"Dans mes propriétés, tout est plat, rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient donc la lumière ? Nulle ombre.
Parfois, quand j’ai le temps, j’observe, retenant ma respiration ; à l’affût ; et si je vois quelque chose, je pars comme une balle et saute sur les lieux, mais la tête, car c’est le plus souvent une tête, rentre dans le marais ; je puise vivement, c’est de la boue, de la boue tout à fait ordinaire ou du sable, du sable…Ca ne s’ouvre pas non plus sur un beau ciel. Quoiqu’il n’y ait rien au dessus, semble-t-il, il faut y marcher courbé comme dans un tunnel bas.
Ces propriétés sont mes seules propriétés et j’y habite depuis mon enfance et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres."
Henri Michaux, Mes propriétés, J. Fourcade, 1929.
Dans sa réponse à la Lettre rouge d'Henri Pichette (évoquée dans Barque élevée dans les brumes immobiles), Max-Pol Fouchet cite ce recueil de Michaux, "un livre où se révèle, en pleine évidence, l'espace du dedans" (Mes Propriétés est justement repris dans L'espace du dedans, publié en 1944). "Voyez donc le langage de la poésie, poursuit-il : c'est, au regard du langage familier, séculier, un tissage d'impropriétés. Les plus valables métaphores, les plus saisissantes images, les plus exactes catachrèses, celles qui appellent à voix inouïe ce qu'il paraissait impossible d'appeler, qui proposent des rapports avec ce qui semblait de toute éternité sans rapport , elles ne sont jamais que l'impropriété à son comble, l'impropriété montée comme une tour dans le vide."
L'impropriété montée comme une tour dans le vide. L'image ne s'impose pas par son évidence ("évidence", un mot par ailleurs cher à Fouchet, comme en témoigne le titre de ce volume de nouvelles qu'il affectionnait particulièrement, Les évidences secrètes), son étrangeté me renvoie à ce tableau de Léon Spilliaert dont j'ai fait matière d'un article récent, La vie a commencé par un vertige. Vertige qui surgit précisément dans la phrase suivante : "Les supporterions-nous, en dépit des charmes, si nous ne consentions à ce qu'elles soient des signes de transposition, si l'affrontement du propre et de l'impropre ne se présentait comme l'équivalent visage de ce vertige qui nous occupe, lorsque nous mesurons d'où nous partîmes et où nous arrivons ?"
A Henri Pichette qui faisait le procès du poème, et qui écrivit à cette fin ce qu'il appela ses Apoèmes, Max-Pol Fouchet répond qu'il croit, lui, au poème. "Désespérément, sans doute, mais pleinement." Et dans la dernière page de sa réponse, nous retrouvons l'évidence : "L'évidence ne peut être contre le poème : il détient la seule évidence, il est la seule évidence. Notre faiblesse va de soi. Mais fussions-nous plus forts, nous ne vaincrions pas encore. Nous vaincrons parce que nous sommes éternels."
Le dernier paragraphe nous conduira du vestige au vertige.
"Demeure, sans débat, l'oeuvre d'émonder, éclaircir, dégager, crémer, - pour que le vestige se lustre dans la nudité, délivré de l'adventice. Regardons Breughel : Icare choit, dans l'indifférence, et de lui ne subsiste, proche d'un insensible voilier, qu'une jambe éperdue, mais le laboureur, au premier plan, butera du soc, à l'extrême du sillon, contre un crâne, - déjà, peut-être, celui du fils de Dédale."
Copie probable (vers 1595-1600), exposée au Musée royal d'art ancien à Bruxelles |
Et il achève ainsi, par cette courte phrase : "Le vertige est notre Gloire".
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Le 24 janvier, une soirée de lecture avait été organisée par Francis Labbaye au Chauffoir pour commémorer le centenaire de la naissance d'Henri Pichette. J'y lus, avec d'autres, quelques extraits de son oeuvre, dont un passage de l'un de ses fameux Apoèmes.
Dix jours plus tard, je trouvai à Arcanes un essai dont j'avais lu un peu plus tôt une courte recension critique sur Libération. Son titre aurait suffi à m'aimanter : Metavertigo, sous-titré Vertiges de l'humain augmenté de ses vies antérieures. L'auteur, Emmanuel Grimaud, est anthropologue et directeur de recherches au CNRS. Ce livre fascinant s'appuie sur une enquête menée à Calcutta, dans le cabinet de l’hypnothérapeute indienne Trupti Jayin, spécialiste de l’hypnose dite « régressive », technique thérapeutique visant à faire effectuer au patient un voyage mental dans le passé, y compris prénatal, afin de résoudre un problème présent. Une pratique qui connaît un grand succès en Inde depuis les années 1980.
L'essai s'ouvre sur l'évocation d'un colloque qui s'est déroulé en 2017 à Dharamsala, qui réunissait des moines bouddhistes, le Dalaï Lama et des ingénieurs américains de la Silicon Valley. "Certains ingénieurs, raconte Emmanuel Grimaud dans un entretien avec Caroline Pernes, rêvent d’un jour où l’on pourra faire se réincarner les individus de manière électronique, sous la forme de machines ou d’avatars… L’histoire nous montre que les grandes évolutions technologiques ne sont jamais dénuées de dimensions religieuses ou mystiques. Ainsi, la radio s’est inventée à un moment où de nombreux expérimentateurs cherchaient un moyen technologique de communiquer avec les morts. Les transhumanistes se tournent aujourd’hui vers des formes de néo-bouddhisme pour légitimer leurs expériences sur les technologies de l’immortalité. Mais le livre démontre que ces réappropriations prospèrent en réalité sur des malentendus."
L'enquête menée par Grimaud fut baptisée le trou noir de Kolkata (Calcutta), et a donné lieu au film (réalisé avec Arnaud Deshayes) Black Hole : Why I Have Never Been a Rose (disponible sur la plateforme Tënk). Il rappelle que le trou noir, avant de désigner les objets célestes, vrais "gouffres spatiotemporels'" de l'astrophysique d'aujourd'hui, "désigna d'abord une prison située à Kolkata, dans laquelle des Anglais furent enterrés vivants par le nawab du Bengale, le 19 mai 1756." Une atrocité qui servit à justifier la colonisation de l'Inde par les Britanniques, mais dont la véracité a été largement remise en cause par les historiens postcoloniaux (voir la notice de Wikipedia).
C'est en explicitant le lien entre cet événement et l'expérience qu'il mène avec l'hypnothérapeute Trupti Jayin qu'Emmanuel Grimaud en vient pour la première fois à parler de vertige : "Ce sont les vertus jubilatoires de cette forme expérimentale (ou artificielle) de métempsycose qu'il nous intéresse d'explorer et surtout la manière dont du vertige se produit en temps réel, faisant vaciller les frontières du corps, le rapport dialectique entre la vie et la mort et notre appréhension ordinaire du temps." (p. 23)
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Quel rapport, me dira-t-on, entre la méditation sur le poème de Max-Pol Fouchet et l'enquête anthropologique d'Emmanuel Grimaud ? La seule notion de vertige permet-elle de rassembler sans artifice ces deux expériences du monde ?
Je ne suis pas en mesure de répondre avec certitude à ces questions. J'avance dans une certaine pénombre, qui se dissipera peut-être dans les temps à venir. Je vais pour l'instant continuer à explorer la riche matière proposée par l'anthropologue en la croisant prochainement avec un des films les plus fascinants de cette année. Ce sera pour la prochaine livraison.
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