"Onze heures du soir ; l'air est moite ; entre la circulation dense et les enseignes au néon, on se croirait à Manhattan ; il tombe une fine pluie d'été et je ne sais pas au juste où j'ai pris gîte"
Edmund de Waal, La voie blanche, Autrement, 2017, p. 10.
Edmund de Waal n'est pas à New York, il est en Chine, et plus précisément à Jingdezhen, la capitale de la porcelaine située dans la province du Jiangxi. La première de ses trois explorations sur les sites originels de l'histoire de la porcelaine, les "trois collines blanches", Jingdezhen donc, avant Dresde et Plymouth.
Manhattan, c'est le port d'attache d'Herman Melville, citée dès le premier chapitre de Moby Dick, que j'ai lu aujourd'hui grâce à l'ami Nunki Bartt, qui m'a mis dans les mains voici deux jours le gros volume de plus de 800 pages de l'édition Phébus, dans la traduction pour lui insurpassée d'Armel Guerne. : "Voici par exemple, votre île citadine de Manhattan avec le collier de ses docks tout semblable à celui des récifs de corail ceignant les îles de l'Océan Indien - et c'est l'écume du trafic commercial qui bouillonne autour d'elle."
Moby Dick, présent, on l'a vu l'autre jour, dès l'exergue du livre, et qu'Edmund de Waal invoque à la page 35 : "J'ai lu Moby Dick. Les périls du blanc, je connais. Je connais les dangers d'une obsession du blanc, de l'attirance irrésistible vers quelque chose d'aussi pur, d'aussi absolu dans son potentiel fusionnel qu'on en serait métamorphosé, transfiguré, qu'on pourrait repartir de zéro."
Moby Dick qui va réapparaître, au chapitre 44, au moment où de Waal s'est installé dans une ancienne usine où on apporte les caisses, les lourds paquets de carreaux achetés à Jingdezhen, et où on rebranche les fours. A l'étage des bureaux, il a dédié une pièce à l'écriture, y a rangé ses livres, pas mal de poésie, dit-il, Goethe et sa théorie de la couleur, et puis, oui, Moby Dick, avec son chapitre 42 intitulé "La blancheur de la baleine", où l'on peut lire : "Dans maints objets de la nature, la blancheur raffine et accroît la beauté, comme par une vertu spécifique, qu'on peut observer dans les marbres, les japonicas et les perles." (Josée Kamoun, la traductrice, n'use manifestement pas ici de la version d'Armel Guerne, lequel écrit : "Quoique le blanc, comme s'il les revêtait d'une vertu toute spéciale qui lui est propre, rehausse infiniment de sa délicatesse la beauté de bien des choses de la nature, telles que les perles, le marbre, les laques (...)").
Et cette "phrase extraordinaire", s'exalte de Waal : " La qualité fuyante, qui fait que les idées de blancheur, lorsqu'elles se détachent des associations bénignes et s'accolent à un objet terrible en lui-même, augmente la terreur au plus haut point."*
La terreur, elle est à la fin du livre, au chapitre 60, quand il évoque la PMA, qui ne désigne pas ici la Procréation Médicalement Assistée mais la Porzellan Manufaktur d'Allach, au nord-ouest de Munich, fondée grâce aux capitaux engagés par Himmler.
"Vingt millions de soldats de porcelaine en marche", tel est le slogan de la manufacture qui vend des figurines et des insignes, le tout au profit de citoyens nécessiteux mais loyaux au Reich. C'est la semaine de l'Anschluss, où les soldats allemands franchissent la frontière autrichienne et sont accueillis par des foules en délire." (p. 447)Le succès ne se dément pas, au point que l'usine est devenue trop petite pour assurer la demande ; fin 1940, on la déplace au camp de concentration de Dachau.** La main d’œuvre y est bon marché.
Himmler inspectant la porcelaine d'Allach à Dachau le 20 janvier 1941. Photo: Image Bank WW2 – NIOD/Amsterdam |
Edmund de Waal a fait le voyage à Dachau, est allé aux Archives où il a pu consulter le témoignage essentiel de Hans Landauer, un socialiste autrichien qui avait rejoint les Brigades internationales à seize ans avant d'être arrêté, déporté en France au camp de Gurs puis transféré à Dachau le 6 juin 1941. Son talent de dessinateur lui vaut d'être embauché à Allach, où il travaille d'abord sur les bougeoirs puis les figurines avant de devenir "irremplaçable" parce qu'il fabrique les chevaux dont raffolent Hitler et Himmler. Dans ses Mémoires, il se remémore, écrit de Waal, "l'étrange paradoxe de la situation : c'était à ce groupe d'ouvriers si cosmopolite qu'il revenait de façonner le symbole culte du parti, la lanterne de Julleucheter destinée aux fêtes du solstice, ce qui augmentait leurs chances de survie."
Bol de bivouac et sa boîte originale. Photo: Alamy |
Le camp de concentration de Dachau fut libéré par les troupes américaines le 29 avril 1945. On y releva 3000 morts. La porcelaine d'Allach avait été déménagée : "Il restait bien quelques modèles, mais aucune figurine nazie, aucun commando blanc."
" Au début de l'année 1947, à Windischeschenbach, la fabrique de porcelaine s'est mise à produire toute une gamme d'animaux, oursons, chiots, chevaux, jeunes faons, Bambis. Quand on les retourne, on peut lire Eschenbach, Zone US. Avec au-dessus le nom du modeleur : Kärner.
Car le SS Hauptsturmfürher Kärner est devenu Herr Kärner. Il a enterré la porcelaine de la honte quelques jours avant la libération, emporté ses moules et recommencé à zéro. Plus de runes SS, mais les modèles sont les mêmes." (p. 473)
C'est cela aussi l'histoire de la porcelaine.
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* Traduction d'Armel Guerne : "Cette trompeuse idée de candeur virginale à laquelle le blanc reste pour nous indissolublement lié, quand elle se trouve détaché des objets tout aimables, et revêt quelque terrible objet de sa robe innocente, redouble en nous l'effroi et jette l'épouvante presque au-delà de l'inimaginable."
A comparer avec l'original :
Première citation : "Though in many natural objects, whiteness refiningly enhances
beauty, as if imparting some special virtue of its own, as in marbles,
japonicas, and pearls (...)."
Deuxième citation : "This elusive quality it is, which causes the thought of whiteness,
when divorced from more kindly associations, and coupled with any
object terrible in itself, to heighten that terror to the furthest
bounds."
** On peut lire (en anglais) un article écrit par Edmund de Waal sur l'histoire de la porcelaine nazie (sur le site de l'excellent journal anglais The Guardian).
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