dimanche 28 janvier 2018

Dans les fleuves, au nord de l'avenir

Le 3 janvier, juste après avoir lu les pages qu'Edmund de Waal consacre à Paul Celan, je reprends la lecture du Conte du biographe d'AS Byatt, que j'avais interrompue à la page 164, au moment où le narrateur, Phineas G. Nanson, commence à travailler à la Ceinture de Puck, une agence de voyages assez singulière, tenue par Erik et Christophe, un couple homosexuel.
" La matière première des tours que nous offrions était l'histoire de l'art, mais autrement. Visite comparative et spécialisée des nativités en Allemagne, Autriche, France, Italie et Flandres. Tour du monde des tableaux du paradis terrestre. Un siècle de statues d'anges. A mon arrivée, Erik et Christophe travaillaient à un tour de peintures murales du jugement dernier dans les églises, de Michel-Ange à d'obscurs Anglo-Saxons northumbriens, de la Bavière à Constantinople. Nous discutions ce projet quand un homme en imperméable est entré et a lancé d'un air furibond qu'il ne pensait pas que nous puissions organiser un circuit des sauts de suicide. Des endroits où les gens avaient sauté dans le vide. Erik a répondu qu'il ne voyait pas pourquoi non. Beachy Head, les chutes du Reichenbach, le pont de Paul Celan à Paris, certains gratte-ciel." (p. 165, c'est moi qui souligne)
Je suis interloqué. Il n'a pas été question de Paul Celan auparavant, et il ne me semble pas qu'une autre allusion au poète soit faite par la suite. Beachy Head, (à l'origine Beauchef, en 1274, cap Béveziers en français), est une haute falaise de craie sur la côte sud de l'Angleterre, réputé pour le nombre de suicides qu'on y enregistre (une vingtaine par an). On peut l'admirer dans le clip de The Cure pour Close to me (1985).



Les chutes du Reichenbach ne sont pas tout à fait un lieu de suicide, mais c'est bien sûr le site du fameux combat entre Sherlock Holmes et son ennemi Moriarty. Les deux basculaient ensemble dans l'abîme. Conan Doyle pensait bien alors être quitte de ce héros devenu bien encombrant : «Je pense me débarrasser de lui une fois pour toutes. Il m’empêche de m’occuper de choses meilleures», écrivait-il à sa mère en novembre 1891. C'était sans compter sur les lecteurs dépités qui ne cessèrent de protester contre une fin qui devait à jamais les frustrer de nouvelles enquêtes. Conan Doyle finira par céder devant la pression populaire et les récriminations de sa propre mère, mais il mettra tout de même huit ans avant de ressusciter son héros, dans Le Chien des Baskerville, situé par ailleurs avant l’épisode de Reichenbach.


Ces deux exemples britanniques  précèdent donc la mention de Paul Celan, qui, en effet, se jeta dans la Seine, sans doute du Pont Mirabeau, le 20 avril 1970. Trois ans à peine après la publication de Renverse du souffle. 20 avril : une date loin d'être anodine, c'était celle de l'anniversaire de Hitler.

Hier, samedi 27 janvier, passage à la médiathèque pour renouveler mon abonnement et rendre les livres empruntés (dont celui d'Edmund de Waal). Au rayon des nouveautés je suis alors attiré par un livre de la suédoise Elisabeth Åsbrink (que je ne connais absolument pas, et pour cause, c'est la première fois qu'elle est traduite en français) : 1947, L'année où tout commença. La quatrième de couverture plante pour une fois assez bien le propos :
1947
C’est l’année où l’Ouest se rassemble contre la menace de la guerre froide, où la CIA est créée, où l’ONU vote le plan de partage de la Palestine, où le mot « génocide » est prononcé pour la première fois devant une cour de justice. C’est l’année où Simone de Beauvoir vit sa plus grande histoire d’amour avec Nelson Algren, où George Orwell, malade, écrit 1984, où Christian Dior lance son New Look. C’est aussi l’année où Joszéf, le père d’Elisabeth Åsbrink, alors âgé de 10 ans, atterrit dans un camp de réfugiés pour enfants des victimes du nazisme, et doit faire un choix qui déterminera son destin – et celui de sa fille.
A la maison, j'ouvre le volume à la couverture rose de la collection cosmopolite de Stock, et je lis ces quatre vers :
Dans les fleuves, au nord de l'avenir
je jette le filet
qu'avec hésitation, toi,
tu lestes d'ombres écrites par les pierres*
C'est signé Paul Celan. Et il s'agit du quatrième poème d'Atemwende (Renverse du souffle).


_____________________________________

* Il faut noter que ce passage précis de Paul Celan a été une porte d'entrée primordiale dans son oeuvre pour le grand écrivain et critique George Steiner. Il raconte dans Un long samedi, livre d'entretiens, qu'il est à la gare de Francfort, entre deux trains, lorsqu'il voit un livre dont il ne connaissait pas le nom de l'auteur : "Le nom de Paul Celan m'intrigue. J'ouvre le livre dans le kiosque même et tombe sur cette première phrase : « Dans les fleuves, au nord de l'avenir... » J'ai presque raté le train. Et ça a changé ma vie depuis lors. Je savais qu'il y avait là une immensité qui allait rentrer dans ma vie." 

Par ailleurs, la livraison d'aujourd'hui (28 janvier) du site de Lionel André nous conduit à Louis-René des Forêts :

Dire et redire

recherche précise   au pied du mur

encore persiste l'espoir d'aller de l'avant

de prendre le large

vers le lieu énigmatique

28 janvier naissance de Louis-René des Forêts


*





En 1967, il fonde la revue L'Éphémère, 
avec Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Paul Celan, 
Jacques Dupin, Michel Leiris et 
Gaëtan Picon 

mercredi 24 janvier 2018

Renverse du souffle

La porcelaine d'Allach fabriquée dans le camp de Dachau.
Le "trou noir" de l'histoire dans la lettre de Georges Didi-Huberman adressée à László Nemes.
La Disparition de Georges Perec, faisant écho à celle de sa mère, déportée à Auschwitz le 11 février 1943.
Un thème s'impose de lui-même : la Shoah. Je ne l'ai pas cherché, il est advenu au fil des coïncidences. Le jeu se fait grinçant. Il ne fait pourtant que commencer.

A la toute fin du livre d'Edmund de Waal, il est question de Paul Celan. Le poète juif né à Czernowitz en Roumanie en 1920, survivant des camps, dont la mère fut exécutée d'une balle dans la nuque, qui a écrit en allemand, la langue des assassins, une des œuvres les plus considérables du XXème siècle. Le potier le lit depuis trente ans, mais il confesse n'avoir découvert que récemment la conférence qu'il donna à Darmstadt le 22 octobre 1960, lors de la remise du prestigieux prix Georg Büchner, la plus haute récompense littéraire pour un auteur de langue allemande.

Paul Celan (1938)
"Cette conférence est difficile, hésitante, écrit Edmund de Waal. Elle se présente comme une série de faux départs. Sa première phrase commence par un mot et une pause. "L'art, on s'en souvient, est un...". Il y a des hics, écrit-il au bout de neuf lignes. Il a raison. Il y a des hics. Il tente de trouver comment le poème advient, comment il naît. Alors il scrute les itinéraires qui y mènent, et il essaie de mettre le doigt sur l'instant crucial. "Le silence brutal et angoissant qui augure d'un poème." C'est ce qu'il appelle la "renverse du souffle", le curieux suspens entre l'inspire et l'expire ; quand la conscience de soi fait une pause et qu'on s'ouvre à tout. [...] Ses poèmes raccourcissent. Ils se font fragments, faux départs, sons avortés. L'espace autour du poème s'élargit. Dans son dernier recueil, il y a plus de blancs que de mots."

