Je réalise la désynchronisation : j'écris dans un appartement cerné par la canicule, volets clos, sur un événement se déroulant à l'autre bout de l'année, dans le renversement des solstices. Cela a-t-il une importance ? cela influe-t-il sur le contenu ? non, certainement, c'était juste une remarque en passant, avant d'entrer dans le vif du sujet. Le vif du sujet ? Certains se posent sans doute la question de ce vif. De l'utilité, aujourd'hui, de passer du temps sur la représentation d'un événement mythique en ce même Orient déchiré aujourd'hui par mille tragédies. Une obscure intuition, qui prolonge en réalité celle de Tarkovski dans Le Sacrifice, me souffle que oui. Peut-être.
Alors poursuivons, en allant voir ce que Robert Delevoy nous dit de l’Épiphanie dans son Bosch de 1960. "L'un des plus subtils poèmes picturaux que l'on puisse saisir dans l'art d'Occident", écrit-il d'emblée. "Formulée en d'autres termes, la pensée est la même que celle qui gère les Noces de Cana : la foi est rassurante, l'effusion religieuse triomphe des forces du Mal."Il reprend ensuite l'idée que nous avons déjà abordée, à savoir que le triptyque illustre le parallèle entre Épiphanie et Eucharistie. Le détail des présents - le Sacrifice d'Isaac sur la pièce d'orfèvrerie déposée aux pieds de la Vierge, la visite de la reine de Saba sur le mantelet de l'autre roi -, est bien redonné, à l'exception de Gaspard : "très digne, vêtu d'un superbe manteau blanc au col d'épines, il tient dans sa main droite un globe blanc bleuté décoré de figurines en grisaille évoquant une scène d'idolâtrie : l'oiseau qui le surmonte picore une cerise rouge." L'épisode de David recevant un message du général Abner n'est donc pas reconnu, pas plus que le phénix surmontant le globe, et qui symbolise la Résurrection du Christ (il n'est pas sûr qu'il picore une cerise rouge, les commentateurs du musée de Prado parlent simplement d'une graine). Et que dire du fruit tenu dans la main gauche de Gaspard, relié au globe par une chaînette dorée ? Ne s'agit-il pas d'une fraise, qui était considérée comme une plante du jardin du paradis ? "Elle figure aussi dans de nombreuses représentations de la Nativité, de l'adoration des bergers et de celle des Rois mages, ainsi que dans des portraits de la sainte Famille ; du reste, dans toutes ces œuvres est symboliquement présente l'Incarnation du Sauveur. Les feuilles trilobées du fraisier peuvent aussi renvoyer à la Trinité, et sa petite fleur blanche est interprétée comme une image de l'innocence et de l'humilité." (Lucia Impelluso, Comment regarder la nature et ses symboles, Hazan, 2004, p. 159)
Mais allons voir du côté des autres personnages du tableau. On se rappelle des trognes de Bruegel, et bien, on trouve ici des lascars qui n'ont rien à leur envier. Regardez ceux qui sont perchés sur le toit de l'humble cabane.
Que font-ils sur ce toit de chaume, alors qu'un autre grimpe à un arbre pour sans doute les rejoindre ? "Ils épient, ils n'adorent pas", constate Delevoy - et Christian Jamet parle de "mauvais bergers". Notons que celui coiffé d'un bonnet bleu tient sous lui une cornemuse. Instrument de musique que l'on retrouve sur le panneau de droite du Jardin des délices. Mal vue par l’Église pour son rôle dans les danses populaires, sources de débauche et de débordements de toutes sortes, elle était souvent associée au Diable tentateur.
Un autre bougre, d'aspect pas plus sympathique, mate par un trou du mur de torchis, juste derrière la Vierge.
Mais le pompon, c'est bien sûr le groupe central qui le décroche, avec cet étrange personnage qui se présente à l'entrée à moitié nu, et qu'on pourrait identifier à un quatrième roi car il porte couronne en forme de bulbe hérissé d'épines. Robert Delevoy y voit le "pauvre lépreux que décrit le Talmud babylonien", le Messie juif que Bosch affuble aussi, selon lui, des attributs de l'Antéchrist (c'est aussi ainsi qu'il est désigné dans le commentaire du Prado).
En tout cas, il tient dans sa main droite la couronne de Balthazar. Christian Jamet remarque que des créatures monstrueuses ornent la robe de Gaspard et de sa petite servante noire, et que le casque que le vieux roi a déposé près de son offrande, écrasant les crapauds de l'hérésie, est décoré également de symboles des désirs terrestres. "Bref, conclut-il, il apparaît que l'acte d'adoration des mages représente aussi pour eux une démarche de conversion."
