, fait frémir, comme si elle présageait du malheur annoncé à l'entrée suivante : "Le dernier tableau est lacéré à coups de couteau."

Les nymphéas, Claude Monet.

Dans La Nuit des généraux, le général Tanz est écarté par les généraux participant au complot contre Hitler par le stratagème du tourisme : on l'invite à visiter la capitale, et à profiter de ses lieux de plaisir et de culture. Escorté par le caporal Hartmann (Tom Courtenay), comme lui un ancien du front russe, mais révulsé profondément par la guerre, il demande à visiter une collection d'oeuvres dites décadentes, et tombe en arrêt devant un autoportrait de Van Gogh. Olivier Père parle de crise de nerfs, mais ce n'est pas tout à fait ça : Tanz, incarné par un Peter O'Toole dont on dit que l'alcoolisme chronique était synchrone à celui du personnage, tangue à la frange du malaise et manque de s'évanouir. Est-ce l'image de la folie qui se reflète en lui ? Dont il prend douloureusement conscience ?



La dure fixité du regard de Van Gogh se rejoue dans le visage hypertendu de Tanz.



Cette scène qui n'est pas essentielle à l'intrigue porte une étrangeté radicale. Elle est d'ailleurs curieusement répliquée (on a l'impression que le film revient en arrière) : le lendemain, Tanz exige de retourner dans cette galerie gardée par des militaires, et si la première fois il a jeté un oeil sur les autres oeuvres (Gauguin, Degas, Soutine, entre autres), Tanz le psychopathe va droit au Van Gogh et retombe dans la même prostration. Peu de temps après, il va assassiner sauvagement une autre prostituée en s'arrangeant de façon diabolique pour que Hartmann soit désigné comme le coupable.

Tout ceci me fait penser aussi à Titorelli, le peintre du Procès.  Kafka écrit que K. n'aurait jamais eu l'idée lui-même d'appeler atelier la misérable chambrette où il vit. On n'est pas ici chez Monet, on ne peut y faire plus de deux pas en long et en large, tout y est en bois, murs, plancher et plafond, et de minces jours courent entre les planches. Ces jours ont leur importance : à un moment donné, les gamines qui assaillent K. et Titorelli, et qu'il a dû chasser sans ménagement, se font à nouveau entendre. "Elles devaient se bousculer, écrit Kafka, pour regarder par le trou de la serrure ; peut-être pouvait-on aussi voir dans la pièce par les fissures de la porte."
Or, ce motif de la fente dans la porte est essentiel dans le film de Litvak. Il apparaît dès le générique qui multiplie les inserts d'yeux scrutateurs. Puis dans la première scène, où l'homme réfugié dans les chiottes aperçoit à travers une fente le pantalon à bande rouge qui signe la présence d'un général allemand. On peut le voir dans cette bande-annonce :


*

Le 21 novembre 1942, Jünger atterrit à Kiev, où il est logé au Palace-Hôtel, le meilleur hôtel, paraît-il, de la Russie occupée. Mais les robinets ne donnent ni eau chaude ni rien du tout, les chasses d'eau ne fonctionnent pas, et une très mauvaise odeur a envahi les lieux.
" J'ai profité de l'heure qui me restait avant la tombée de la nuit pour me promener dans les rues de la ville, et je suis rentré volontiers chez moi au bout de ce temps. De même qu'il y sur la terre des pays enchantés, de même nous en rencontrons d'autres que l'on est parvenu à désenchanter, sans y laisser la moindre trace de merveilleux."
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* Goebbels n'apparaît pourtant que 2 minutes dans le film...

lundi 21 février 2022

D'Ernst Jünger et du Baroudeur

"J’ai besoin de chaleur, il fait très bon ici, n’est-ce pas ? […]." K. ne répondit rien ; ce n’était pas précisément la chaleur qui le gênait, mais plutôt cette lourde atmosphère qui l’empêchait presque de respirer ; la chambre ne devait pas avoir été aérée depuis longtemps. Ce désagrément s’accrut encore pour K. quand le peintre le pria de prendre place sur le lit […]. Titorelli parut même ne pas comprendre pourquoi K. restait sur le bord du lit ; il lui dit de ne pas se gêner, de s’installer confortablement, et, le voyant hésiter, il alla lui-même l’enfoncer dans les oreillers et les édredons. Puis il revint à sa sellette et posa enfin, pour la première fois, une question positive qui fit oublier tout le reste à K. : 
— Etes-vous innocent ? demanda-t-il.
— Oui", dit K. […] Je suis complètement innocent. 
— Ah ! ah !" fit le peintre en inclinant la tête avec un air de réfléchir. 
Puis il la releva subitement et dit : 
"Si vous êtes innocent, la chose est donc très simple ."

