Je me suis aperçu que, depuis le 26 février, je ne parlais guère que de la mort, ou du moins était-elle omniprésente : de la mort de Joseph Ponthus à celle de Philippe Jaccottet (survenues le même jour), des ossements de Cid et de Chimène dans Burgos mise à sac par les troupes de Napoléon jusqu'à l'épisode dans Austerlitz de la petite fille du jardin du Luxembourg qui rappelle à Marie de Verneuil sa première entrevision de la mort. Et avant-hier encore, c'était la mort encore qui clôturait l'excellent film noir de Jules Dassin, Du rififi chez les hommes, vu sur Arte. On dira avec raison que cela n'a rien d'exceptionnel dans un film noir, mais il y a un détail qui, en renvoyant à une période malheureuse de l'Histoire, faisait sens pour moi.
Résumons brièvement le film : Tony le Stéphanois (admirable Jean Servais) sort de cinq ans de prison, tuberculeux et mélancolique. Avec son ami Jo le Suédois et deux autres comparses, il monte le cambriolage audacieux d'une bijouterie (reprenant le coup du parapluie de Marius Jacob*, l'Arsène Lupin anarchiste qui finira ses jours marchand forain dans l'Indre). Malgré le succès de l'opération, une autre bande, affranchie par une maladresse de César, l'Italien perceur de coffres (joué par Dassin lui-même), kidnappe Tonio le fils de Jo et exige le butin en échange. Tout cela finit très mal, dans une villa en construction de Saint-Rémy-lès-Chevreuse.
Au départ de cette séquence, il y a cette rencontre entre Tony et son ex-compagne Mado les Grands Bras, qui l'avait abandonné pour Pierre Grutter, le gérant de boîte de nuit qui a kidnappé le fils de Jo. Elle se fait pardonner en quelque sorte en fournissant à Tony le moyen de retrouver la villa où l'enfant est détenu. Cette retrouvaille se déroule devant la station de Port-Royal, sur la ligne de Sceaux, ainsi nommée car à proximité de l'abbaye de Port-Royal, laquelle fut fondée au XVIe siècle pour décongestionner la maison-mère située en l'abbaye de Port-Royal des Champs, au cœur de la vallée de Chevreuse.**
On se souvient peut-être que j'ai parlé ici de l'abbaye de Port-Royal à propos de L'or du temps, le récit de François Sureau. Retrouver ce fil janséniste m'a ému d'autant plus que je venais récemment de recevoir (et de lire dans la foulée) le petit opus de Pascal Quignard, Sur l'idée d'une communauté de solitaires, dont le premier texte s'intitule Les Ruines de Port-Royal, texte d'une conférence donnée deux fois en 2012, ponctuée de pièces musicales dont O Solitude, a ground, d'Henry Purcell :
"Le propre de Port-Royal pour moi, écrit Quignard, c'est l'invention passionnante - même si elle est difficilement concevable pour l'esprit - d'une communauté de solitaires."
"Le mot de "solitaire", au sens que leur donnaient les Jansénistes, est finalement aussi beau qu'il est énigmatique. Les "solitaires" désignaient des hommes de la société civile, aristocrates ou riches bourgeois, qui optaient pour les mœurs des couvents (ses abstinences, ses silences, ses austérités, ses veilles, ses tâches, ses lectures) mais qui refusaient de s'y lier par des voeux. [...] Ils quittaient la cour pour franchir vingt kilomètres et se retrouver dans un bois.
Ils ne se guidaient sur aucune règle extérieure, n'obéissaient à personne, jaloux seulement de leur retrait du monde. [...] Ils étudiaient. Ils ne tutoyaient personne. Ni Dieu, ni les enfants, ni les pauvres, ni les bêtes. Ils saluaient les corneilles, admiraient leurs becs durs et noirs et caressaient les chats.
En 1678 les derniers solitaires furent contraints de quitter la ferme des Granges sous peine d'incarcération ou de bûcher. En 1711 Port Royal fut rasée sur l'ordre du roi Louis XIV en sorte qu'il "n'y restât pas pierre sur pierre". Puis, à la fin de l'automne, alors que le froid était très vif, que la terre était couverte de neige, les tombes furent ouvertes. Les chiens affamés, les corbeaux, les corneilles, les souriceaux des champs dévoraient ce qui restait de chair sur les os des saints qui étaient morts. Ils dévorèrent Racine. Ils dévorèrent Monsieur Hamon qui avait été son maître."
Et c'est encore une histoire d'ossements qu'on transporte, qu'on profane, qui se déroule avec les os nus des Solitaires qu'on va jeter à la fosse commune de la paroisse voisine de Saint Lambert où Quignard raconte qu'il enregistra, toute une nuit durant, avec Montserrat Figueras et Jordi Savall, la musique sur laquelle il avait composé un petit livre, et entre autres les Leçons de Ténèbres pour le mercredy de François Couperin.
Port-Royal m'est aussi apparue à la fin de la biographie de George Sebbag consacrée à André Breton, André Breton, 1713-1966, Des siècles boules de neige. Sebbag raconte que Breton confectionna en 1941, à New York, un poème-objet intitulé Portrait de l’acteur A. B. dans son rôle mémorable de l’an de grâce
1713. :
"Ce tableau-collage, qui est composé d’objets, de phrases et d’images, forme un dispositif qui enserre des durées survenues en 1713. Le collagiste a projeté un faisceau de durées propres à l’histoire européenne. Tout spécialement, il retient des événements de 1713, la naissance de Diderot et de Vaucanson, le mariage du mathématicien aveugle Saunderson, inventeur d’une machine à calculer décrite par Diderot dans la Lettre sur les aveugles. Il évoque aussi la paix d’Utrecht et la bulle Unigenitus du pape Clément XI, qui consacre le triomphe des jésuites sur les jansénistes. L’abbaye de Port-Royal est détruite. Breton traite Clément XI de vieux chien car il a porté ombrage à Pascal et à Racine." (Georges Sebbag, site Philosophie et surréalisme)
Ce collage de Breton, que je découvre pour la première fois, m'évoque furieusement, avec ses différentes petites cases, le reliquaire de Vivant Denon.
Je n'en ai pas terminé avec la mort, j'en ai peur.
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* Marius Jacob, avec sa bande dite des "Travailleurs de la nuit" a pratiqué entre 150 et 500 cambriolages (la fourchette est conséquente) entre 1900 et 1903. "L'une de ces créations notoires, rapporte la notice de Wikipedia, est celle du « coup du parapluie » : un trou est pratiqué dans le plancher de l'appartement du dessus. Un parapluie fermé est ensuite glissé dans l’ouverture puis ouvert par un système de ficelles afin de récupérer les gravats lorsque ses complices agrandissent le passage. Évitant ainsi le bruit de leur chute. Il lui arriva de refermer les portes par un de ses mécanismes de ficelles et de morceaux de bois, de manière à faire croire qu'il était toujours à l'intérieur ; il assista une fois de la terrasse d'un café à un assaut en règle donné à une maison pillée dans la nuit." Il se suicida à Reuilly l'année même du tournage du Rififi chez les hommes.
Photographie d'identité judiciaire de Marius Jacob, 1903. |
** Une autre scène a été tournée au carrefour de Port-Royal :
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