lundi 22 janvier 2018

Trou noir et espaces blancs

Vendredi 19 janvier, retour de spectacle à Équinoxe. Un petit tour sur le net m'apprend que Rémi Schulz vient de publier son 243ème article sur Quaternité, La marelle, arbre des sefirot ?, que je m'empresse de lire bien entendu. Il y est d'abord question de Jean Ricardou, écrivain et théoricien du Nouveau roman, que je n'ai jamais lu mais dont j'avais failli parler l'an dernier au moment où j'étudiais le Scarabée d'or d'Edgar Poe, car  Ricardou avait invoqué la nouvelle pour établir les principes dudit Nouveau roman (il en avait aussi parlé dans une émission sur France Culture du 1er janvier 1971 - que j'avoue ne pas avoir encore écoutée). Bref, Ricardou était le sujet principal de l'article, mais à la fin Rémi fait mention d'un article d'Alluvions concernant Bélâbre, anciennement Belarbre, qui se trouve être un des lieux-dits d'un ouvrage de Ricardou :
"Il s'agit donc de Belarbre, vu dans ce billet du blog Alluvions de Patrick Bléron, où il s'agit d'une ancienne orthographe de l'actuelle commune Bélâbre (36370). Patrick y revient dans ce billet, en mentionnant le nom de la rivière qui traverse Bélâbre, l'Allemette, ce qui est encore évocateur pour un lecteur des Lieux-dits.

  Le billet précédent me faisait découvrir, via Ricardou et Denis Roche, le livre de ce dernier, La disparition des lucioles, écho encore avec Patrick qui nomme volontiers "lucioles" certaines coïncidences, à partir d'un cas concernant Gaspard Lion (!) et Survivance des lucioles, de Georges Didi-Huberman, aux Editions de Minuit, premier éditeur de Ricardou.
  Le tserouf associé à la marelle par Ricardou m'a donc conduit au blog de Lionel André à la date du 14/11/2015, où le premier article concernait un autre livre de Georges Didi-Huberman, Sortir du noir."
Je me propulse donc sur le blog de Lionel André, inconnu pour moi, où, en effet, je trouvai une citation du livre  "Sortir du noir" : "… il crée de toutes pièces, à contre –courant du monde et de sa cruauté, une situation dans laquelle un enfant existe, fût-il déjà mort. Pour que nous-mêmes sortions du noir de cette atroce histoire, de ce “ trou noir ” de l’histoire. " (Lionel André précise que ce texte de Georges Didi-Huberman est une longue lettre à László Nemes, le réalisateur du film Le Fils de Saul).

