J'avais feuilleté quelques pages du livre sur Léon Spilliaert surgi à la brocante des Marins dès le premier stand rencontré, et j'étais tombé sur Vertige, une oeuvre de 1908. Et ceci balaya le peu de doute qui me restait : on connaît ma fascination pour le champ magnétique qui entoure la notion de vertige, il fallait donc absolument que j'entre en possession du volume.
Vertige, 1908, lavis d'encre de Chine, aquarelle et craie de couleur sur papier. Ostende, 64 x 48 cm. |
Anne Adriaens-Pannier évoque le peintre en homme du Nord, "accoutumé au spectacle des effets déformants qui transforment en vision hallucinantes les figures les plus innocentes. [...] Perchée au sommet d'un escalier qui semble circulaire et offrir peu de soutien, une femme, le voile battant au vent, entame une périlleuse descente. Que peut exprimer le titre Vertige, si ce n'est une expérience d'insécurité, de perte de confiance et d'images visionnaires présageant une fin violente." (p. 54) Je ne suis bien sûr pas le seul à éprouver une étrange attirance pour le vertige, c'est sans doute même une expérience plus commune qu'on ne peut croire. Le blog littéraire belge Le Carnet et les Instants, quand il chronique Le mystère Spilliaert, un roman de Kate Milie, intitule son article Vertige.
"Au départ, un vertige : l’autrice est envoûtée par « l’homme chancelant » qui transcende La nuit, un tableau exposé au musée d’Ixelles :Un homme, vu de dos, vêtu d’une redingote, coiffé d’un haut-de-forme, erre la nuit, en bord de mer, le long des majestueuses Galeries royales d’Ostende. Il semble tituber, tend une main hagarde vers les imposantes colonnes. Qui est cet homme ? Un noctambule égaré sur la digue après la fermeture des cabarets ? Un promeneur perdu ? Un être dévasté venu confier une douleur intenable à la mer ?La passion s’élargit au créateur de l’œuvre : « Ma décision est prise, je vais écrire sur Léon Spilliaert. »
La Nuit, 1908, lavis d'encre de Chine et pastel bleu sur papier, Coll. de l'Etat belge, 48 x 63 cm. |
"Chaque personnage du récit contemporain semble blasonné par une toile majeure du peintre." Ainsi un certain William se sent-il irrésistiblement relié à Vertige : "Une femme toute de noir vêtue, les vêtements et le foulard fouettés par le vent, assise au sommet d’une tour-escalier (ndlr : une ziggourat ?) dont les marches gigantesques rendent impossible toute échappée, regarde, impassible, l’horizon."
Autre motif d'étonnement : le chroniqueur du blog, Philippe Rémy-Wilkin, ne pouvait manquer d'être interpellé par le roman de Kate Milie, ayant été lui-même l'auteur d'une nouvelle, en 2019, intitulée Vertige !, chroniquée dans le même blog belge par Véronique Bergen :
"Le récit Vertige ! est bâti à l’image du tableau Vertige, l’escalier magique de Spilliaert, qui figure en couverture. Avec brio, entre impossible anamnèse et démon de la logique, Philippe Remy-Wilkin campe une fiction aussi entêtante qu’un breuvage. Sur fond d’un questionnement sur le règne de Léopold II, sur les coulisses sanglantes de la colonisation du Congo, une machine infernale (au sens de Cocteau) se met en place : à l’occasion d’une mystérieuse invitation à se rendre au Musée de Tervueren, le narrateur se retrouve embarqué dans une tectonique des plaques touchant l’Histoire et son histoire familiale. Rythmée par la voix posthume de la mère, l’architecture du récit adopte un mouvement tout en spirale."
J'ai retrouvé La Nuit , reproduite dans le court essai que Stéphane Lambert a consacré à Léon Spilliaert, Etre moi toujours plus fort (Arléa, avril 2020), lu d'un trait le 15 mars dernier. L'écrivain se fond dans les pas du jeune Spilliaert arpentant les digues solitaires à la faveur de la nuit, il semble que ce soit lui, le promeneur chancelant :
"Je n'ai pas d'identité arrêtée. Je devine un bateau traversant de gauche à droite le champ de la mer. Je voyage avec lui. Combien d'hommes à cette minute précise sur la mer, alors que d'autres dorment en paix ? En paix, vraiment ? Les lampadaires projettent de longues bandes lumineuses sur le sable alors que les cabines de bain s'alignent sagement le long de la Galerie royale. Et sous ce calme, gît un cri. Silhouette élancée d'un dandy se découpant dans le noir, cinglant la nuit." (p. 19)
On ne s'étonnera pas de retrouver une fois encore dans ce livre le vertige, car Stéphane Lambert en avait déjà fait un motif central dans l'étude qu'il a consacré à Nicolas de Staël, Le vertige et la foi. Il est ici présent dès les premières pages :
"Je suis un si mauvais interprète du rêve des autres : j'en ai trop moi-même. Je les pourchasse fiévreusement. Et je m'enfonce dans leur obscurité. Par où commencer ? Par un vertige. La vie a commencé par un vertige. J'ai cru que le bruit de la mer allait m'engloutir. Puis ce bruit est resté - et j'ai toujours eu peur. C'est là qu'on m'a fait naître. Au bout du monde, face à la mer - dans cette frontière poreuse entre le solide et le trouble." (p. 13-14, c'est moi qui souligne)
Léon Spilliaert - The Hofstraat in Ostend, 1908, collection particulière |
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