Edmund de Waal ne donne pas le titre donné à cette conférence : Le méridien. Or, par un hasard qui n'est qu'un masque, vous l'aurez au moins soupçonné, c'est le titre du spectacle donné ici à Châteauroux par le comédien Nicolas Bouchaud, à la salle Gaston Couté, et auquel j'ai assisté le mardi 16 janvier dernier avec Nunki Bartt (qui venait juste de me confier Moby Dick).

Voici le texte de présentation par Nicolas Bouchaud lui-même :
« Dans Le Méridien, Paul Celan nous livre, à travers un discours, ce qu’il perçoit de son acte poétique. Quelques mois avant la réception du prix Büchner (en 1960), dans une lettre adressée à Ingeborg Bachmann, il s’interroge sur la possibilité de développer une réflexion sur sa propre pratique. Il relève le défi et produit un texte tout à fait singulier qui joue avec tous les codes d’un discours de réception, mais qui se dévoile peu à peu comme une performance poétique. Le Méridien n’est pas un discours sur la poésie, mais avant tout la parole d’un poète. C’est aussi de manière plus sibylline et plus cryptée la parole d’un homme révolté. C’est pourquoi il existe dans Le Méridien une très grande force de l’adresse. Dès le début, s’appuyant sur le théâtre de Büchner et la tirade de Camille Desmoulins sur l’art dans La Mort de Danton, l’acteur Paul Celan choisit de mettre en scène un couple étonnant : l’art et la poésie. Souscrivant à la thèse de Büchner et à son rejet de l’art officiel (“Tout ceci n’est qu’artifice et mécanique, carton-pâte et horlogerie”), la poésie est pour Celan une “contre-parole”, un pas de côté par rapport à l’art. Non pas exactement que l’art soit étranger à la poésie, mais bien, oui, que la poésie est l’interruption de l’art. Quelque chose comme “le souffle coupé” de l’art. […] Le poème est d’abord un réceptacle, une possibilité d’accueillir l’autre, un signe adressé à l’autre. »
[Propos recueillis par Agathe Le Taillandier]



Spectacle magnifique, somptueusement exigeant, où l'acteur nous tint en haleine une heure et demie durant, malgré la complexité souvent du propos, malgré les phrases parfois sybillines, les vers cryptés du poète. Avec un simple bâton de craie, il trace sur l'ardoise du sol les dates essentielles, les mouvements, les entrées et sorties du drame historique, avant de tout recouvrir d'une rafale de poussière blanche. Et il danse, et son corps entier est comme une corde tendue qui ne cesse de vibrer au rythme de la parole du poète. Et comme j'ai eu la chance, le lendemain, d'être invité (merci Karine) à une rencontre avec les lycéens de Jean Giraudoux, j'ai pu recevoir encore les réflexions de ce comédien étonnant qui arpente la France avec pas moins de quatre spectacles dans la tête (le dernier étant une adaptation de Maîtres anciens de Thomas Bernardt)

Rien d'étonnant en revanche de le voir revenir sur cette notion de "renverse du souffle" : "Dans un passage du Méridien Celan invente cette expression de « tournant du souffle » pour qualifier le poème. Ce moment intermédiaire où le flux respiratoire s’inverse et repart dans l’autre sens. Il crée une poésie « pneumatique ». C’est là, je crois, que sa poésie rencontre l’endroit le plus intime de l’acteur : sa respiration. C’est par la respiration que nous comprenons un texte, que nous pouvons en ressentir et en transmettre, peut-être, les couches profondes. C’est par la respiration que nous créons de l’incertitude et donc du présent, sur une scène."

En mars 1967 (oui, encore cette année-phare pour moi), Paul Celan écrit à son épouse, Gisèle de Lestrange, à propos de Renverse du souffle (Atemwende) : "C'est vraiment ce que j'ai écrit de plus dense jusqu'ici, de plus ample aussi. A certains moments du texte, j'ai ressenti, je l'avoue, de la fierté." Il a pourtant composé les poèmes de ce recueil lors d'une période particulièrement difficile de sa vie, après une première hospitalisation dans un établissement psychiatrique (et trois ans plus tard, il se suicidera en se jetant dans la Seine).



En octobre 2013, à New York, Gagossian Gallery, 980 Madison Avenue, Edmund de Waal expose 2445 pots en porcelaine, tous blancs. Il baptise cette exposition Atemwende.
"Et je les place sur des étagères dans des vitrines de 2 mètres de haut sur 2, 40 mètres de large. Je nomme ce quatuor d'installations Renverse du souffle. Il y a des cadences, des séquences de pots qui se répètent et il y a des rythmes esquissés, des pauses et des césures. Il y a des engorgements et des libérations. Il y a plus d'espaces blancs que de mots." (p. 499)
Détail de Renverse du souffle, I, (2013)

lundi 22 janvier 2018

Flaque 1




Et s'il n'y avait que l'envie de dire
tout ce qui passe par l'esprit
le ciel balayé bleu pâle
effaré par tant de gris
les lueurs des lampadaires
le vent qu'on devine
le souvenir d'une photo lointaine
un chien noir qu'on promène

Oui juste cela
l'envie d'écrire un mot
et puis un autre
pour garder trace de l'instant
d'un regard à ma fenêtre
d'un reflet de phare dans une flaque
d'une traînée orange au couchant
d'un carabe sur papier blanc

Ouvrir une porte dérobée
à l'envers des silences
juste un filet de voix
en travers des fèqueniouzes
(soit dit en langue keno)
au vent coulis des rumeurs
au bruissement des cardères
sur la plaine inondée



Trou noir et espaces blancs

Vendredi 19 janvier, retour de spectacle à Équinoxe. Un petit tour sur le net m'apprend que Rémi Schulz vient de publier son 243ème article sur Quaternité, La marelle, arbre des sefirot ?, que je m'empresse de lire bien entendu. Il y est d'abord question de Jean Ricardou, écrivain et théoricien du Nouveau roman, que je n'ai jamais lu mais dont j'avais failli parler l'an dernier au moment où j'étudiais le Scarabée d'or d'Edgar Poe, car  Ricardou avait invoqué la nouvelle pour établir les principes dudit Nouveau roman (il en avait aussi parlé dans une émission sur France Culture du 1er janvier 1971 - que j'avoue ne pas avoir encore écoutée). Bref, Ricardou était le sujet principal de l'article, mais à la fin Rémi fait mention d'un article d'Alluvions concernant Bélâbre, anciennement Belarbre, qui se trouve être un des lieux-dits d'un ouvrage de Ricardou :
"Il s'agit donc de Belarbre, vu dans ce billet du blog Alluvions de Patrick Bléron, où il s'agit d'une ancienne orthographe de l'actuelle commune Bélâbre (36370). Patrick y revient dans ce billet, en mentionnant le nom de la rivière qui traverse Bélâbre, l'Allemette, ce qui est encore évocateur pour un lecteur des Lieux-dits.

