Reprenons place au côté de Jacques Austerlitz, dans une des salles de la Bibliothèque nationale "emplie de légers bourdonnements, bruissements, toussotements", où il se demande s'il se trouve "sur l'île des Bienheureux ou au contraire dans une colonie pénitentiaire", une question, précise-t-il immédiatement, qui lui "trottait aussi par la tête en ce jour, qui m'est resté particulièrement en mémoire, où, de la place que j'occupais au première étage dans la salle des documents et manuscrits, j'ai contemplé pendant une heure peut-être la rangée des hautes fenêtres du bâtiment d'en face, où se reflétaient les ardoises noires du toit, les étroites cheminées de brique rouge, le bleu glacé du ciel étincelant et la girouette rutilante de fer-blanc découpée en forme d'hirondelle s’élançant bleue dans le ciel d'azur. Les reflets dans les vitres anciennes étaient légèrement déformées ou brouillés et, dit Austerlitz, je me rappelle qu'en les voyant, pour une raison que j'ignore, les larmes me vinrent aux yeux." (p. 355)
Cette contemplation interminable, ces larmes soudaines et inexpliquées, sont autant de symptômes de l'état dépressif du personnage. Précisons que les îles des Bienheureux (μακάρων νῆσοι / makárôn nễsoi ou îles Fortunées) sont, dans la mythologie grecque, un lieu des Enfers où les âmes vertueuses goûtaient un repos parfait après leur mort. Ptolémée, les plaçant dans sa Géographie à la limite ouest du monde habité (on les identifie classiquement aux îles Canaries ou aux îles du Cap Vert), y fait passer le méridien zéro. La contemplation est par ailleurs l'unique activité de ces heureux élus. Quant à la colonie pénitentiaire, elle ne peut manquer de nous évoquer la nouvelle de Kafka, parue à l'octobre 1919, où un voyageur anonyme est invité à assister à une exécution publique, laquelle est réalisée avec une machine complexe, vrai engin de torture élaboré par le défunt commandant de l'île, dont l'une des fonctions est d'inscrire dans la chair même du condamné le motif de la punition. La colonie est également située sur une île tropicale éloignée.
Jean-Claude Pardou, dessin pour « La colonie pénitentiaire » de Franz Kafka aux éditions du Bourdaric |
Austerlitz signale ensuite que "c'est au demeurant ce jour-là" qu'une certaine Marie de Verneuil, qui travaillait comme lui au département des manuscrits, lui fait passer un petit papier où elle l'invite à venir boire un café. Il accepte aussitôt et la suit, "presque docilement", note-t-il, jusqu'au Palais-Royal, "où nous sommes longuement restés assis sous les arcades, tout près d'une vitrine où, se souvient-il, étaient exposés des centaines et des centaines de soldats de plomb en uniformes chamarrés de l'armée napoléonienne, disposés en ordre de marche et en formations pour la bataille."
Ce Palais-Royal est le lieu d'un hasard objectif. Il se trouve que la semaine dernière j'ai rapporté de la médiathèque, outre les albums de Marc-Antoine Mathieu, le récit de François Sureau, L'or du temps. J'avais apprécié naguère son Tract sur la défense de la liberté, sa verve d'avocat sur quelques plateaux télévisés, et le titre inspiré de l'épitaphe gravé sur la tombe d'André Breton, au cimetière des Batignolles : Je cherche l'or du temps, avait fini de me convaincre d'emprunter ce lourd volume de plus de huit cent pages. En vérité, la célèbre phrase est issue de la première page de l’Introduction au discours sur le peu de réalité, un texte écrit, de fin 1924 à janvier 1925, dans le prolongement direct du Manifeste du surréalisme.