Le mal rôde. Dans la campagne lumineuse, aucunement hivernale, mais bien estivale avec ses arbres aux denses feuillages, deux troupes de cavaliers semblent se diriger l'une vers l'autre.
Alors j'ai envie pour conclure à mon tour de revenir à Daniel Arasse, et à son propos sur l'Adoration de Bruegel faisant discrètement référence à celle de Bosch : "Ainsi, par delà l'évolution de la peinture flamande et sous couvert d'une composition à l'italienne, Bruegel fait retour à une source d'inspiration où le Noir, le regard du Noir était porteur de la plus haute spiritualité et attestait la valeur universelle de la foi chrétienne, c'est-à-dire aussi, dans les termes de l'époque, l'universalité de l'humanité des hommes. Comme le souligne Jean Devisse (à moins que ce ne soit Michel Mollat), L'Adoration de Bosch "témoigne, face aux milliers d'autres où s'inscrit la méconnaissance progressive de l'Afrique, qu'une autre voie était ouverte, une chance peut-être que l'Occident n'a pas su saisir". C'était avant. Avant le reste. Avant surtout que le développement de l'esclavage et de la traite des Noirs n'encourage le développement de l'idéologie et du discours raciste qui en justifiaient la pratique."
"Mystérieux Jérôme Bosch", tel est le titre d'un article de Paul-Louis Rossi, dans la revue littéraire en ligne En attendant Nadeau, rendant compte d'un essai de Frédéric Grolleau, Hieronymus : moi, Jérôme Bosch, ou le peintre des enfers (Éditions du Littéraire, 2016). Une année 2016 qui devait être consacrée à Jérôme Bosch dans les Flandres et la Wallonie. "Mais, bouleversement imprévu du destin, écrit Rossi, les cérémonies furent gravement perturbées par une série d’attentats meurtriers venus toucher Bruxelles et Paris au début de cette année. Si bien qu’une partie des manifestations a été suspendus, et je n’ose le dire, que l’univers tragique de Bosch n’était pas fatalement désirable en cet instant de l’histoire. La connaissance, la nature et la physionomie du peintre ont grandement souffert de ces événements." Malgré le portrait du peintre que tente d'écrire Frédéric Grolleau, Rossi note encore qu'il "faut admettre que Bosch, issu d’une famille active, appartenant à cette confrérie de Notre-Dame, fait preuve, dans l’histoire qui lui est attribuée, d’une singulière discrétion, pour ne pas dire de marginalité. On ne distingue pratiquement aucun écrit, aucune déclaration, aucune prétention affichée dans sa carrière. " Il ajoute que "dans le « Triptyque de l’Épiphanie » par exemple, il est désigné à la place de Saint-Joseph, seul et désespéré, loin de l’arrivée des Roi Mages et des représentants du clergé et des notables agenouillés."
Cette scène est sur le panneau de gauche. Bosch a représenté ici Peeter Scheyve, le donateur, et saint Pierre. J'avoue n'avoir pas reconnu Joseph dans le personnage du fond, qui me faisait plutôt penser à une religieuse. Et il est vrai que Joseph est absent du panneau central. La notice Wikipedia précise qu'il fait sécher des vêtements près d'un feu, renvoyant en note à Suzanne Laemers, « Hieronymus Bosch and the Tradition of the Early Netherlandish Triptych », in Visual Culture: Images and Interpretations, Norman Bryson, Michael Ann Holly, et Keith Moxey, Hanovre et Londres : Wesleyan University Press, 1994, p. 79.
Étrange scène : Joseph ne me semble pas désespéré, comme l'écrit Rossi, et sa position me fait plutôt penser à celle des paysans du mois de février dans la miniature des frères de Limbourg, dans Les Très Riches Heures du duc de Berry.
Les deux personnages de gauche se réchauffent devant le feu ardent et les artistes montrent leurs sexes avec le plus grand naturel. Ce qui résonne aussi avec la petite scène située juste au-dessus de Joseph, où l'on voit un homme, de trois quarts dos, "qui, nous dit la notice Wikipedia, semble exhiber son sexe à l'attention d'une dame qui parait offusquée".
Que signifie aussi ce regard de Joseph tourné vers saint Pierre, ou bien nous, les spectateurs ?
On ne peut qu'être d'accord avec la dernière phrase de l'article de Paul-Louis Rossi : "Ce qui nous étonne, c’est l’énorme mystère qui persiste dans la distribution et l’analyse des scènes picturales et des notices qui entourent le peintre nommé Hieronymus Bosch."
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