  Le billet précédent me faisait découvrir, via Ricardou et Denis Roche, le livre de ce dernier, La disparition des lucioles, écho encore avec Patrick qui nomme volontiers "lucioles" certaines coïncidences, à partir d'un cas concernant Gaspard Lion (!) et Survivance des lucioles, de Georges Didi-Huberman, aux Editions de Minuit, premier éditeur de Ricardou.
  Le tserouf associé à la marelle par Ricardou m'a donc conduit au blog de Lionel André à la date du 14/11/2015, où le premier article concernait un autre livre de Georges Didi-Huberman, Sortir du noir."
Je me propulse donc sur le blog de Lionel André, inconnu pour moi, où, en effet, je trouvai une citation du livre  "Sortir du noir" : "… il crée de toutes pièces, à contre –courant du monde et de sa cruauté, une situation dans laquelle un enfant existe, fût-il déjà mort. Pour que nous-mêmes sortions du noir de cette atroce histoire, de ce “ trou noir ” de l’histoire. " (Lionel André précise que ce texte de Georges Didi-Huberman est une longue lettre à László Nemes, le réalisateur du film Le Fils de Saul).

Ce trou noir de l'histoire me renvoie alors brusquement à un passage de La Disparition de Georges Perec que j'ai copié dans mon cahier bleu trois jours avant :
"Oui, au plus fort du Logos, il y a un champ proscrit, tabou zonal dont aucun n'approchait, qu'aucun soupçon n'indiquait : un Trou, un Blanc, signal omis qui, jour sur jour, prohibait tout discours, laissait tout mot vain, brouillait la diction, abolissait la voix dans la maldiction d'un gargouillis strangulant. Blanc qui, à tout jamais, nous taira vis-à-vis du Sphinx. Blanc à l'instar du grand Cachalot blanc qu'Achab pourchassa trois ans durant, Blanc où nous disparaîtrons un par un..."
Passage qui, entre parenthèses, évoquait donc aussi Moby Dick, dont j'avais ce 19 janvier commencé très précisément la lecture (chapitre 1 seulement). Et sans doute l'un parle de trou noir quand l'autre évoque un Trou associé au Blanc, mais ce jeu du blanc et du noir est aussi un motif dynamique où s'échangent les polarités, comme peuvent en témoigner ces commentaires de Joachim Daniel Dupuis (Perec ou la pièce manquante) :
"La littérature de Perec est affirmative. Comme dans W ou Le souvenir d'enfance où le narrateur en proie à la disparition de ses parents dit que " l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie ". Rien n'est à combler : même s'il y a creux, ce creux est créateur. L'écriture tisse une toile (d'auteurs, d'événements, d'histoires, de contraintes) pour encercler - à partir de sa béance irréductible d'où elle jaillit par l'interrogation, le doute (car " l'écriture est doute " dit Espèces d'Espaces) - les champs du réel.
C'est comme un trou noir où le spationaute, une fois franchie l'embouchure de la zone d'anti-matière, passerait à travers un couloir lui promettant l'accès à un autre univers. C'est dans ce couloir où tout est figé, où tout semble au ralenti, que nous retrouvons ce qui se produit dans la mémoire éclatée du narrateur, qui cherche à recoller des fragments de souvenirs et dont il restera des trous, des " espaces blancs ".
Œuvre qui se construit donc autour d'une pièce manquante, point d'éclatement des forces de la matière dans l'effondrement de l'étoile, qui est marge, et point de passage (comme dans un trou noir) à un autre univers, celui de l'imaginaire. Les manuscrits de Perec sont plein d'étoiles qui s'effondrent ou qui naissent, comme une immense cosmogonie." (C'est moi qui souligne)
Notez bien que l'on ne parle pas jamais de trou blanc ou d'espace noir (non, le trou est toujours noir et l'espace toujours blanc, c'est troublant). Joachim Daniel Dupuis encore :
"Les derniers romans vont beaucoup plus loin (Le Cabinet d'amateur, Le Voyage en hiver), ils offrent un autre regard sur cette " pièce manquante ", sur cette image de puzzle, sur ce trou noir. Ils voient non plus de l'intérieur du " trou " mais de l'extérieur. Comme un observateur placé à plusieurs kilomètres de la bouche d'un trou noir dans les profondeurs intergalactiques : il voit, et constate avec indifférence la destruction progressive du monde.
Perec semble prendre l'autre bout, l'autre côté de ce regard d'écrivain des espaces blancs. Pour lui la pièce manquante*, c'est aussi ce côté noir du puzzle, de la littérature : sinon sa vanité (car il faut continuer à écrire) du moins son apparence. La littérature, loin d'être un jeu, est faux semblant. Pièce manquante, comme le dit l'expression à propos de la vie, c'est aussi bien la marque de son mystère : qui a le mode d'emploi de cette vie qui nous file entre les doigts, qui se joue de nous ?" (C'est toujours moi qui souligne).
Bien, mais quel est donc le spectacle que nous sommes allés voir, les enfants et moi, ce vendredi soir ? Eh bien, c'était Espæces, une pièce d'Aurélien Bory, qui se veut explicitement un hommage à  Espèces d'espaces de Georges Perec, comme en témoigne la note d'intention :
"Je choisis comme titre un mot qui n’existe pas. Qui n’a pas de signification. Qui doit sa forme à deux mots superposés, espèce et espace, contenus dans le titre du livre de Georges Perec, Espèces d’espaces, mon point de départ pour ce spectacle. Cette superposition est celle que j’explore dans mon approche du théâtre : mettre l’espèce dans l’espace, ou même faire en sorte que l’espèce et l’espace coïncident. En arpentant le livre de Perec, j’exécute en quelque sorte un programme. Je pars de la première phrase : « l’objet de ce livre n’est pas exactement le vide, ce serait plutôt ce qu’il y a autour ou dedans ». Et je l’applique au vide de la scène. J’arpente le plateau, physiquement, littéralement. J’intègre ses dimensions, j’éprouve les lois physiques qui le traversent, j’observe la machinerie. Je regarde autour. L’autour est le seul chemin possible qui me mène au-dedans. Le vide du plateau contient toutes les formes, tous les spectacles. L’autour est le lieu des traces. C’est aussi le lieu de cette trace particulière qu’est l’écriture. Le théâtre porte le geste maintes fois répété de réécrire par-dessus les traces. Le processus d’Espæce ressemblerait à cela, une superposition, un palimpseste. Qui rejoindrait alors la dernière phrase du livre de Georges Perec : « Écrire : essayer
méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes
».

Et de quoi parlait donc le billet de Rémi juste après avoir évoqué Sortir du noir ? Eh bien de Perec bien sûr :
"J'ai appris récemment, toujours grâce à Patrick, que Michel Sérouf s'appariait admirablement avec le poète Michel Seuphor, lequel avait choisi son pseudonyme par serouph, justement, à partir de Orpheus.