Je dois dire ma perplexité vis-à-vis du livre de Sureau : auteur de pages éblouissantes, possesseur d'une érudition étourdissante*, il n'en reste pas moins que son livre profus vous reste un chouïa en travers de la gorge. Il n'a guère le souci du lecteur et vous accable de références dont beaucoup vous demeurent opaques. Pourtant j'avais aimé l'incipit, qui laissait penser à quelque vagabondage fluviatile où d'emblée s'imposait cette idée de secret que je ne cessais alors de croiser (et dont nous avons vu que la dernière occurrence était à la fin du commentaire du film de Resnais), : "La Seine est le fleuve sur le bord duquel j'aurai passé l'essentiel de ma vie. Je me suis aperçu très tard que cette mince coulée grise et verte formait le centre d'un territoire réel et imaginaire dont je n'avais jamais cessé de vouloir déchiffrer le secret." Mais j'éprouvai ensuite une sorte de déception : la Seine n'était qu'un prétexte, on ne la voyait pas pour ainsi dire, et ce récit est donc à mille lieues des vrais voyages au long cours, où revivent marches, villes, villages et paysages, qu'il s'agisse du fabuleux Danube de Claudio Magris, ou, plus récemment, du Remonter la Marne de Jean-Paul Kauffmann ou d'Intervalles de Loire de Michel Jullien. Toute la place est donnée aux personnages historiques, et la géographie y est totalement secondaire**.
S'ajoute à cela la présence d'un "étranger", Adam Bagramko, auteur d'un tableau, un triptyque soi-disant conservé au musée d'art de Seattle dans l’État de Washington, et dont le titre est Ma source la Seine. La partie gauche représente une île, "dessinée comme dans une carte de Stevenson, entourée non pas d'eau, mais d'une épaisse forêt. (...) Au centre de l'île on finit par distinguer une minuscule photographie. Elle représente une de ces plaques en ébonite qu'on voit sur certains immeubles parisiens. En haut, une main à l'index pointé pour indiquer une direction. Sous la main, on peut lire : "Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J'avais dit que personne n'entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous." Cette plaque est restée longtemps sous la voûte du 7 rue du Faubourg-Montmartre, avant la porte-tambour du bouillon Duval, au pied de la petite chambre où est mort, le 24 novembre 1870, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, qui figurait en bonne place dans le panthéon de Breton et des surréalistes. La plaque a disparu aujourd'hui, "en raison, indique le concierge, d'une décision de l'assemblée des copropriétaires." (p. 20)
Tarot de Marseille des surréalistes |
"La partie droite, poursuit François Sureau, présente un caractère prémonitoire, puisque le tableau date de 1938. Dessinée à grands coups de pinceau bleu, la statue de la Liberté de l'île des Cygnes [encore une île, soit dit en passant] s'élève sur un fleuve jonché de feuilles mortes. Et tout autour du carré sont collés les tarots d'un jeu du XIXe siècle. Or, en juin 1940, Bagramko devait s'embarquer pour New York, après avoir attendu un bateau à Marseille où fut composé par Breton et quelques amis le jeu désormais célèbre des "Tarots de Marseille.***" C'est du Havre qu'il s'embarque pour finir."
Ce Bagramko, ainsi qu'un certain Grigoriev, ami du premier, on ne les cessera plus de les croiser tout au long du livre. Or, le doute s'installe petit à petit et l'on subodore que ces deux acolytes ne sont qu'invention de l'auteur, malgré le luxe de détails dont il agrémente ces descriptions. La recherche googlisante conduit vers Bagramko mais il est toujours associé à Sureau et à son récit. A Seattle, pas plus qu'au Musée d'Art de Vancouver qui aurait recueilli la majorité de son œuvre, on ne trouve trace de Bagramko. Cette gentille mystification, qui eût été délicieuse sur un écrit aux dimensions d'une nouvelle, devient franchement pesante - du moins l'ai-je éprouvé personnellement comme telle - sur la longueur d'un tel ouvrage. Et j'ai fini, je l'avoue, par parcourir à la vitesse d'un fleuve en crue les 400 dernières pages de L'or du temps.
Il reste que ce récit recèle quelques pépites, et qu'il n'a pas usurpé son titre bretonien, car il fut le lieu, je l'ai dit, de plusieurs de ces hasards objectifs chers au poète. François Sureau, au cours de son évocation de l'abbaye de Port-Royal et de la persécution dont elle fût l'objet, parle d'une porte de forme ottomane percé dans le fond du mur de clôture. On y distribuait de la soupe et du pain, de l'argent aussi peut-être. Après avoir cité Racine, auteur de "l’Abrégé de l’histoire de Port-Royal", "le plus beau texte en prose du XVIIe siècle, assure-t-il, par son effacement, sa transparence inquiète et ferme, et la clarté intérieure qui s'en dégage", il écrit : "Dans ce "siècle des saints", on n'aura pas opposé la charité et la justice, se fiant à ce qu'en disait le maître de Nazareth : "Il y aura toujours des pauvres parmi vous.""
