vendredi 26 février 2021

On écrit toujours avec une main coupée

" (...) je rappelle ce que veut dire date. Étymologiquement, c'est du latin data, ce qui est donné ; mais c'est un reste d'expression, car l'expression complète, c'est littera data, lettre donnée. Il s'agit d'une expression latine assez récente, qui ne date pas de l'époque romaine mais du Moyen Age, du latin médiéval, et c'est une expression juridique, les premiers mots de la formule indiquant la date à laquelle un acte juridique, notarial ou autre, était rédigé ; ces lettres-là étaient données. Il nous reste de cela la date, mais aussi l'ombre de cette expression originaire, littera data, lettre donnée."

Hélène Cixous, Lettres de fuite, Séminaire 2001-2004, Gallimard, 2020, p.28. 

Je voudrais revenir sur cette affirmation de Victor Toubert : "Sebald entourait fréquemment les dates dans ses livres, y cherchant hasards, coïncidences, significations, construisant ses propres livres sur ces coïncidences." Il poursuit ainsi : "Muriel Pic a montré comment la place accordée aux dates, chez Sebald, ne correspond pas seulement à une obsession chronologique ou historique, mais remplit une fonction poétique, ces dates prenant le visage d’une anecdote ou d’une figure astrologique, formant la trame d’une constellation, d’un montage qui vise à dépayser le temps, à l’étrangéiser."*

Ce qui est extraordinaire, c'est que je retrouve cette interrogation sur la date dans Lettres de fuite d'Hélène Cixous. Et pas n'importe où, à la page qui suit celle de la citation de l'autre jour sur Albertine disparue. Au verso de Proust, elle dit revenir à ce 11 septembre 2001, à cette catastrophe qui vient de se produire à deux mois du présent séminaire, et pour cela prend une petite citation dans Schibboleth, le texte de Derrida, qu'elle dit être "scandé par une réflexion sur la date" : "Parle-t-on jamais d'une date ? Mais parle-t-on jamais sans parler d'une date ? D'elle et depuis elle ? [c'est une question de fond] Qu'on le veuille ou non, qu'on le sache, l'avoue, le dissimule, une parole est toujours datée." Le texte se réfère, dit-elle, à Paul Celan, puis elle prolonge par une plus longue citation, dont je redonne une partie ici :

"Dans certaines conditions, du moins, dater revient à signer. Inscrire une date, la consigner, ce n'est pas seulement signer depuis une année, un mois, un jour, autant de mots qui ponctuent le texte de Celan, mais aussi depuis un lieu. Tels poèmes sont datés de Zürich, Tübingen, Todtnauberg, Paris, Jérusalem, Lyon, Tel Aviv, Vienne, Assise, Cologne, Brest, etc. Au début ou à la fin d'une lettre, la date consigne un "maintenant" du calendrier ou de l'horloge ("alle Uhren und Kalender", seconde page du Méridien), autant que l'ici d'un pays, de la contrée, de la maison en leur nom propre. Elle marque ainsi, à la pointe du gnomon, la provenance de ce qui se trouve donné, en tout cas envoyé, et, que cela arrive ou non, destiné."

Couverture du calendrier de Kempten de W.G. Sebald, année 1993

Muriel Pic signale de son côté que l'agenda de Sebald est un calendrier de Kempten, dont une page, dit-elle, est reproduite dans Séjours à la campagne. Je crois bien qu'il s'agit là du seul livre de Sebald que je n'ai pas lu, je ne comprends d'ailleurs pas vraiment cette lacune. Par bonheur, j'en ai retrouvé sur le net un extrait, les vingt premières pages qui contiennent le début d'Une comète dans le ciel, une note d'almanach en l'honneur de l'ami rhénan, c'est-à-dire l'écrivain allemand Johann Peter Hebel.  Sebald affirme que s'il n'arrête pas de lire et de relire les histoires de "son almanach", c'est que "tout à fait incidemment" son grand-père, "dont la langue en de nombreux points rappelait celle de l’ami de la famille, avait l’habitude d’acheter à chaque nouvelle année un calendrier de Kempten où il consignait au crayon à encre les fêtes de ses parents et amis, la date de la première gelée, de la première chute de
neige, l’arrivée du foehn, les orages, la grêle ou autres phénomènes atmosphériques, et à l’occasion, sur les pages réservées aux notes personnelles, une recette pour fabriquer du vermouth ou de l’eau-de-vie de gentiane
."


 

Et, par bonheur encore, j'ai découvert grâce à cette recherche sur le calendrier de Kempten, la thèse de Victor Toubert, soutenue semble-t-il en 2019, et intitulée Entre le livre et la lampe : représentations et usages de l’érudition chez Pierre Michon, W.G. Sebald et Antonio Tabucchi. Je recherche le mot-clé Kempten dans ce vaste écrit de plus de 400 pages et je lis ceci : 

"Une très grande partie de l’intérêt de Sebald pour la nature et les sciences naturelles lui viendrait de son grand-père, que la sœur de Sebald décrit comme un « Naturphilosoph », connaissant le nom des plantes et leurs utilisations. Sebald tiendrait largement de son grand-père ses goûts pour les longues marches, pour le jardinage, pour les almanachs, pour le monde naturel, qui jouent des rôles particulièrement importants dans ses récits. Le grand-père de Sebald ne s’intéressait pas à la littérature, ne lisait pas de romans ou de pièces de théâtre, mais il utilisait un almanach imprimé à Kempten, dans lequel il notait les fêtes de ses proches, les dates importantes de l’année, les cycles de la lune, les saisons. C’est peut-être dans cette pratique de la lecture de l’almanach, qui fait aussi partie du monde paysan décrit par Pierre Michon, que l’on peut retrouver en partie l’origine de la fascination de Sebald pour les dates, et de son intérêt pour les coïncidences temporelles dont Muriel Pic a montré l’importance décisive dans la poétique de Sebald." (pp. 49-50, c'est moi qui souligne)

C'est Muriel Pic aussi qui cite page 10 de son étude sur la Politique de la mélancolie chez Sebald un extrait du dernier texte publié de son vivant, et daté, dit-elle, du 18 novembre 2001.