  J'achevais le précédent billet sur Perec, et il convient de revenir à celui dont le nom originel de sa famille, Perets, PRÇ, "briser", est le renversement de ÇRP "purifier", à l'origine du tserouf."
Pour terminer, revenons à ce blog de Lionel André, Fleuves et montagnes sans fin (que j'ai depuis intégré dans les Autres Sentes). J'observe que l'auteur, poète éditeur, accompagnateur en montagne, choisit de laisser énormément de blanc entre ses textes (plusieurs articles par jour le plus souvent). Par curiosité, je suis allé sur la page d'accueil, et ce jour-là, 19 janvier, j'ai abouti sur cette incroyable photo titrée Sommeil vertical :


suivie d'une autre photo légendée ainsi par Lionel André :

Le photographe sous-marin 

Franco Banfi 

a pris cette photographie 

exceptionnelle 

d’un groupe de grands cachalots 

endormis


Est-il utile de  rappeler que c'est ce même jour-là que j'ai inauguré ma lecture de Moby Dick ?
 ________________________
* Sans aucunement songer alors à Perec (et je n'avais pas encore pris connaissance du texte de J.D. Dupuis), j'ai suggéré ce même week-end à Violette, ma fille, qui n'avait plus rien à lire et qui aime bien les polars, de se plonger dans Éloge de la pièce manquante d'Antoine Bello (qui, pour autant que je m'en rappelle  - ne fait guère référence à Perec).


Sur le jeu du Blanc et du Noir, ce roman est en lui-même intéressant, je relève une question posée à l'auteur dans un entretien de 1998 :
"Eloge de la pièce manquante paraît dans la Noire; vous l'avez conçu comme un polar?
Je voulais une énigme et un serial killer atypique, mais je n'ai pas réfléchi en termes de genres. En fait, Gallimard ne savait pas trop quoi faire de ce roman dans la Blanche alors que Patrick Raynal était d'accord pour une parution dans la Noire; et l'idée m'a séduit: je lis pas mal de romans policiers, notamment de l'espionnage, et mon livre rompt avec tous les archétypes du genre: les personnages sont relégués au second plan, il y a des meurtres mais ils ne servent que de prétextes, l'ambiance est très feutrée, il y a du suspense mais tellement éclaté qu'il faut sans cesse rembrayer."

vendredi 19 janvier 2018

De Manhattan à Dachau

"Onze heures du soir ; l'air est moite ; entre la circulation dense et les enseignes au néon, on se croirait à Manhattan ; il tombe une fine pluie d'été et je ne sais pas au juste où j'ai pris gîte"

Edmund de Waal, La voie blanche, Autrement, 2017, p. 10.

Edmund de Waal n'est pas à New York, il est en Chine, et plus précisément à Jingdezhen, la capitale de la porcelaine située dans la province du Jiangxi. La première de ses trois explorations sur les sites originels de l'histoire de la porcelaine, les "trois collines blanches", Jingdezhen donc, avant Dresde et Plymouth.
Manhattan, c'est le port d'attache d'Herman Melville, citée dès le premier chapitre de Moby Dick, que j'ai lu aujourd'hui grâce à l'ami Nunki Bartt, qui m'a mis dans les mains voici deux jours le gros volume de plus de 800 pages de l'édition Phébus, dans la traduction pour lui insurpassée d'Armel Guerne. : "Voici par exemple, votre île citadine de Manhattan avec le collier de ses docks tout semblable à celui des récifs de corail ceignant les îles de l'Océan Indien - et c'est l'écume du trafic commercial qui bouillonne autour d'elle."


Moby Dick, présent, on l'a vu l'autre jour, dès l'exergue du livre, et qu'Edmund de Waal invoque à la page 35 :  "J'ai lu Moby Dick. Les périls du blanc, je connais. Je connais les dangers d'une obsession du blanc, de l'attirance irrésistible vers quelque chose d'aussi pur, d'aussi absolu dans son potentiel fusionnel qu'on en serait métamorphosé, transfiguré, qu'on pourrait repartir de zéro."
Moby Dick qui va réapparaître, au chapitre 44, au moment où de Waal s'est installé dans une ancienne usine où on apporte les caisses, les lourds paquets de carreaux achetés à Jingdezhen, et où on rebranche les fours. A l'étage des bureaux, il a dédié une pièce à l'écriture, y a rangé ses livres, pas mal de poésie, dit-il, Goethe et sa théorie de la couleur, et puis, oui, Moby Dick, avec son chapitre 42 intitulé "La blancheur de la baleine", où l'on peut lire : "Dans maints objets de la nature, la blancheur raffine et accroît la beauté, comme par une vertu spécifique, qu'on peut observer dans les marbres, les japonicas et les perles." (Josée Kamoun, la traductrice, n'use manifestement pas ici de la version d'Armel Guerne, lequel écrit : "Quoique le blanc, comme s'il les revêtait d'une vertu toute spéciale qui lui est propre, rehausse infiniment de sa délicatesse la beauté de bien des choses de la nature, telles que les perles, le marbre, les laques (...)").
Et cette "phrase extraordinaire", s'exalte de Waal : " La qualité fuyante, qui fait que les idées de blancheur, lorsqu'elles se détachent des associations bénignes et s'accolent à un objet terrible en lui-même, augmente la terreur au plus haut point."*

La terreur, elle est à la fin du livre, au chapitre 60, quand il évoque la PMA, qui ne désigne pas ici la Procréation Médicalement Assistée mais la Porzellan Manufaktur d'Allach, au nord-ouest de Munich, fondée grâce aux capitaux engagés par Himmler.
"Vingt millions de soldats de porcelaine en marche", tel est le slogan de la manufacture qui vend des figurines et des insignes, le tout au profit de citoyens nécessiteux mais loyaux au Reich. C'est la semaine de l'Anschluss, où les soldats allemands franchissent la frontière autrichienne et sont accueillis par des foules en délire." (p. 447)
Le succès ne se dément pas, au point que l'usine est devenue trop petite pour assurer la demande ; fin 1940, on la déplace au camp de concentration de Dachau.** La main d’œuvre y est bon marché.

Himmler inspectant la porcelaine d'Allach à  Dachau le 20 janvier 1941. Photo: Image Bank WW2 – NIOD/Amsterdam  
 La plupart de ces figurines étaient blanches, précise de Waal, à la demande expresse de Himmler : "La porcelaine blanche est l'incarnation de l'âme allemande", clame le premier catalogue d'Allach.

Edmund de Waal a fait le voyage à Dachau, est allé aux Archives où il a pu consulter le témoignage essentiel de Hans Landauer, un socialiste autrichien qui avait rejoint les Brigades internationales à seize ans avant d'être arrêté, déporté en France au camp de Gurs puis transféré à Dachau le 6 juin 1941. Son talent de dessinateur lui vaut d'être embauché à Allach, où il travaille d'abord sur les bougeoirs puis les figurines avant de devenir "irremplaçable" parce qu'il fabrique les chevaux dont raffolent Hitler et Himmler. Dans ses Mémoires, il se remémore, écrit de Waal, "l'étrange paradoxe de la situation : c'était à ce groupe d'ouvriers si cosmopolite qu'il revenait de façonner le symbole culte du parti, la lanterne de Julleucheter destinée aux fêtes du solstice, ce qui augmentait leurs chances de survie."

Bol de bivouac et sa boîte originale. Photo: Alamy
Le camp de concentration de Dachau fut libéré par les troupes américaines le 29 avril 1945. On y releva 3000 morts. La porcelaine d'Allach avait été déménagée : "Il restait bien quelques modèles, mais aucune figurine nazie, aucun commando blanc."
" Au début de l'année 1947, à Windischeschenbach, la fabrique de porcelaine s'est mise à produire toute une gamme d'animaux, oursons, chiots, chevaux, jeunes faons, Bambis. Quand on les retourne, on peut lire Eschenbach, Zone US. Avec au-dessus le nom du modeleur : Kärner.
Car le SS Hauptsturmfürher Kärner est devenu Herr Kärner. Il a enterré la porcelaine de la honte quelques jours avant la libération, emporté ses moules et recommencé à zéro. Plus de runes SS, mais les modèles sont les mêmes." (p. 473)
C'est cela aussi l'histoire de la porcelaine.