Franz Kafka, Le Procès, tr. Alexandre Vialatte

Le 17 septembre 1992, je notais ce commentaire d'Alexandre Vialatte, dans La porte de Bath-Rabbim : "nul mieux que Chagall ne ferait léviter sur les escaliers le K. et le Titorelli des Variantes du Procès, quand ils montent et descendent suspendus dans l'espace. Nul ne les tiendrait mieux par le talon sur le vide d'une cage d'escalier, surtout quand tout se transforme soudain "dans une cataracte de lumière". Nul n'amènerait mieux sans doute l'impossible toréador de la même vision."

Joseph K. (Anthony Perkins) chez le peintre Titorelli (William Chapell) in Le Procès (Orson Welles, 1962)

Puis, sans transition, j'écrivais qu'il fallait que je parle de Jean-Marc. Mon ami Jean-Marc, alias Le Baroudeur. Il était tout juste revenu d'Australie et avait pris un nouveau poste dans un petit village du Berry, une classe unique de onze élèves. Un dernier sursis, commentai-je, sans doute pour cette école (de fait, elle fut fermée peu d'années après). De Brisbane, il avait rapporté des livres anglais sur Gurdjieff, des livres curieusement arrivés là-bas chez un libraire français (de réputation internationale, semblait-il, fournisseur en livres rares d'anthropologie), qui les aurait achetés aux héritiers d'un suisse. Livres qui auraient donc fait l'aller-retour aux antipodes. Jean-Marc me les avait montrés, et ils tombaient à point nommé car j'avais précisément reçu quelques jours plus tôt les deux premières planches de cet autre ami, Gary Tupolev (c'est un surnom), d'après le scénario de bande dessinée que j'avais rédigé et qui transposait le périple de Gurdjieff et de ses élèves à travers les montagnes du Caucase en août-septembre 1918 (ce projet n'aboutit pas, une petite tournée des éditeurs parisiens de BD doucha notre enthousiasme originel). Ma source documentaire principale était Our Life with Mr Gurdjieff, le livre du musicien Thomas de Hartmann, publié en 1964. J'avais pris des notes dans un petit carnet, que j'avais complétées par d'autres provenant du Premier Journal Parisien d'Ernst Jünger. Celui-ci avait en effet, au milieu de la guerre, passé deux mois sur le front russe, au Caucase, entre le 24 novembre 1942 et le 8 janvier 1943. Je m'étais avisé qu'il avait arpenté la même région que Gurdjieff, on retrouvait les mêmes noms : Maïkop, Armavir, Touapsé, le fleuve Bielaïa, le mont Induk, l'Elbrouz. 

Je signalai ensuite que le même jour, en changeant un lit de place, j'avais ramassé sur le parquet poussiéreux Le parti pris des choses de Francis Ponge. Je supposai qu'un gosse l'avait glissé là-dessous. En l'ouvrant au hasard, je tombai sur des pages datées de 1943, écrites à Bourg. Or, les Journaux parisiens de Jünger m'avaient été offerts (par Sophie, la mère d'Adrien et Pauline, et propre soeur de Jean-Marc) précisément à Bourg-en-Bresse (où habitait alors leur mère). Lieux et moments se rejoignaient étrangement.

Sur Francis Ponge, je retrouvai un numéro du Magazine littéraire (daté de novembre 1987) consacré à 50 ans de poésie française. Dans un des articles, Christian Jacomino citait plusieurs fois des extraits d'un texte écrit à Bourg au printemps 1943. La notion de vibration y était très présente :

"Il (l'homme nouveau) n'aura pas d'espoir (Malraux), mais n'aura pas de souci (Heidegger). Pourquoi ? Sans jeu de mots, parce qu'il aura trouvé son régime (régime d'un moteur) : celui où il ne vibre plus.

Une certaine vibration de la nature s'appelle l'homme.

Vibration : les intermittences du coeur, celles de la mort et de la vie, de la veille et du sommeil, de l'hérédité et de la personnalité (originalité)."

Je plaçais alors en regard cette citation de Jünger, datée du 9 février 1943 (il était alors en permission dans son maison de Kirchhorst, un ancien presbytère près de Hanovre) :

"Réflexions sur les rapports entre l'ivresse et le travail de création. Bien qu'ils s'excluent lorsqu'ils sont simultanés, ils dépendent cependant l'un de l'autre, comme la découverte et la description, l'exploration et la géographie. Dans l'ivresse, l'esprit s'élance en avant, plus hardiment, plus directement. Il recueille des expériences dans l'infini. Sans ces expériences il n'est pas de poésie. 

Au demeurant, il ne faut pas confondre avec l'ivresse l'ébranlement qui accompagne la création poétique - celui-ci ressemble au déplacement des molécules avant la cristallisation. C'est ainsi que progresse l'amour, par des vibrations - nous nous accordons sur la même clef pour un accord suprême."