Or, le texte issu du séminaire d'Hélène Cixous est daté, lui, du 10 novembre 2001. Huit jours seulement séparent ces deux textes. Grande différence : L'un ouvre une œuvre tandis que l'autre la clôt.

Le titre de ce premier séminaire retranscrit dans Lettres de fuite est "On écrit toujours avec une main coupée". Ceci faisant référence à un passage de L'Origine de Thomas Bernhard, où il raconte le bombardement de Salzbourg : "Sur le chemin qui mène à la Gstättengasse, devant l'église du Bürgerspital j'avais marché sur un objet mou, je crus, en regardant cet objet, qu'il s'agissait d'une main de poupée [Puppenhand], mes camarades de classe, eux aussi, avaient cru qu'il s'agissait d'une main de poupée, mais c'était une main d'enfant [Kinderhand] arrachée à un enfant."

Or, la veille au soir, lisant le livre récupéré le jour-même à la librairie Arcanes, André Breton, 1713-1966, Des siècles boules de neige, de George Sebbag, commandé juste après avoir écrit la chronique sur Je cherche l'or du temps, je tombai devant le passage suivant, évoquant le poème Fata Morgana, écrit par Breton à Marseille, en décembre 1940, alors qu'il était en attente d'un bateau pour l'Amérique.

"Le 23 novembre 1407, à Paris, rue Barbette, à huit heures du soir, à la lueur des torches, le duc d'Orléans est assailli par une troupe. Il a la main droite tranchée qui sera ramassée le lendemain. Main gantée du funambule tenant une torche (couronnement d'Isabeau), main gantée du duc tenant un flambeau (bal des Ardents), main gantée tranchée (assassinat du duc). Breton tient à souligner cette série de trois mains gantées :

Et quelque temps après à huit heures du soir la main
On s'est toujours souvenu qu'elle jouait avec le gant
La main le gant une fois deux fois
trois fois 

Dans le collage Charles VI jouant aux cartes pendant sa folie [collage d'André Breton] se superposent le destin de Charles VI et la vie de Breton. Le comte de Foix assassine son fils. Charles VI, en raison de la maladresse de son frère, manque d'être consumé dans le buisson des Ardents, comme Yvain de Foix. Son frère, le duc d'Orléans, meurt la main tranchée." (p. 75)

La mort, c'est ce qui a frappé aussi, beaucoup trop tôt, Joseph Ponthus. L'écrivain est décédé d'un cancer à 42 ans. Il avait connu un succès foudroyant avec A la ligne, premier roman sous-titré Feuillets d'usine, où il relatait son expérience d'ouvrier intérimaire dans les usines de poissons et les abattoirs bretons. Sans presque aucune ponctuation, revenant sans cesse à la ligne, comme en un long poème dicté, disait-il, par les rythmes mêmes de l'usine, son texte rendait compte avec une puissance de marteau-pilon de la dureté de la condition ouvrière aujourd'hui encore. Ce matin cette disparition m'a saisi, j'ai réouvert le livre au hasard et l'attracteur étrange m'a fait cadeau de ces pages :

Je me souviens des doigts coupés de Raymond

Kopa à qui j'ai serré la main il y a plusieurs 

années de cela

(...)

A l'atelier où je bosse

J'en serre 

Des mains fauchées 

Au vestiaire

(...)

Et Kopa joue au ballon  en rentrant de la mine

Et j'essaie d'écrire comme Kopa jouait au ballon

Allez Raymond

Je bois un coup à la santé de tes doigts coupés

De la main coupée de Cendrars

De la tête trépanée d'Apollinaire

De mon pied sauvé par une coque de métal

Au bar des amputés des travailleurs des mineurs

et des bouchers (pp. 139-142)

Dans une intervention à la librairie Mollat, le 16 mai 2019, Joseph Ponthus avait dit que même s’il avait lu Marx et de nombreux livres sur la condition ouvrière, il ne s’inscrivait pas dans une tradition littéraire prolétarienne, se reconnaissant "plutôt dans ces écrivains partis à la guerre de 14 : Genevoix, Apollinaire, Aragon, Cendrars… Il se sent de cette filiation-là, comme ces ouvriers d’abattoir, psychologiquement meurtris, qui témoignent aller travailler comme ils vont à la guerre."


Dans la 66ème section, Joseph Ponthus écrit à sa femme Krystel :

"Mon épouse amour

Il y a ce poème d'Apollinaire aux tranchées qui 

m'obsède par sa beauté et sa justesse

(...)

Il y a Pontus de Tyard qui est mon ancêtre

et dont deux vers s'accordent si bien avec ces 

feuillets d'usine

"Qu'incessamment en toute humilité

Ma langue honore et mon esprit contemple"

(...)

Il y a le choeur final de la Passion selon Mathieu

de Bach que j'écoute en t'écrivant ces mots 

(...)

Il y a qu'il n'y aura jamais

De 

Point final

A la ligne

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* Il renvoie en note au texte de Muriel Pic, « Politique de la mélancolie chez W.G. Sebald. Résistance, achronologie et divination », p. 16-22 en particulier, inclus dans le recueil collectif qu'elle a dirigé, Politique de la mélancolie, à propos de W.G. Sebald, Les presses du réel, 2016, (livre offert pour mes 60 ans). 

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