___________________
* Traduction d'Armel Guerne : "Cette trompeuse idée de candeur virginale à laquelle le blanc reste pour nous indissolublement lié, quand elle se trouve détaché des objets tout aimables, et revêt quelque terrible objet de sa robe innocente, redouble en nous l'effroi et jette l'épouvante presque au-delà de l'inimaginable."
A comparer avec l'original :
Première citation : "Though in many natural objects, whiteness refiningly enhances beauty, as if imparting some special virtue of its own, as in marbles, japonicas, and pearls (...)."
Deuxième citation : "This elusive quality it is, which causes the thought of whiteness, when divorced from more kindly associations, and coupled with any object terrible in itself, to heighten that terror to the furthest bounds."

** On peut lire (en anglais) un article écrit par Edmund de Waal sur l'histoire de la porcelaine nazie (sur le site de l'excellent journal anglais The Guardian).

mardi 16 janvier 2018

Iris malin d'un cachalot colossal

Bon, j'ai ramené de la médiathèque le volume de la Pochot)hèque renfermant les Romans et récits de Georges Perec et j'ai commencé à combler mes lacunes. Ceci après avoir lu ses deux romans de jeunesse, non publiés à l'époque, L'attentat de Sarajevo et Le Condottière, où je dois dire que je n'ai pas pris un grand plaisir et que je comprends le refus des éditeurs d'alors : sans doute y avait-il un vrai écrivain en devenir mais la chrysalide était encore coriace. En revanche, je me suis vraiment régalé avec Quel petit vélo chromé au fond de la cour ?, burlesque à souhait, virtuose dans ses innombrables figures de style, et L'homme qui dort, pas drôle du tout (ou alors de façon subliminale), mais passionnant dans sa peinture d'une exploration de l'indifférence au monde. Tout ceci m'a conduit à La Disparition, le fameux roman lipogrammatique écrit sans la lettre la plus courante en français, la voyelle E. Un tour de force de trois cents pages. Et c'est sans doute là le problème : ce roman est très connu, très souvent cité, mais est-il vraiment lu ?

Édition originale (1969)
Personnellement, nul ne m'a jamais parlé de ce livre, évoqué son intrigue, vanté ses qualités. Il faut dire que je ne vis pas au milieu des gens de lettres (ce que je ne regrette pas le moins du monde) et que beaucoup ici connaissent sûrement mieux Marie-Jo que Georges. Je ne dois pas faire le malin car moi-même je n'avais pas encore lu La Disparition, alors que je connais son existence depuis des décennies (cette incuriosité est terrifiante, quand j'y pense).
Mais c'est fini la plaisanterie, c'est décidé, j'attaque La Disparition. Je m'y suis plongé ce soir gaillardement. Et donc découvert ce personnage ahurissant d'Anton Voyl (dont le nom bien sûr n'est pas sans évoquer cette voyelle manquante - d'ailleurs Anton ne va pas tarder à disparaître lui aussi). Or, voici le dit Voyl qui coupe la radio, s'accroupit sur son tapis, fait quelques pompes (mot interdit pour présence de e que l'auteur remplace donc par tractions), fatigue vite et fixe ensuite "d'un air las l'intrigant croquis qui apparaissait ou disparaissait  sur l'aubusson suivant la façon dont s'organisait la vision". La vision de ce tapis va le mettre en transes : il y cherche une sorte de révélation dont il s'approche sans cesse mais qui le fuit toujours en définitive. Pendant huit jours, il s'épuisera sans parvenir à trouver la formule, le sésame de sa vision.
Et parmi les imparfaits croquis qui cerneraient le motif suprême, il y avait "l'iris malin d'un cachalot colossal, narguant Jonas, clouant Caïn, fascinant Achab : avatars d'un noyau vital dont la divulgation s'affirmait tabou."
Alors, tout de suite, sur le cahier bleu qui me sert depuis plus d'un an de brouillon, je note ce fragment de phrase. On sait que Moby Dick est devenu depuis peu un des thèmes de l'attracteur étrange, et donc cette nouvelle rencontre en est une preuve de plus (et ce ne sera pas la seule apparition du roman melvillien dans La Disparition).
Peu après je fais une pause (il faut déguster l'affaire, la goûter par petites goulées gouleyantes). Je me téléporte sur Facebook où je tombe sur cette publication de mon amie Fernande :

Je sursaute sur cette formulation : les papiers d'Iris. D'autant plus que ces formes blanches (dont l'une est une sorte de E inversé) tournent autour d'un astre blanc filamenteux. Je signale cette coïncidence à Fernande qui, en habituée des synchronicités, trouve cela tout à fait normal.

Ce n'est pas fini. Je vois juste après ce premier écho que j'ai reçu une invitation d'une certaine Isabelle Baudelet. Je me méfie des invitations facebookiennes : j'ai été invité plus ou moins récemment par Alannah Kaitlin Young, Vera Leila Kramer, Marie Levesque, Danica Xavier Koski, Marie Labelle, toutes bien sûr célibataires vivant à Rome ou Châteauroux, créatures édéniques, enjôleuses Sirènes dont l'intention est bien sûr de partager leur passion sans limite pour la littérature... Mais Isabelle Baudelet, par bonheur, n'appartient pas à cette coterie salace (puis-je suggérer à l'algorithme facebookien, si habile à traquer la moindre peinture érotique, de diriger plutôt ses efforts sur ces pubs déguisées ?). D'ailleurs, voyant le nom de Sylvie Durbec s'afficher sur plusieurs posts, je suis pleinement rassuré.

Mais il y a mieux, je découvre sur le fil d'Isabelle ce post de Claire Krähenbühl, avec un magnifique tableau de Klee en illustration :


Le texte, évoquant Rilke et sa visite au musée historique de Berne, avec sa découverte émerveillée des châles de Perse, me rappelle immédiatement un de mes posts d'Alluvions, Le centre noir du châle, daté d'août 2013 où je parlais exactement de la même chose (qui émanait de ma lecture du Rilke par lui-même de Philippe Jaccottet), de cette attirance mystérieuse de Rilke et son échec aussi à en rendre compte par le poème. Échec qui rejoint, je m'en avise maintenant, celui d'Anton Voyl à circonscrire la vision de son tapis.


Allant plus loin dans le fil des commentaires, je vois qu'Isabelle renvoyait à l'un des premiers articles de son blog Text'styles, Châles, "un monde en soi...", où elle donnait un extrait de cette très belle lettre de Rilke à la comtesse Margot Sizzo-Noris, 16 décembre 1923 :
"Comme il y a des années, à Paris, les dentelles, j’ai compris soudain devant ces étoffes déployées, l’essence du châle ! Mais la dire ? Autre fiasco… c’est peut-être seulement ainsi, seulement dans les transmutations que permet un lent et tangible travail manuel, que réussissent des équivalents complets, silencieux, de la vie, ce à quoi le langage n’aboutit jamais qu’au moyen de périphrases, hors les rares cas où il parvient à obtenir, dans un appel magique, que telle ou telle face plus cachée de l’existence demeure, l’espace d’un poème, tournée vers nous. »
Et tout au bout de l'article, que vois-je ? La photo du livre de Jaccottet que j'ai reproduite ici et le renvoi à mon article d'alors.