Trente ans plus tard, le même Jean-Marc est, à l'heure où j'écris, dans un avion de la Qatar Airlines en vol pour l'Australie. Profitant des vacances scolaires et de l'assouplissement des conditions d'entrée consenti par les autorités australiennes, le Baroudeur va enfin pouvoir retrouver sa fille et voir de visu pour la première fois sa petite-fille née là-bas au pays des songlines

Vendredi dernier 18 février, nous étions, avec quelques amis, présents au Musée de l'Homme, dans l'auditorium Jean Rouch, pour la soutenance de sa thèse en ethnoécologie, Automédication des animaux et médecine traditionnelle. L'aboutissement de plusieurs mois de recherche sur le terrain, au Laos, et de plusieurs années de réflexion et de rédaction. Au matin, avant de partir prendre le train, en guise de viatique littéraire j'avais glissé dans ma besace le Premier Journal parisien de Jünger :  ce n'est qu'en chemin que je découvris que ce volume commençait exactement le 18 février 1941, autrement dit 81 ans plus tôt, jour pour jour (comme le second journal parisien commence un 19 février, je me suis demandé si cette date avait un ressort symbolique, ce qui ne m'aurait pas étonné de la part de Jünger, si attentif aux signes, mais je n'ai rien trouvé, à part ce fait étrange qu'il est mort à presque 103 ans le 17 février 1998, ce qui fait que sa mort a été annoncée au monde le 18 février*. Michka Assayas, en charge de la nécrologie ce jour-là pour Libération, écrit : "Chez Jünger, le pilotage d'un avion de chasse comme l'observation d'une armée de chenilles microscopiques dévorant la feuille d'un tremble, un souvenir de lecture, mettent en jeu la même perception. La forme sous laquelle il retranscrivit le mieux ces expériences fut celle du fragment, forme naturelle du Journal, dont il a laissé plusieurs tomes, mais aussi des réflexions de l'Auteur et l'écriture, qui rejoignent les Lettrines de Gracq, sans oublier les observations sur la vie végétale et animale, dont la précision semble retranscrire une hallucination. Il est rare de lire une page de Jünger d'où tout ­ souvenir de lecture, épisode vécu, promenade, réflexion sur l'Histoire, chapitre de roman ­ ne surgisse pas comme enchanté.")

Significativement, j'ai retrouvé le musée de l'Homme en relisant Jünger, à la date tout d'abord du 18 octobre 1941. Après un déjeuner au Ritz avec le juriste Carl Schmitt, ils marchent ensemble vers le Trocadéro en suivant la rive droite de la Seine. Le billet du jour se conclut par ces mots : "Retourné pour finir au musée de l'Homme. Regardé des crânes et des masques."

Une autre entrée du Journal au 31 mars 1943 nous en dit plus long : "A l'heure du repas, un moment au musée de l'Homme où j'admire, une fois de plus, la parfaite synthèse de l'esprit rationnel et des éléments magiques. Ce musée m'apparaît comme une médaille gravée avec précision, entièrement faite d'un métal très ancien, sombre et radioactif. L'esprit est ainsi doublement sollicité, tant par l'intelligence organisatrice, systématique, que par l'invisible rayonnement des substances magiques qu'elle a accumulées."

En quittant le musée vendredi soir, après un petit pot pour fêter la brillante réussite de cette soutenance dans une salle située au niveau 3, dotée d'une vue époustouflante sur la ville, nous sommes passés dans une partie de la galerie de l'Homme fermée alors au public. Et c'était presque surréaliste de se retrouver là comme des passagers clandestins dans le ventre d'un vaisseau, devant les témoins muets d'une histoire qui nous dépassait tous infiniment. 

Alors même que Jünger, l'officier de la Wehrmarcht, s'émerveillait de ses substances magiques, il ne faut pas oublier qu'un des premiers groupes de résistance avait été créé au sein même du musée, autour des ethnologues et immigrés russes, Boris Vildé et Anatole Lewitsky, et de la bibliothécaire Yvonne Oddon.  Filières d’évasion vers la Grande-Bretagne et l’Espagne, missions de renseignement, fabrication de tracts et de journaux, le Réseau du Musée de l'Homme prit tous les risques. Dénoncés par deux employés des services techniques du Musée, Lewitsky est arrêté par la Gestapo en février 1941 en même temps qu’Yvonne Oddon. Il est fusillé avec Boris Vildé et cinq autres membres du réseau, le 23 février 1942 au mont-Valérien et inhumé au cimetière d’Ivry. Yvonne Oddon (1902 - 1982) est condamnée à mort et finalement déportée à Ravensbrück. Le propre fondateur du musée, Paul Rivet, adresse le 14 juillet 1940 au Maréchal Pétain une lettre ouverte  : « Monsieur le Maréchal, le pays n’est pas avec vous, la France n’est plus avec vous ». Le 19 novembre, il est relevé de ses fonctions par le ministre de l’Instruction publique, Georges Ripert. Contraint à l'exil en février 1941, il rejoint la Colombie où il reste en contact avec la France libre et incarne la résistance intellectuelle au nazisme.