Or, ce 10 février, je venais tout juste de commencer à écouter la Passion Selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, déniché dans le magasin Emmaüs. Et dans le récitatif, huitième pièce de la première partie de la Passion Selon Saint Matthieu, Jésus parle et dit : "Il y aura toujours des pauvres parmi vous, mais moi, vous ne m'aurez pas toujours." Cette parole christique, dont je ne me souvenais pas avoir eu connaissance avant cette date, s'était donc présentée par deux fois la même journée.
Mais ce n'est qu'aujourd'hui que je m'avisai, comme pour étayer ma conviction intime, que sous la citation liminaire d'André Breton, il y avait un passage de l’Évangile selon Saint Matthieu :
Je ne me suis éloigné de Sebald qu'en apparence, et de Port-Royal je vais repasser au Palais-Royal où Austerlitz retrouve Marie de Verneuil. François Sureau décrit lui aussi le lieu à partir de sa page 265. La première phrase ne nous étonnera pas : Le Palais-Royal est une île.
"On peut s'y retirer hors du pouvoir des heures, de l'illusion du temps. C'est une Atlantide et l'hôtel de la Valnéry, la demeure mystérieuse de Leblanc, perdue dans les années. Lorsqu'on entre dans ce jardin au silence épais que les cris des rares enfants font à peine vibrer, on peut craindre de ne jamais en sortir. Un jardin pour grandes personnes, disait Colette qui y vécut.
L'immobilité du Palais-Royal n'est pas celle, taurine, solaire, métaphysique, des places de Chirico. Elle ne suscite pas davantage de rêveries funèbres. Malgré les jouets, les décorations militaires, les soldats de plomb et les lourdes pipes de hussard débordant de la vitrine de l'Orientale, elle n'exhale aucun parfum de Mitteleuropa."
Cette description du Palais-Royal (où l'on retrouve les soldats de plomb de Sebald) comme une sorte de domaine échappant à l'emprise du temps trouve une résonance dans l'histoire que Marie de Verneuil confie à Austerlitz dans le café des arcades :)
"[…] elle me parla d’un moulin à papier sur la Charente qu’elle avait récemment visité avec un sien cousin et qui, dit-elle, dit Austerlitz, comptait au nombre des lieux les plus mystérieux qu’il lui avait jamais été donné de voir. L’énorme bâtiment construit en lambourdes de chêne et gémissant parfois sous son propre poids est à moitié dissimulé sous les arbres et les fourrés dans la boucle d’une rivière vert sombre, dit Marie. Deux frères qui maîtrisent parfaitement chaque geste de leur métier, et dont l’un louche d’un œil tandis que l’autre a une épaule plus haute que l’autre, s’affairent à l’intérieur pour transformer la pâte mouillée d’une mixture de chiffons et de vieux papiers en feuilles propres et vierges qu’ils mettent ensuite à sécher dans une grande aire située à l’étage au-dessus. Là-bas, dit Marie, on est entouré d’une pénombre silencieuse, on voit au travers des fentes des volets la lumière du jour, on entend l’eau buire à voix basse en passant la retenue, la roue qui tourne lentement, et l’on en vient à ne plus se souhaiter que de jouir d’une paix éternelle."[C'est moi qui souligne]
Je me demandais pourquoi cette allusion à la Charente. Ce n'est qu'après avoir lu une étude de Chantal Massol, Austerlitz : la prose fictionnelle de W. G. Sebald au miroir du roman de Balzac, que j'en découvris les ressorts. Marie de Verneuil elle-même est un personnage balzacien, inspirée de la Marie-Nathalie de Verneuil, héroïne des Chouans. Elle apparaît, vers le milieu du livre, dans un décor de brume montante tout droit issu du roman de Balzac, dans un « lambeau de souvenir » (p. 164) :
"À l’extérieur [de l’église de Salle, Norfolk], la brume blanche avait monté des prairies et en silence nous la regardions tous deux ramper sous le seuil du portail, nuée qui roulait ses volutes au ras du sol, recouvrait peu à peu toutes les dalles de pierre, s’épaississait et gonflait tellement que nous n’en émergions plus qu’à demi [...] (p.189)
"Pareille brume, précise en note Chantal Massol, envahit, chez Balzac, le paysage qui s’offre aux yeux de Marie depuis les hauteurs de Fougères : « […] par un phénomène assez fréquent dans ces fraîches contrées, des vapeurs s’étendirent en nappes, comblèrent les vallées, montèrent jusqu’aux plus hautes collines, ensevelirent ce riche bassin sous un manteau de neige » (Les Chouans, VIII, p. 1093). "Selon toute vraisemblance, poursuit-elle, c’est la place inaugurale des Chouans dans La Comédie humaine qui vaut à leur héroïne d’être invitée dans la prose sebaldienne. C’est ce que semblent nous dire, en tout cas, les transformations que subit, dans cette migration, ce personnage. Dès sa première rencontre avec Jacques, dans Austerlitz, Marie de Verneuil lui livre son « âme » à travers une histoire qui frappe son esprit (...).