J'ai bien sûr aussitôt accepté l'invitation d'Isabelle. Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que sa demande n'a rien à voir avec cet article : c'est Sylvie (Durbec) qui l'a incitée à rejoindre mon cercle d'amis (merci Sylvie !) et elle n'avait jamais fait la relation avec le châle de Rilke.

Encore un détail : remontant vers l'accueil du site Text'Styles, je découvre que l'avant-dernier article posté, au 9 janvier, Tisser le paradis, évoque précisément les tapis, avec des citations de Michel Foucault datées de 1967, mon année fétiche.
"Le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace. Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde.’

Michel Foucault, Des espaces autres (1967), Hétérotopies.

Tapis jardin 18ème siècle, V&A Museum
En quelques minutes, de Anton à Isabelle en passant par Fernande, le hasard objectif avait filé sa trame. Belle entrée dans La Disparition.

dimanche 14 janvier 2018

Thirteen years old again

Le  20 décembre dernier, j'avais relevé la sextuple coïncidence des treize ans, déclenchée par l'irruption sur mon écran d'une page promouvant le film de Werner Herzog, Ennemis intimes. Cette soudaine floraison a connu quelques prolongements que je veux consigner ici.

En premier lieu, le premier jour de cette nouvelle année (qui verra bien entendu s'accomplir nos meilleurs voeux et l'humanité s'ouvrir à une nouvelle ère de compréhension et de sagesse), je fus heureux de lire sous la plume d'AS Byatt, dans Le Conte du biographe, cette confidence de son narrateur :
"Notre nom de famille est Nanson ; mon nom complet est Phineas Gilbert Nanson - je signe toujours Phineas G. Nanson. Quand j'ai découvert - en classe de latin, à treize ans - que nanus est le mot latin pour nain, j'ai senti un frisson de récognition excitée. J'étais un garçon petit, le fils d'un homme petit, j'avais un nom dans un système, Nanson." (p. 14, c'est moi qui souligne)
L'âge de treize ans, comme chaque fois, n'est pas associé à une anecdote quelconque, mais bien à un événement soit touchant à l'identité même du personnage, soit orientant ou réorientant sa propre trajectoire de vie.


Plus récemment, le huit janvier de cette nouvelle année (qui verra bien sûr tous nos rêves se réaliser et Donald Trump réciter du Victor Hugo les larmes aux yeux sur le perron enneigé de la Maison Blanche, juste avant d'annoncer la fin du libre commerce des armes à feu), dans le roman L'été des noyés de l'écrivain écossais John Burnside (dont je me promets de parler bientôt plus en détail), la narratrice nous dit, page 38 :
"Plusieurs années durant, à cette époque, je fus un genre d'espionne, l'une des observatrices de la vie. J'observais les estivants depuis la fenêtre de ma chambre, suivant leurs déplacements à l'aide des jumelles que Mère m'offrit pour mon treizième anniversaire et tâchant de comprendre leur mode de pensée."
Ce fait a priori anodin trouve un écho dix pages plus loin quand elle se met à décrire un tableau sur le palier de l'étage de la maison, unique signe, écrit-elle, qu'un peintre vit là (la mère de la narratrice, Angelika Rossdal est une artiste reconnue qui a choisi de vivre à l'écart dans une île très septentrionale de la Norvège). Or, ce tableau n'est pas achevé.

"Ce n'est pas une toile particulièrement impressionnante à première vue. Talentueuse, mais pas du tout caractéristique. Si elle figurait dans un catalogue, je suppose qu'elle y serait décrite comme une "étude de jeune fille", ou quelque chose d'approchant, mais elle est, selon moi, un peu plus marquante dans l’œuvre de l'artiste que ce titre le laisserait penser. Pour un spectateur désinvolte, il ne s'agit que du portrait d'une jeune fille de treize ans en robe jaune, le visage tourné vers le ciel d'été, avec de longs cheveux presque argentés et un regard beaucoup plus bleu qu'il ne pouvait l'être dans la réalité - mais, bien qu'il reste inachevé et que la silhouette qu'il dépeint puisse être considérée comme une personnification abstraite de l'enfance innocente plutôt qu'un individu précis, un observateur attentif se rendrait vite compte que le modèle choisi n'est autre, en fait, que la fille de l'artiste." [C'est moi qui souligne]
Je reviendrai, je l'ai dit, sur John Burnside, dont ces deux extraits laissent déjà entrevoir, je pense, le mystère de son récit. Je voudrais juste compléter maintenant cette recension en indiquant qu'aujourd'hui, quatorzième jour de cette nouvelle année (qui verra, d'accord j'arrête là, je vois bien que vous n'y croyez pas une seconde à mes prophéties de bonheur),  Violette, ma deuxième fille, a treize ans. Et j'espère bien qu'en ce monde de père Ubu, elle saura, avec toute sa vivacité de corps et d'esprit, tirer son épingle du jeu et rencontrer aussi souvent qu'il est possible le plaisir et la joie.


vendredi 12 janvier 2018

La pureté des belles choses

"Ce voyage est un hommage à tous ceux qui m'ont précédé.

La formule peut sembler dégouliner de bons sentiments, mais il n'en est rien.

Elle exprime une vérité du vécu, un peu grandiloquente, certes, mais une vérité tout de même : pendant qu'on fabrique un objet en céramique, on vit l'instant présent. Je fais venir ma porcelaine de Limoges, en France. Elle m'arrive dans des sacs de plastique de vingt kilos chacun, contenant deux boudins de dix kilos d'argile spéciale parfaitement dosée, couleur lait entier, avec une moisissure verdâtre. J'en déballe un, le jette sur la planche à pétrir et j'en coupe un tiers avec mon fil d'acier. Ce tiers-là, je le cogne sur le bois, je le soulève et l'abaisse en un mouvement circulaire, comme si je pétrissais de la pâte. Il s'assouplit à mesure. Je ralentis, mon argile devient une boule."

Edmund de Waal, La voie blanche, p. 12.

Il existe comme une thématique commune aux ouvrages qui m'occupent en ce moment, que l'on pourrait peut-être définir comme la présence de l'objet, la prégnance de la chose. Edmund de Waal est écrivain, mais aussi potier, ou, dit autrement, potier mais aussi écrivain. Entendons bien, pas un artisan qui se pique de décrire son art ou un littérateur qui s'éprend d'un travail manuel, non, Edmund de Waal est indissolublement l'un et l'autre. C'est ce qui donne sa force à son livre. Monter l'argile c'est aussi construire la phrase : "(...) les parois s'élèvent, le volume change, c'est une exhalaison, une phrase qui s'articule."Rendre compte de l'histoire de la porcelaine, c'est l'inscrire dans une forme qui ne soit pas quelconque, qui soit aussi singulière que le pot élaboré dans l'atelier, aussi proche que possible de cette expérience pratique de la poterie.