Anatole Lewitsky

Le 29 septembre 1992, je notai dans le cahier avoir vu, dans le bureau de la directrice de l'école où j'étais rattaché en tant que remplaçant, une reproduction d'un tableau de Marc Chagall, Feathers in bloom, **exactement daté de l'année 1943.

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* C'est encore un 18 février, en 2011, que fut inaugurée en présence de Sylvie Genevoix, l'exposition « Ecrire l’incommunicable. Maurice Genevoix et Ernst Jünger, deux combattants témoignent de part et d’autre du front ». Michel Déon, dans un  discours en hommage à Maurice Genevoix à l’Académie française, en 1980, déclarait : « On ne voit, en parallèle à Ceux de 14, et pouvant lui être comparé, que le livre d’Ernst Jünger, Orages d’acier. Si Français que soit l’un, si Allemand que soit l’autre, ils se rencontrent dans ce no man’s land où deux hommes d’une égale culture, d’une semblable élévation d’âme, peuvent fraterniser sans trahir leurs origines et leur devoir. » 


Le mari de Sylvie Genevoix, qui n'était autre que Bernard Maris, victime de l'attentat contre Charlie Hebdo, consacra un essai, publié en 2013, à ces deux écrivains majeurs de la Grande Guerre : "Ils se battirent l'un contre l'autre, à la tranchée de Calonne, et furent blessés le même jour. Ces deux hommes, si jeunes, vécurent le même conflit, l'un germanophile, l'autre francophile, l'un et l'autre amoureux des lettres et du pays ennemi ; ils montrèrent une inconcevable ardeur au combat, tuèrent de leurs mains, et virent mourir. Ils devinrent deux immenses écrivains sous les bombes et dans l'horreur, par l'horreur ; ils racontent les mêmes choses, les mêmes lieux et la même sanie, et pourtant ne disent pas la même guerre." 

** Curiosité : Ce tableau apparaît dans The Double Clue (Un indice de trop), un téléfilm britannique de la série télévisée Hercule Poirot, réalisé par Andrew Piddington, sur un scénario de Anthony Horowitz, d'après la nouvelle Le Double Indice (1923), d'Agatha Christie.



jeudi 17 février 2022

Chagall et le dominicain

En 1992, j'achetais chaque semaine un nouveau numéro de L'Art et sa méthode, un cours de dessin et de peinture édité par les éditions Fabbri. Une introduction théorique y était suivie de six fiches d'application pratique. L'autodidacte que je suis s'en était emparé avec enthousiasme, mais j'avais assez vite interrompu mes efforts, me promettant sans doute d'y retourner mais c'était pieuse promesse qui ne fut jamais tenue. Je note à la date du 17 septembre que j'avais enfin reçu trois jours plus tôt un certain numéro 60 commandé au mois de juillet. Le thème en était Les peintres et les métiers d'art, et l'illustration de couverture un vitrail de Marc Chagall (oui, enfin Chagall, il ne fallait pas désespérer), La tribu d'Asher, exécuté par Charles Marcq en 1960-1961, pour la synagogue de l'hôpital Hadassah de Jérusalem. Je précisais donc que nous restions à l'intérieur du thème biblique initié par le Moïse de Martin Buber. Dans le corps de l'article était par ailleurs reproduit le vitrail "Moïse recevant les tables de la Loi", lui aussi exécuté par Charles Marcq, pour la cathédrale de Metz.

Marc Chagall, lancette A : Moïse recevant les Tables de la Loi. baie n°9 , déambulatoire nord, cathédrale de Metz. 

J'avais alors signalé le jeu d'échos entre Marc (Chagall), (Charles) Marcq et le Mark (Halliday) du film d'Hitchcock, Le crime était presque parfait, qui était sur la même page de cahier. Ainsi que le jeu numérologique autour du nombre 60 (numéro de la méthode, date de réalisation du vitrail, mort d'Anthony Perkins à cet âge). L'unique photo de Chagall avait été prise en 1962, date de sortie du Procès d'Orson Welles, où jouait Anthony Perkins, tandis que le texte en regard était : "Bien que très tardive - il a alors plus de 60 ans - sa rencontre avec le vitrail avait quelque chose de prédestiné."

