mardi 9 février 2021

Les bibliothèques ne sont pas des lieux, ce sont des corps

Problème à trois corps.

Étant donnés : 

deux femmes, deux écrivaines, liées à cette ville du sud-ouest dont le nom sonne à mes oreilles comme une plaisanterie, un mot-valise qui mêlerait l'étrange et le familier, l'arcane et le pourceau, l'alpha océanique et l'oméga bassinique

un écrivain aveugle, enlevé à ce monde, rêveur d'une bibliothèque infinie, aux dimensions de l'univers 

une revue littéraire sur le net, arraisonnée par une recherche croisée comportant la susdite ville balnéaire et l'une des deux écrivaines, et ouvrant sur les motifs de la tour, du fantôme et du secret

Étant donnés, pour résumer, Hélène Cixous, Chantal Thomas,(Arcachon), Jorge Luis Borges et remue.net

existe-t-il un lieu rassemblant tous ces éléments (à peine ce mot est-il surgi du clavier que j'en conçois toute l'inélégance) ? Question tout à fait rhétorique (la poserais-je si je n'avais pas déjà la réponse ?), ce lieu n'est autre qu'une page de cette revue remuante, déjà ancienne puisqu'elle remonte au 15 juin 2006, l'année où j'ai commencé, bien timidement, Alluvions : Le corps, la bibliothèque.

Cet article est un recueil de citations, qui commence précisément avec Borges, à travers un extrait de « La bibliothèque de Babel », in Fictions, Paris, Gallimard, 1957. :

« Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j’ai voyagé dans ma jeunesse ; j’ai effectué des pèlerinages à la recherche d’un livre et peut-être du catalogue des catalogues ; maintenant que mes yeux sont à peine capables de déchiffrer ce que j’écris, je me prépare à mourir à quelques courtes lieues de l’hexagone où je naquis. »
La Bibliothèque de Babel, dessin d'Erik Desmazières

Suivent Baudelaire, Umberto Eco, Richard Brautigan et Jack Kerouac, avant Hélène Cixous dont l'ouvrage évoqué n'est autre que Tours promises : "On y découvre l’écho de la décision prise par l’auteur de donner, de son vivant, archives et manuscrits à la BnF ": 

« J’avais commencé à "tout" donner à la BN, comme je m’y étais engagée, et c’était tout de suite devenu un piège, chaque parole un piège et une énigme, chaque mot : "tout", "donner", "commencé", sans compter le pronom personnel, ce geste qui tient en quelques mots était devenu aussi vite qu’un incendie une cause de dérèglement dans ma tête du climat coutumier (...), il me semblait que je marchais entre les tombes dans le couloir, toute la partie ouest où respiraient lourdement les caisses de carton qui n’avaient pas fait le moindre signe auparavant était devenu lieu de répulsion pour moi (...). » Tours promises, Galilée, 2004, p.15.

La bibliothèque aurait-elle des affinités avec le cimetière ? Du narrateur borgésien qui se prépare à mourir jusqu'à l'écrivaine qui sinue dans les couloirs de la BN comme si elle marchait entre des tombes, il semble qu'un même tropisme funéraire est ici à l'oeuvre. On ne s'étonnera donc pas de trouver délicieux d'en sortir - et c'est là le sens de l'extrait suivant, glané chez Chantal Thomas : 

« Peut-être certaines bibliothèques sont-elles construites pour l’instant de l’émergence hors des salles de lecture, pour le plaisir d’en sortir. Si tel est le cas, la Bibliothèque nationale de France est parfaite. C’est toujours une émotion, à la tombée du jour, de se laisser porter par l’escalier roulant qui, entre de hautes murailles métalliques nous extirpe du sous-sol dit Rez-de-Jardin pour nous permettre de rejoindre le tapis roulant, lequel nous rend à la voûte céleste, à la scénographie des nuages. Voilà, j’y suis. Tout en haut. (...) Je marche sur une immense esplanade, je cours sur le sommet d’une pyramide (pas trop vite, car le sol en bois est glissant). J’ai le dos fatigué, les yeux clignotants, mais au cœur une fierté, le sentiment d’une élévation. » Chantal Thomas, Souffrir, Payot, 2004, p.68.
Claude Simon, Pascal Quignard* prolongent la série, avant que l'on revienne à Borges :

« Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l’espèce humaine - la seule qui soit - est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. »

On relèvera ce dernier adjectif en bout de course de la phrase : secrète. Alors que la mort n'est pas très loin, collective cette fois : l’espèce humaine - la seule qui soit - est près de s’éteindre.

A quoi fait écho, pour terminer, Georges Perec :

« 2.5. Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. Au nom de l’achevé, nous voulons croire qu’un ordre unique existe qui nous permettrait d’accéder d’emblée au savoir ; au nom de l’insaisissable, nous voulons penser que l’ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destinés à dissimuler l’usure des livres et des systèmes.
Entre les deux en tout cas il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourretout. » "Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres », Penser/Classer, Hachette, 1985.

La Salle Labrouste de la Bibliothèque nationale, par Erik Desmazières

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* Pascal Quignard à qui j'emprunte le titre de cette chronique :

« (...) les bibliothèques ne sont pas des lieux, ce sont des corps. (...) Sans doute me suis-je repu de la viande « très creuse », sans doute ai-je beaucoup mâché le livre que saint Jean dit "amer aux entrailles", mais ce corps était préalablement creusé pour cette faim, saturé d’un désir que seul l’excès était capable de creuser encore et de « manquer » encore. Aussi ne vit-on pas "dans" la bibliothèque de la façon plus ou moins convenue et secondaire où vous paraissiez l’entendre. Mais d’une manière fondamentale, autant que nous parlons et que cette puissance de la langue en nous nous fonde, et qu’elle nous constitue. Ce sont des corps vivants qui enregistrent ces marques. les entrepôts ce sont nos chairs et nos boulimies de symptômes. Leur histoire : c’est cette écriture sur nous. » Petits traités, tome 1, Gallimard, 1997, coll. Folio, p. 203. 

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