Que recherche donc de son côté Phineas G. Nanson le biographe d'AS Byatt, en abandonnant sa thèse et la théorie littéraire postmoderniste ? Il dit avoir "éprouvé le besoin urgent d'une vie pleine de choses." Ce mot de choses, mis en relief par des italiques, on le retrouve plus loin, au milieu du livre, page 151, où il fait une première allusion au célèbre ouvrage de Michel Foucault, Les Mots et les Choses, avant de concéder qu'il "serait très malhonnête de ma part de ne pas rendre hommage à ces penseurs lorsque c'est légitime - et Foucault a bel et bien intégré le désir de Linné d'établir une taxinomie complète dans une vision de la langue et des langages qui est beaucoup plus vaste et l'inclut. Le plaisir pour moi, poursuit-il, je suppose, en écrivant, est que cette fois-là je pensais à Foucault, et encore plus à Linné, parmi des choses, des squelettes de poissons, aplanis, de grands papillons bleus, des reliures, des dessins de la main de cet homme, même si lesdits dessins impliquaient (et pourquoi pas ?) des niveaux de signification, des analogies entre les plantes et d'autres créatures, réelles et inventées, précises et tirées par les cheveux."

Et comment ne pas se rappeler cette tirade du vieil Hobie dans Le chardonneret de Donna Tartt (décidément, je ne sais pas quand je sortirai de ce roman, qui n'en finit pas de déployer ses échos), tirade que j'ai déjà mise en exergue au mois dernier :
" Quelle noblesse y a-t-il à rafistoler un tas de vieilles tables et de vieilles chaises ? Il est fort possible que ce soit corrosif pour l'âme. J'ai vu trop de successions pour l'ignorer. L'idolâtrie ! Trop se soucier des choses peut vous tuer. Si ce n'est que, si vous vous souciez suffisamment d'une chose, elle prend vie, non ? Et n'est-ce pas leur but, quand elles sont belles, de vous relier à une beauté supérieure ? Ces premières images qui font s'ouvrir votre cœur en grand et que vous passez le reste de vos jours à pourchasser, ou à essayer de retrouver, d'une façon ou d'une autre ? Parce que réparer les vieilles choses, les préserver, s'en occuper, en un sens, il n'y a pas de raisons rationnelles pour le faire..." (Donna Tartt, Le chardonneret, pp. 772-773.)


C'est moi qui souligne ici, mais si je souligne, c'est que le cinéma m'a donné récemment illustration de l'idolâtrie de l'objet, de la corrosion de l'âme par l'objet, à travers le film de Ridley Scott, Tout l'argent du monde, qui a beaucoup fait parler pour des raisons qui ont peu à voir avec le film en lui-même (l'effacement de Kevin Spacey, suspecté de harcèlement sexuel, et son remplacement par Christopher Plummer, par ailleurs excellent). Plummer qui incarne le multimilliardaire J. Paul Getty, refusant en 1973 de payer le montant de la rançon réclamée pour la libération de son petit-fils John Paul Getty III kidnappé à Rome par un gang calabrais. Ce fait divers authentique voit le magnat du pétrole repousser sans vergogne les demandes de rançon (celle-ci descendant au fil des mois et des refus de 17 millions de dollars à (seulement...) trois millions*), et en même temps continuer à acquérir à grands frais des œuvres d'art, alimentant une collection qui deviendra à sa mort la J. Paul Getty Trust, la plus riche institution culturelle au monde avec un capital de 4,2 milliards de dollars (avril 2009). Dans le film de Scott, on le voit, fortement ému, s’acheter une Vierge à l’Enfant,  et déclarer : « Il y a une pureté dans les belles choses que je n’ai jamais trouvée chez l’être humain ».

C'est pourtant l'être humain, aussi impur soit-il, qui les crée ces belles choses. Je ne sais si la réplique du film est tirée d'un propos authentique de J.Paul Getty, et peu importe, mais elle illustre bien cette pente cruelle où peut glisser n'importe quel esthète, dont le raffinement peut aisément se conjuguer avec la plus grande inhumanité. Edmund de Waal en donne un autre exemple édifiant avec Zhu De, l'empereur Yongle, né en 1360, qui fut à l'origine de la construction de la Cité interdite et fit élever une pagode octogonale de neuf étages toute en porcelaine. Ce même Zhu De, en guerre contre son neveu qui s'était emparé du trône impérial, fit assassiner tous les membres de sa famille "jusqu'au neuvième degré de parenté - grands-parents, parents, frères et sœurs, neveux et nièces, petits enfants - ce qui lui permit de s'autoproclamer empereur dans un bain de sang. Après quoi il effaça des archives le règne précédent."(p .111)

Pagode de porcelaine, Nankin, 1665.
_________________________
* "Après que son petit-fils a eu l'oreille coupée par ses ravisseurs, Getty finit par accepter de payer une rançon de 3 millions de dollars : sur cette somme, 2,2 millions sont en effet déductibles des impôts. Il fournit les 800 000 dollars restants sous la forme d'un prêt remboursable par son fils avec 4% d'intérêts." (Wikipedia).

mercredi 10 janvier 2018

La bio du biographe

L'autre jour, ne m'en voulez pas, j'ai un peu simplifié. En réalité, il n'y avait pas deux fils - la porcelaine et Moby Dick - mais trois. Une tresse.
Je m'explique : dans le dernier article de l'année 2017, parmi les pistes à explorer, j'avais mentionné brièvement la romancière britannique A.S. Byatt. Une piste suggérée encore une fois par Rémi Schulz, dans un commentaire du 21 décembre sur l'article 13, rue Linné.

"Ceci me rappelle qu'il est question de Linné dans le vertigineux Conte du biographe, de AS Byatt, où un biographe envisage d'écrire la bio d'un biographe..."
Il n'en fallut pas plus pour déclencher une envie furieuse de découvrir cette auteure que je ne connaissais absolument pas. Et ce roman-ci en particulier. Je le commandai donc presque aussitôt.

Je lus donc fin décembre-début janvier deux livres en parallèle : Le Conte du biographe et La voie blanche d'Edmund de Waal.
En faisant des recherches sur le net au sujet d'Edmund de Waal, je tombai sur un article du Guardian du 2 mai 2014 : Porcelain ghosts: the secrets of Edmund de Waal's studio. Je ne le lus pas tout de suite (il fallait que je m'arme de courage et d'un bon site de traduction pour en saisir toutes les finesses). L'onglet resta ouvert plusieurs jours de suite.
Je n'avais pas fait attention à l'auteur : pourquoi faire ? je ne connais aucun des journalistes du Guardian. Or, en l'occurrence, je finis par m'aviser que ce n'était pas un(e) journaliste qui avait rédigé l'article mais... AS Byatt elle-même.


Porcelaine, Moby Dick, AS Byatt, tout se reliait. Une tresse à trois brins, vous dis-je.

Enfonçons gaiement le clou : le commentaire de Rémi ajoutait : "Et Byatt est une fan de Turing et Fibonacci." Cliquons donc sur le lien qui est donné, et nous débouchons sur Here's to you, Alan and Bart, publié le 21 janvier 2013, qui commence ainsi :
"AS Byatt a donc écrit une tétralogie, parfois nommée Frederica, car elle est centrée sur Frederica Potter, qui a quelques traits communs avec Byatt, bien qu'elle soit née le 24 août 35 (alors que Byatt est née le 24 août 36). "
Frederica Potter. Or, potter c'est tout bonnement le nom anglais pour potier. Un nom que l'on retrouve par ailleurs très souvent dans Le chardonneret de Donna Tartt, puisque Potter est le surnom de Theo Decker, le personnage principal. C'est avec ce nom que Boris l'interpelle lors de leurs retrouvailles à Manhattan :
"J'étais sorti du bar et j'avais atteint le milieu de la rue quand j'ai entendu un cri derrière moi : "Potter !" (p. 538)
Enfin, le dernier épisode de ma fiction 1967 évoquait le village de Saulzais-le-Potier, où j'ai vécu entre 1965 et 1969. Les derniers mots étaient ceux de Francis Jammes :
— Dis-moi, dis-moi, guérirai-je

de ce qui est dans mon cœur ?