J'en profite aujourd'hui pour m'attarder un peu sur l'oeuvre elle-même, ce que j'avais négligé à l'époque.

Ce vitrail de Chagall n'aurait jamais vu le jour sans cet homme étonnant que fut le père Marie-Alain Couturier, un dominicain avec qui le peintre s'était lié lors de son exil à New York pendant la guerre. Peintre lui-même, élève de Maurice Denis, il rejoint en mai 1935 le couvent du 222 Faubourg Saint-Honoré à Paris. Il est missionné pour s’occuper d’art religieux et désigner des artistes. "Le sermon, raconte Françoise Caussé, qu’il prononce à l’occasion de la messe anniversaire célébrée à la mémoire d’Eugène Delacroix frappe les esprits. « Nul n’oubliera les paroles de vérité, ignorantes de tout compromis mondain, prononcées par ce jeune moine au visage émacié, à l’expression intense, à la fois brûlante et sévère. » (Paul Jamot, Les Débats, 24 novembre 1936)." A partir de 1936, il dirige la revue L'Art sacré, avec Pie Regamey, où très vite se pose pour lui la question de la renaissance de l'art chrétien, qui ne saurait s'accomplir sans puiser dans la vitalité de l'art profane. La revue commente avec sympathie l’exposition « L’art sacré moderne » qu’organise J. Pichard à la fin de 1938 au Pavillon de Marsan, où apparait le nom de Chagall au côté de Derain, Dufresne, Utrillo, Waroquier et Rouault.

En Amérique, le père Couturier (qui avait baigné dans l'Action française dans sa prime jeunesse) devient animateur de la "France libre" et multiplie articles, sermons, allocutions à la radio. "En septembre 1940, il écrit que les hommes de Vichy se sont trompés en estimant que l’intérêt de la France peut se détacher de son honneur. À la source de cette erreur, se trouve le matérialisme politique qui est, en dépit d’un patriotisme indéniable, « la tare à peine secrète des partis de droite auxquels ils appartiennent pour la plupart ». La responsabilité en incombe à l’Action française, « car avant elle, les partis de droite en France suivaient de tous autres principes » (Pour la Victoire). Il noue une grande amitié spirituelle avec Élisabeth de Miribel, émissaire du général de Gaulle, qu’il rencontre chez les Maritain à Noël 1940. Il lui écrit en 1941 : « Je viens de lire le dernier livre de Maurras, et je demeure stupéfait. C’est décidément un autre monde que le nôtre […], se faisant de l’honneur du pays une idée que nous ne comprenons plus, et que personnellement d’ailleurs je rejette entièrement. »


"Après ses années passées aux États-Unis qui ont contibué à sa célébrité, Marie-Alain Couturier connaît un réel succès en France comme en témoignent de nombreuses photographies qui font de lui un artiste reconnu. Cette consécration lui vaut de nombreuses commandes qu’il réalise seul ou avec d’autres artistes.

Archives dominicaines de la Province de France/Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Dictionnaire biographique des frères prêcheurs en ligne." (commentaire de Françoise Caussé)

De retour en France, Marie-Alain Couturier rencontre l'abbé Devemy, chargé de la décoration de la nouvelle église du plateau d'Assy, en Savoie, conçue par Maurice Novarina. Quelques-uns des plus grands artistes de l'époque vont collaborer avec enthousiasme, dont le communiste Fernand Léger, ami de Couturier, pour la mosaïque de façade. On confie à Chagall la décoration du baptistère. Il compose une céramique murale, Le Passage de la mer Rouge, dédiée à "la Liberté de toutes les religions", et deux vitraux.

Passage de la mer Rouge (céramique), Marc Chagall (photo Flickr)

Le dominicain qui n'avait pas hésité à dire, en 1950, qu'il valait mieux "s'adresser à des hommes de génie sans la foi qu'à des croyants sans talent", et qui fut au centre d'une vaste polémique, dite "querelle de l'art sacré", avec des chrétiens hostiles à l'art moderne, ce dominicain exigeant et courageux, cloué au lit par une myasthénie, meurt d’une dernière crise d’asthme, dans la nuit du 8 au 9 février 1954. Il ne verra donc pas les réalisations de Chagall à Metz, où l'artiste intervient grâce à Robert Renard, architecte en chef des Monuments Historiques. La cathédrale de Metz est le premier édifice classé Monument historique à recevoir les vitraux d'artistes contemporains.

Le déambulatoire de Metz étant éclairé par ailleurs par des vitraux du XVIe siècle, à petites scènes, Chagall doit intégrer ses créations avec eux. Son choix se porte sur des thèmes tirés de l'Ancien Testament, tels qu'il les avait illustrés par les gouaches préparatoires puis par 105 gravures pour la Bible, édité par Tériade en 1956 et par les lithographies pour Dessins pour la Bible édité par les éditions Verve en 1960.