Il s'agit de l'histoire du moulin à papier sur la Charente, dont Chantal Massol pense qu'il "puise ses éléments, en les mêlant à ceux d’un conte (sans doute des frères Grimm), dans un autre roman de Balzac encore, Illusions perdues : moulin à papier sur la Charente, frères, eau verte et sombre de la rivière..."
Cette perspective balzacienne ouvre des horizons prodigieux, qui réclament des développements auxquels je ne puis pour l'instant sacrifier. Je préfère terminer sur cette image de la Charente qui me vint alors que je lisais son nom dans Austerlitz : c'était celle de la rivière étirant ses méandres dans le parc de la maison de Maria Casarès, à Alloue. **** Ce souvenir est indissociable de ma sœur Marie, qui me fit, avec son mari Emmanuel, connaître pour la première fois ce lieu magique. C'est à elle, trop tôt disparue, que je pense ce soir.
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* Érudition que je n'ai pris qu'une seule fois en défaut, lors de son évocation de Vivant Denon, l'écrivain et dessinateur qui accompagna Bonaparte en Egypte, et qui devint le maître d'oeuvre de la monumentale Description de l'Egypte. Sureau rapporte, page 770, que Denon, "qui fut un temps réputé être le possesseur de la tête naturalisée de Charlotte Corday, " aimait à composer d'étranges reliquaires. Il y rassemblait, écrit-il, les restes mortuaires, authentiques ou non, de personnages illustres, fragments d'os de la Fontaine, d'Héloïse, d'Abélard, du Cid et de Chimène, morceaux de la moustache d'Henri IV, mèches de Desaix, dent de Voltaire. Une description qui fait peur en est donnée par le catalogue de la vente posthume de ses biens en 1826. Je ne sais pas ce que le funeste objet est devenu." Disant cela, et parlant au singulier, il faut donc se résigner à ce qu'il n'existe qu'un seul étrange reliquaire. Or, cher François Sureau, ce reliquaire se trouve au Musée-Hôtel Bertrand de Châteauroux. J'ai consacré autrefois plusieurs articles à cet objet fascinant.
** Il faut dire que l'auteur lui-même écrit que "la Seine n'est rien, un fleuve assez provincial auquel ses berges, ses villes, ses écrivains et ses peintres tournent le plus souvent le dos, et qui n'apporte rien d'autre que l'occasion de rêver à de grands voyages ultramarins."(p. 18)
*** J'ai évoqué ce jeu de Tarot des surréalistes dans un article du 26 octobre 2018, Varian Fry et André Breton.
**** La grande comédienne avait acquis ce domaine agricole de La Vergne, autrefois fortifié, après la mort d'Albert Camus en 1960. À sa mort en 1996, elle lègue son domaine à la commune d’Alloue pour remercier la France d’avoir été une terre d’asile pour elle et sa famille. Véronique Charrier, ancienne directrice adjointe du festival d’Avignon, crée en 1999 l'Association « La maison du comédien Maria Casarès » présidée par le comédien François Marthouret. Les communs aujourd’hui réhabilités en studios sont habités par les résidents accueillis en création et l’ancienne grange a été transformée en salle de spectacle. Le parc s’étend sur cinq hectares de jardins comprenant deux îles.
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