— Ami, ami, la neige

ne guérit pas de sa blancheur.

Francis Jammes (Élégie septième)
Choisissant alors ces vers, je ne songeai encore pas du tout à la porcelaine ou à Moby Dick. Mais le motif était déjà dans le tapis.

lundi 8 janvier 2018

La porcelaine ?

Qu'est-ce que la porcelaine vient faire là ?
J'ai pourtant écrit ça : La porcelaine ? dans le cahier bleu, à la date du 20 décembre 2017, juste sous l'encart découpé du film de Todd Haynes, Le Musée des Merveilles.
J'étais une fois de plus de passage à la médiathèque, et au rayon des nouveautés, j'avais feuilleté un bouquin d'un certain Edmund de Waal, La voie blanche. Et il avait suffi de quelques lignes pour prendre envie de lire le reste. C'était une histoire de cet art millénaire, à travers le regard d'un écrivain également céramiste. Mais bon, j'avais déjà trop de casseroles sur le feu, pas la peine d'allumer un autre fourneau.

Mais pourquoi soudain s'intéresser à la porcelaine (alors que je n'en possède pas une seule, je pense, à la maison) ?
C'est que j'avais commis en septembre 2014 un assez long article intitulé Sombre pierre, granit de l'âme, qui, à partir d'un parallèle entre un recueil de poèmes du poète et romancier limousin Georges-Emmanuel Clancier et un recueil de textes de Marie Mauron, m'avait conduit à évoquer la découverte de la porcelaine chinoise à Jingdezhen par le père jésuite François-Xavier d'Entrecolles, au XVIIIème siècle. De cette rencontre inopinée, il faut croire qu'il m'était donc resté une fibre porcelainière.

Par ailleurs, je ne manquais pas de pistes nouvelles à explorer. L'une des plus prometteuses avait trait à Moby Dick. Le souvenir de sa lecture est chez moi plus que lointain, j'ai dû le lire il y a bien des décennies dans une édition condensée pour la jeunesse. C'est un des livres préférés de mon ami Nunki Bartt, aussi en cette fin décembre, à la librairie Arcanes, je fus bien près d'en acheter la traduction par Jean Giono.
J'y renonçai là aussi, soucieux d'éviter le pernicieux fléau de la dispersion.
Mais la Baleine ne lâcha pas si facilement le morceau. Le soir-même, recherchant l'auteur de la citation sur le hasard comme pseudonyme de Dieu, je déniche Théophile Gautier sur Wikiquote, le Wikipédia de la citation :
"Le hasard, c'est peut-être le pseudonyme de Dieu, quand il ne veut pas signer."
La Croix de Berny, Théophile Gautier, éd. Librairie Nouvelle, 1855, lettre III (« À monsieur le prince de Monbert »), p. 28
Et juste en dessous, il y avait une citation d'Herman Melville, tirée de Moby Dick
"Cette épée agile et indifférence devait représenter le Hasard ; ainsi donc le hasard, le Libre Arbitre et la Nécessité, tout cela travaillé ensemble s'entremêlait : la chaîne droite de la Nécessité ne pouvait être détournée de son cours - pourtant chaque vibration y tendait - la fibre volonté de passer la navette entre certains fils. Et enfin le Hasard qui bien que confiné dans les lignes strictes de la Nécessité et bien que dirigé par le Libre Arbitre finissait par donner son aspect définitif à la chose."
Moby Dick, Herman Melville (trad. Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono), éd. Gallimard, 1996, p. 298
L'épée du hasard allait me désigner aussi ce même soir (j'étais en plein effervescence autour de Lexington Avenue) un passage de La chambre dérobée de Paul Auster, le tome trois de sa trilogie new-yorkaise :
"Le jour de mon trentième anniversaire est arrivé. Je connaissais Sophie depuis environ trois mois, et elle a insisté pour en faire une soirée de célébration. Au départ, j'étais réticent, n'ayant jamais prêté grande attention aux anniversaires, mais le sens de la circonstance dont faisait preuve Sophie a fini par avoir raison de moi. Elle m'a acheté une édition coûteuse et illustrée de Moby Dick, m'a emmené dîner dans un bon restaurant, puis m'a guidé à une représentation de Boris Godounov au Metropolitan." (p. 51)
Mais aussi un article de François Busnel publié le 29 juin 2009 dans l'Express : "New York, cité des lettres", où l'on peut lire ceci :


Et comme les grands esprits, paraît-il, se rencontrent, il se trouve que j'ai lu avant-hier dans la revue America (c'est la première fois que j'achetai cette nouvelle revue) un grand entretien entre François Busnel et Paul Auster.


Bref, tous les chemins me conduisaient à Moby Dick, et je ne doutais plus que l'année 2018 allait commencer sous les auspices de la baleine blanche (d'autant plus que j'avais commencé depuis fin novembre le livre de Pierre Senges, Achab (séquelles) qui se veut la suite ironique des aventures du célèbre capitaine à jambe de bois (un livre déniché à Noz la semaine précédente). Je dis bien commencé, car ce livre foisonnant, protéiforme voire océanique n'est pas d'une lecture facile (j'avance à la vitesse d'une chaloupe lâchée dans la Mer des Sargasses).



Sur ce, le 26 décembre, j'emmène tout un carton de bouquins à la boîte à livres du Carrefour Market de Déols. C'est que j'ai décidé, pour contrer l'invasion de l'imprimé dans l'appartement, de pratiquer un strict équilibre des masses : un livre qui rentre, un livre qui sort. Comme il en est rentré pas mal ces derniers temps, il a fallu faire des ponctions parfois malaisées dans les rayonnages. Romans qu'on ne relira jamais, essais dispensables, j'en ai donc farci les étagères déoloises. Mais je ne suis pas revenu les mains vides : des livres déjà présents là-bas, j'ai ramené un petit roman de Thomas Vinau, Nos cheveux blanchiront avec nos yeux (Alma, 2011). Je n'avais jamais lu Thomas Vinau, mais j'avais croisé son nom plusieurs fois.
Or, dès la deuxième page du livre, que vois-je ?

"Moby Dick

Le port est plein de perdants magnifiques. Walther
hésite entre deux chalutiers des grands fonds.
L'Achab et le Terre Neuve. Il opte pour le premier
et vient s'agglutiner à la longue file des demandeurs
d'emploi. Merlan, cabillaud, thon ? lui demande
le capitaine.
Il répond par un signe de tête et se retrouve embarqué
sur le pont de l'Achab à cinq heures du matin.
Destination : l'archipel de Svalbard en Norvège. "
Enfin, le 28 décembre, me voici de retour à la médiathèque pour une raison dont je ne me souviens pas. Le livre d'Edmund de Waal n'a pas trouvé preneur. Il est toujours à la même place sur les rayonnages des nouveautés. Je l'ouvre, cette fois non pas au hasard, mais à la première page, et je lis la citation en exergue :
Quel est cet objet de blancheur ?
Moby Dick, Herman Melville.
Cette fois, il n'y a plus à hésiter une seconde. Les pistes de la porcelaine et de Moby Dick viennent de se croiser. J'embarque le livre.