Marc Chagall, Moïse recevant les Tables de la Loi, (1931), planche n°37, eau-forte, de "Bible" édition Tériade 1956. Illustration in R. Massè, 2010.

Je dois les informations qui suivent à l'excellent travail de Jean-Yves Cordier
Le Moïse est l'une des trois lancettes de la baie n°9, les deux autres représentant Le roi David imploré par Bethsabée et Le prophète Jérémie et l'exil. Le sujet apparaît dès 1931 avec la planche 37 de Bible (sur 105 gravures de ce recueil, 17 traitent de Moïse et portent les n° 26 à 42) . Il est également traité dans une huile sur toile conservée au Musée Marc Chagall et datée de 1960-1966.



Jean-Yves Cordier cite un passage très intéressant de la thèse de Rebecca Massé (2010) sur Chagall, qui renvoie à ce que j'écrivais sur le bégaiement de Moïse dans De la théologie à Récup Auto :
"Chagall conclut sa série sur les patriarches avec dix-sept planches entourant la vie de Moïse, le nombre le plus important d'illustrations consacrées à un personnage dans son recueil. Pierre Schneider voit chez l'artiste un trait commun avec ce personnage biblique puisque tous les deux éprouvaient des difficultés d'élocution. Pour Moïse, ses problèmes de langage débutèrent lors de sa confrontation avec la voix de Dieu et sa mission de rapporter par la suite le message divin au peuple hébreu. Chagall, pour sa part, développa ce trouble plus jeune, lorsque son professeur lui demanda de réciter sa leçon devant sa classe. Alors petit juif du héder hébraïque transplanté dans une école russe, il ne put articuler un seul mot, bien qu'il connut son récital par cœur. La cause du blocage de ces deux hommes était en quelque sorte la même; l'incapacité de surmonter l'écart entre les exigences de l'expression et celles de la communication. L'artiste disait sans détour avoir « une âme douloureuse de gamin bégayant » . Son problème perdura avec les années puisqu'un peu plus tard, lorsqu'il tentait en vain d'expliquer les raisons qui l'avaient poussé à se rendre à Paris, il confiait dans ses écrits : « À ma bouche affluaient des mots venus du cœur. Ils m'étouffaient presque. Je bégayais. Les mots se poussaient à l'extérieur, anxieux de s'éclairer de cette lumière de Paris, de se parer d'elle. » Son affinité avec Moïse expliquerait alors en partie le nombre important de planches qu'il lui a consacré, mais une autre raison pourrait être envisagée : Moïse est l'homme qui a conduit le peuple hébreu hors de l'esclavage vers la terre promise. Ce conducteur représente ainsi l'aspiration profonde de l'artiste, juif et expatrié de surcroît, qui souhaite ardemment un monde nouveau et idéal pour tous les hommes de notre terre." (c'est moi qui souligne)

Le vitrail mérite d'être examiné avec la plus grande attention. Chagall s'est fait attendre, mais je crois bien que nous ne sommes pas près de le quitter.

 

lundi 14 février 2022

24 fois la vérité

La matière dont je m'occupe est mouvante, et sans cesse se reconfigure. Croit-on suivre un fil et c'est comme si l'on descendait plus profondément dans la trame serrée des choses : ce fil qu'on voyait unique est en réalité une tresse à plusieurs brins, dont chacun n'est peut-être lui-même qu'un nouvel enroulement de fibres, et le vertige fractal s'empare de vous, et vous enthousiasme ou vous paralyse... La semaine dernière, je n'avais rien écrit, nous étions partis dans les monts du Lyonnais chez mon fils Adrien. Les deux petites-filles, la pétulante Linn et la souriante Esmée (trois mois maintenant), y grandissent gaillardement, dans le grand calme des collines. Deux jours plus tard, nous les quittâmes pour Lyon, que Gaëlle ne connaissait pas encore. Au Musée des Beaux-Arts, après avoir arpenté la belle exposition A la mort, à la vie ! Vanités d'hier et d'aujourd'hui, j'eus le plaisir de lui montrer le Jongleur de Bourges qui accompagne ces pages depuis le commencement. Je n'achetai que deux livres dont l'un était d'occasion, chez Joseph Gibert, un roman de Raphaël Metz, 24 fois la vérité.


Raphaël Metz, c'est le fondateur du Tigre, le "curieux magazine curieux", un journal atypique dont je suivis l'aventure et les différents avatars entre 2006 et 2015. Avec L'Autre Journal de Michel Butel, ce furent les plus stimulantes entreprises journalistiques de ce tournant de millénaire.

