Dimanche dernier 3 mars, premier dimanche du mois, était donc le jour de la brocante des Marins, dont j'ai si souvent éprouvé la magie. Les deux derniers mois, je n'avais pu m'y rendre ou bien j'avais bêtement oublié le jour. Cette fois-ci j'étais fermement décidé à ne pas louper le coche. Garé rue des Belges, j'ai abordé l'affaire par le stand en face du café Le Longchamp. Et ce fut d'emblée la révélation : une femme au chapeau noir et au regard ténébreux me subjugua instantanément. La Buveuse d'absinthe du peintre flamand Léon Spilliaert (1907) faisait la couverture du catalogue de l'exposition qui eut lieu du 18 décembre 1997 au 28 février 1998 au Musée-galerie de la Seita (aujourd'hui disparu).
Je ne connaissais pas du tout ce peintre, né à Ostende en 1881, comme James Ensor, beaucoup plus célèbre. La force et l'étrangeté de ses oeuvres me saisissent, et je m'empare bien entendu de l'ouvrage. J'arpente ensuite l'avenue, des deux côtés, ubac et adret, sans plus de découverte. Et je repasse, bouclant la boucle, par ce stand initial où je finis par craquer sur un bel ouvrage d'Emmanuel Anati, L'art rupestre dans le monde, L'imaginaire de la préhistoire (Larousse, 1999). Ce sera tout pour cette fois, mais en somme j'ai fait le plein de rêves (ou de cauchemars, avec l'inquiétant Spilliaert).
Hier samedi, sous la pluie fine qui n'en finissait pas de pointiller les rues, je suis retourné à la médiathèque. Un livre en retard comme un sempiternel prétexte à recharger la besace. Et dans celle-ci, un autre livre d'Eric Poindron déjà aperçu la semaine précédente, Comme un bal de fantômes (Castor Astral, 2017). Il était toujours sur la table des nouveautés, personne n'avait encore jeté son dévolu sur lui (ô lectrices et lecteurs castelroussins, vous ne savez pas ce que vous perdez). J'ai commencé à le lire le soir-même, à petites foulées, à voix haute parfois. Et continué ce matin, tiens, par Toujours comme à Ostende, dédié à Jérôme Leroy.
"(...) Comme des souvenirs de vaisseaux barbares
Des fantômes d'écume et de bruine
Comme un hiver de rien au coeur d'un coeur de théâtre"Si Dieu le veut, je retournerai à Ostende",
c'est Marvin Gaye qui chuchote en souvenirOstende Ostende
Où il écrivit "Sexual Healing"Les masques de James Ensor
Dansent encore en vitrine
Non loin de la mer (...)"
Ensor est présent, mais pas Spilliaert, et je suis presque un peu déçu. Alors je reprends l'album de la Seita et, l'ouvrant au hasard, tombe sur la double page 72-73. A droite, le Port d'Ostende (1909) :
Encre de Chine, aquarelle et crayons de couleur sur papier, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles |
A gauche, le texte, commençant par ce paragraphe : "Comme Verhaeren, poète et grand admirateur du jeune artiste, qui dépeint si bien ce vent des Flandres, Spilliaert nous fait entendre une mer mythique. C'est de "La Traversée des apparences" qu'ils nous parlent tous les deux, à travers "Les mille éclats de l'insaisissable instant" décrits par Virginia Woolf dans Les Vagues."
Et c'est moi qui suis saisi une nouvelle fois. La veille, j'avais lu, toujours d'Eric Poindron, le poème Yügen & Enfances aux jardins, dont voici un extrait :
Souvenez- vous de cet instant Yügen, qui ne se raconte pas,
que vous n'avez jamais su décrire
Qui ne peut être en capture
Le rayon de soleil, l'amour qui musarde, la glace qui fond,
le frisson sans raison, un frémissement dans un arbre
comme une chanson ancienne,
l'extase devant le paysage.
Et pourtant il fallait en conserver le souvenir, la justesse,
l'incandescence, le magnifique, l'unicité
Oui, ce moment ainsi
Juste et inouï
Le vivre, s'en souvenir, et "se promettre de ne jamais
l'oublier"Comme Les Vagues de Virginia Woolf
"Je m'oblige à fixer ce moment, ne serait-ce que
dans une seule ligne d'un poème que je n'écrirai pas..." (p. 20)
Je suis d'autant plus saisi que j'avais déjà noté ce samedi ce que j'appelle une luciole, une petite bulle synchronique, une résonance qui semble ne pas faire réseau : Virginia Woolf était cité également dans un passage du livre de Sandrine Tolotti vu ce même jour. Le Japon du Yügen formait aussi le cadre de cette autre épopée minuscule ; l'autrice y évoquait une cabine téléphonique perchée sur une colline, en surplomb du petit port japonais d'Otsuchi, qui fut détruit à 90% par le tsunami de 2011. Itaru Sasaki l'avait repeinte en blanc, y avait installé un vieux téléphone à cadran à bakélite raccordé à rien, sinon à l'âme de son cousin, décédé d'un cancer, avec qui il voulait garder un contact. Trois mois plus tard, le tsunami a dévasté la ville, les gens se sont réfugiés sur les hauteurs et ont découvert la cabine. "Itaru Sasaki a commencé à voir certaines personnes parler au téléphone, le soir. Et puis cela n'a plus cessé. A ce jour, plus de trente mille personnes sont allés parler avec leurs morts du haut de ce jardin. Pour prendre des nouvelles, pour en donner ou pour délivrer un dernier message composé de mots qu'on aurait voulu prononcer avant mais qu'on a tus ; parce qu'on n'a pas su ou parce qu'on n'a pas pu." (p. 204)
Un peu plus loin, Sandrine Tolotti écrit :
"Tous trouvent là une sorte de réconfort singulier. Peut-être parce qu'il instaure pour communiquer avec les morts un espace plus profane, plus personnel et plus matériel qu'un sanctuaire, mais aussi un espace plus spirituel, plus poétique, plus extraordinaire que l'environnement quotidien, le kaze no denwa* semble installé à la frontière du normal et de l'anormal, celle sans doute où il est plus facile pour beaucoup de nourrir "les illusions bénies qui nous font vivre" (Virginia Woolf)."
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* Le téléphone du vent, baptisé ainsi par Itaru Sasaki.
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