Mais si j'ai acheté ce livre, c'est aussi pour une autre raison. Il n'est que de lire la quatrième de couverture : "Il y a Gabriel, un opérateur de cinéma qui a parcouru le vingtième siècle l’œil rivé derrière sa caméra : de l’enterrement de Sarah Bernhardt au tournage du Mépris, du défilé de la paix de 1919 au 11 septembre 2001, il aura été le témoin muet d’un monde chaotique, et de certains de ses vertiges. Il y a Adrien, son petit-fils, qui est journaliste spécialisé dans les choses numériques qui envahissent désormais nos vies. Et il y a le roman qu’Adrien a décidé d’écrire sur son grand-père." Mes deux fils sont réunis dans ce passage : Adrien, le plus vieux donc, et Gabriel, 19 ans, qui est entré cette année dans une école de cinéma à Nantes.

Au retour de Lyon, je l'ai retrouvé, lui et sa soeur Violette, à l'occasion des vacances d'hiver dans cette zone. Le 12 février, sur la bibliothèque numérique associé au compte de la médiathèque Equinoxe, il a choisi de regarder Her, de Spike Jonze (2013), parce que, disait-il, les camarades de son école ne cessaient de lui recommander ce film. J'en connaissais l'argument mais ne l'avais pas vu moi-même. Pour ceux qui ne connaîtraient pas, en voici le synopsis tel que transcrit par Wikipedia : "Dans un futur proche à Los Angeles, Theodore travaille comme écrivain public pour une entreprise, rédigeant des lettres de toutes sortes — familiales, amoureuses… — pour d'autres. Son épouse Catherine et lui ont rompu depuis bientôt un an mais il ne se décide pas à signer les papiers du divorce. Dans un état de dépression qui perdure, il installe sur son ordinateur personnel un nouveau système d'exploitation OS1, auquel il donne une voix féminine. Cette dernière, une intelligence artificielle conçue pour s'adapter et évoluer, se choisit le prénom Samantha. Les désirs des deux personnages évoluent au fil de l'histoire. Peu à peu, Théodore et Samantha tombent amoureux."


Her est troublant à bien des égards. Aussi éloigné semble-t-il d'un film de science-fiction comme Blade Runner 2049 (le climat lisse et apaisé de la société décrite dans Her est à l'opposé de la violence et de la décrépitude du film de Villeneuve), il ne s'en déroule pas moins dans la même ville, Los Angeles, et une scène est furieusement proche, celle où Samantha, l'OS (dont la voix est celle de Scarlett Johansson), organise une rencontre avec une jeune femme, Isabella, nantie d'une caméra miniature et d'une oreillette pour se substituer à elle dans les bras de Theodore. 


L'expérience échoue, Theodore ne parvenant pas à faire coïncider la voix aimée de Samantha avec ce corps désirable mais qui lui demeure étranger. En revanche, il semble que la même opération, réalisée par l'hologramme Joi fusionnant avec la réplicante Mariette (Mackenzie Davies), ait parfaitement réussi (mais il faut dire que la synchronisation dans ce cas était totale : Joi prenant littéralement corps à travers Mariette, ce que ne se passait pas pour Isabella). Cette scène est d'ailleurs une des plus belles du film. Sa réalisation complexe est expliquée dans cet article de Première, qui se conclut par ces paroles de Denis Villeneuve : ""Je voulais qu'en se synchronisant, elles créent une troisième femme. Lors des tests, j'adorais le fait que ce troisième visage ait une présence érotique. Ce qui était intéressant aussi, c'est que dès qu'elles ne sont plus synchronisées, les deux femmes expliquent avoir ressenti deux expériences émotionnelles différentes. Elles ont accepté cette relation sexuelle pour différentes raisons, mais au final, elles étaient toutes liées à l'idée d'amour. La prostituée est touchée de façon délicate, elle ressent l'émotion de K, et, pour la première fois, Joi a l'impression d'être réelle."


Joi est splendidement incarnée par l'actrice Ana de Armas. Un nom qui tombe bien quand on voit qu'une autre Ana (Stelline) est au coeur du film (et l'on sait combien ce prénom palindromique est séminal depuis 2017 et Premier contact du même Denis Villeneuve - où il se trouve que l'actrice phare  n'est autre qu'Amy Adams, qui incarne Amy, l'amie de Theodore dans Her). 

Le nombre de A dans tous ces noms et prénoms est tout à fait étonnant. A à l'initiale d'Adrien, un des deux personnages principaux du roman de Raphaël Metz, dont les deux amis se prénomment Antonio et Albert, ce qui n'est pas un hasard de l'aveu même de l'auteur qui, dans un entretien, tient ces deux personnages comme des doubles d'Adrien.

Il me faut encore signaler que le même 11 février où je signalai l'émergence de ce que je nomme une supernova symbolique, j'ai reçu un mail de la bibliothèque numérique me vantant quelques nouveautés dont le film Supernova, de Harry Macqueen.


Et le 12 février, après avoir vu Her, je vis que Mubi mettait à l'affiche ce jour-même Le Mépris de Jean-Luc Godard, lequel avait  déjà donné le titre du roman  via cette citation à laquelle le titre fait écho : « La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde. » Dans l'histoire, Gabriel filme Raoul Coutard qui filme :
"Le principe est simple. Gabriel est installé derrière une caméra fixe, face à un très long rail de travelling. De l'autre côté, au loin, Raoul Coutard, sur le chariot du travelling, filme Giorgia Moll qui marche en lisant un scénario - mais c'est une illusion, on ne verra jamais ces images dans Le Mépris. Un homme, chemisette blanche à manches courtes et pantalon blanc, pousse le chariot. Un perchman, casquette et veste écrue sur pantalon noir, prend le son de l'actrice - mais c'est encore une illusion, on n'entendra jamais ce son. [...] Dans le film, la voix terminera en disant Le Mépris est l'histoire de ce monde. Coutard lance la manivelle de rotation latérale, la caméra pivote vite mais suavement jusqu'à se mettre face à celle de Gabriel. Coutard de nouveau regarde dans l'oeilleton. Avec l'autre manivelle, il fait descendre sa caméra en plongée vers Gabriel : l'immense cache-soleil, au format du CinémaScope donc étrangement large, qui héberge à la fois l'objectif de la caméra et l'oeilleton repère de l'opérateur (la Mitchell n'est pas une caméra reflex), descend lentement jusqu'à ces deux yeux de tailles différentes se braquent en contre-plongée sur les deux yeux de tailles différentes de Gabriel en plongée. Entre les deux hommes, entre Raoul Coutard le chef opérateur fétiche de la Nouvelle Vague, et Gabriel l'opérateur solitaire, il y a deux caméras Mitchell BNC 35 mm - mais une seule tourne, une seule a ses bobines chargées, une seule est en train d'imprimer l'autre sur sa pellicule : et c'est celle de Gabriel." (pp. 212-213)

On peut vérifier l'exactitude de la description sur la vidéo suivante :


Meltz poursuit en disant que le plan aura duré une minute et cinquante secondes, que c'est le plan le plus connu tourné par Gabriel, mais que c'est aussi un plan anonyme : "nulle part Gabriel n'est crédité, le film n'a pas d'autre générique que les quelques mots du début qui disent les prises de vue sont de Raoul Coutard, et aucun passionné, pourtant il n'en manque pas pour ce film, n'a jamais cherché à savoir qui avait filmé ce plan." Le jeu de la fiction et de la vérité est ici très subtil : Gabriel est un personnage inventé, Adrien l'écrivain  narrateur de l'histoire n'est pas le Raphaël Meltz écrivain, même s'il se nourrit bien sûr de sa vie. Pourtant il est exact que l'opérateur de ce plan n'est pas Coutard et que son nom reste inconnu.

A la fin du livre, un autre épisode montre une nouvelle facette du jeu autour de la vérité : Adrien retrouve une certaine Ludmilla au café Le Souvenir, dans une petite rue près du métro Ménilmontant. Elle est née en 1986, onze ans de moins que lui, précise-il (donc il est né en 1975, année de naissance réelle de Raphaël Meltz), ajoutant qu'elle a joué le rôle de la petite soeur et lui celui du grand frère (et cela inverse le rapport qui existait entre le grand-père Gabriel et sa grande soeur Hélène, qui mourut en 1913 à l'âge de onze ans - absence qui est au centre du roman).

Or, Adrien propose à Ludmilla d'aller au cinéma, au Grand Action*, la petite salle Henri Ginet, pour voir Signe particulier: néant de Georges Perec. "J'en avais gardé un souvenir un peu froid, un peu formaliste, il ne m'en restait que l'idée qu'en avait eu Perec d'adapter au cinéma son concept lipogrammatique de La Disparition  en décidant que dans un film l'équivalent du "e", la lettre la plus fréquente de l'alphabet , celle qu'il avait retirée de son livre  sans même que s'en rendent compte certains critiques, c'est le visage : et donc faire un film sans visages.

Ce projet de Perec est tout à fait authentique, comme en témoigne par exemple l'excellent article de Maryline Heck, sur Cairn, mais il ne fut jamais réalisé... Le dernier film de Perec est celui tourné en 1979, à Ellis Island avec Robert Bober.

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* Le Grand Action existe bel et bien. Je le vérifie en allant sur son site, où l'on proposait, belle coïncidence encore, le film The Souvenir, de Joanna Hogg. La salle Henri Ginet est bien réelle aussi.