Ce trou noir de l'histoire me renvoie alors brusquement à un passage de La Disparition de Georges Perec que j'ai copié dans mon cahier bleu trois jours avant :
"Oui, au plus fort du Logos, il y a un champ proscrit, tabou zonal dont aucun n'approchait, qu'aucun soupçon n'indiquait : un Trou, un Blanc, signal omis qui, jour sur jour, prohibait tout discours, laissait tout mot vain, brouillait la diction, abolissait la voix dans la maldiction d'un gargouillis strangulant. Blanc qui, à tout jamais, nous taira vis-à-vis du Sphinx. Blanc à l'instar du grand Cachalot blanc qu'Achab pourchassa trois ans durant, Blanc où nous disparaîtrons un par un..."
Passage qui, entre parenthèses, évoquait donc aussi Moby Dick, dont j'avais ce 19 janvier commencé très précisément la lecture (chapitre 1 seulement). Et sans doute l'un parle de trou noir quand l'autre évoque un Trou associé au Blanc, mais ce jeu du blanc et du noir est aussi un motif dynamique où s'échangent les polarités, comme peuvent en témoigner ces commentaires de Joachim Daniel Dupuis (Perec ou la pièce manquante) :
"La littérature de Perec est affirmative. Comme dans W ou Le souvenir d'enfance où le narrateur en proie à la disparition de ses parents dit que " l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie ". Rien n'est à combler : même s'il y a creux, ce creux est créateur. L'écriture tisse une toile (d'auteurs, d'événements, d'histoires, de contraintes) pour encercler - à partir de sa béance irréductible d'où elle jaillit par l'interrogation, le doute (car " l'écriture est doute " dit Espèces d'Espaces) - les champs du réel.
C'est comme un trou noir où le spationaute, une fois franchie l'embouchure de la zone d'anti-matière, passerait à travers un couloir lui promettant l'accès à un autre univers. C'est dans ce couloir où tout est figé, où tout semble au ralenti, que nous retrouvons ce qui se produit dans la mémoire éclatée du narrateur, qui cherche à recoller des fragments de souvenirs et dont il restera des trous, des " espaces blancs ".
Œuvre qui se construit donc autour d'une pièce manquante, point d'éclatement des forces de la matière dans l'effondrement de l'étoile, qui est marge, et point de passage (comme dans un trou noir) à un autre univers, celui de l'imaginaire. Les manuscrits de Perec sont plein d'étoiles qui s'effondrent ou qui naissent, comme une immense cosmogonie." (C'est moi qui souligne)
Notez bien que l'on ne parle pas jamais de trou blanc ou d'espace noir (non, le trou est toujours noir et l'espace toujours blanc, c'est troublant). Joachim Daniel Dupuis encore :
"Les derniers romans vont beaucoup plus loin (Le Cabinet d'amateur, Le Voyage en hiver), ils offrent un autre regard sur cette " pièce manquante ", sur cette image de puzzle, sur ce trou noir. Ils voient non plus de l'intérieur du " trou " mais de l'extérieur. Comme un observateur placé à plusieurs kilomètres de la bouche d'un trou noir dans les profondeurs intergalactiques : il voit, et constate avec indifférence la destruction progressive du monde.
Perec semble prendre l'autre bout, l'autre côté de ce regard d'écrivain des espaces blancs. Pour lui la pièce manquante*, c'est aussi ce côté noir du puzzle, de la littérature : sinon sa vanité (car il faut continuer à écrire) du moins son apparence. La littérature, loin d'être un jeu, est faux semblant. Pièce manquante, comme le dit l'expression à propos de la vie, c'est aussi bien la marque de son mystère : qui a le mode d'emploi de cette vie qui nous file entre les doigts, qui se joue de nous ?" (C'est toujours moi qui souligne).
Bien, mais quel est donc le spectacle que nous sommes allés voir, les enfants et moi, ce vendredi soir ? Eh bien, c'était Espæces, une pièce d'Aurélien Bory, qui se veut explicitement un hommage à  Espèces d'espaces de Georges Perec, comme en témoigne la note d'intention :
"Je choisis comme titre un mot qui n’existe pas. Qui n’a pas de signification. Qui doit sa forme à deux mots superposés, espèce et espace, contenus dans le titre du livre de Georges Perec, Espèces d’espaces, mon point de départ pour ce spectacle. Cette superposition est celle que j’explore dans mon approche du théâtre : mettre l’espèce dans l’espace, ou même faire en sorte que l’espèce et l’espace coïncident. En arpentant le livre de Perec, j’exécute en quelque sorte un programme. Je pars de la première phrase : « l’objet de ce livre n’est pas exactement le vide, ce serait plutôt ce qu’il y a autour ou dedans ». Et je l’applique au vide de la scène. J’arpente le plateau, physiquement, littéralement. J’intègre ses dimensions, j’éprouve les lois physiques qui le traversent, j’observe la machinerie. Je regarde autour. L’autour est le seul chemin possible qui me mène au-dedans. Le vide du plateau contient toutes les formes, tous les spectacles. L’autour est le lieu des traces. C’est aussi le lieu de cette trace particulière qu’est l’écriture. Le théâtre porte le geste maintes fois répété de réécrire par-dessus les traces. Le processus d’Espæce ressemblerait à cela, une superposition, un palimpseste. Qui rejoindrait alors la dernière phrase du livre de Georges Perec : « Écrire : essayer
méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes
».

Et de quoi parlait donc le billet de Rémi juste après avoir évoqué Sortir du noir ? Eh bien de Perec bien sûr :
"J'ai appris récemment, toujours grâce à Patrick, que Michel Sérouf s'appariait admirablement avec le poète Michel Seuphor, lequel avait choisi son pseudonyme par serouph, justement, à partir de Orpheus.

  J'achevais le précédent billet sur Perec, et il convient de revenir à celui dont le nom originel de sa famille, Perets, PRÇ, "briser", est le renversement de ÇRP "purifier", à l'origine du tserouf."
Pour terminer, revenons à ce blog de Lionel André, Fleuves et montagnes sans fin (que j'ai depuis intégré dans les Autres Sentes). J'observe que l'auteur, poète éditeur, accompagnateur en montagne, choisit de laisser énormément de blanc entre ses textes (plusieurs articles par jour le plus souvent). Par curiosité, je suis allé sur la page d'accueil, et ce jour-là, 19 janvier, j'ai abouti sur cette incroyable photo titrée Sommeil vertical :


suivie d'une autre photo légendée ainsi par Lionel André :

Le photographe sous-marin 

Franco Banfi 

a pris cette photographie 

exceptionnelle 

d’un groupe de grands cachalots 

endormis


Est-il utile de  rappeler que c'est ce même jour-là que j'ai inauguré ma lecture de Moby Dick ?
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* Sans aucunement songer alors à Perec (et je n'avais pas encore pris connaissance du texte de J.D. Dupuis), j'ai suggéré ce même week-end à Violette, ma fille, qui n'avait plus rien à lire et qui aime bien les polars, de se plonger dans Éloge de la pièce manquante d'Antoine Bello (qui, pour autant que je m'en rappelle  - ne fait guère référence à Perec).


Sur le jeu du Blanc et du Noir, ce roman est en lui-même intéressant, je relève une question posée à l'auteur dans un entretien de 1998 :
"Eloge de la pièce manquante paraît dans la Noire; vous l'avez conçu comme un polar?
Je voulais une énigme et un serial killer atypique, mais je n'ai pas réfléchi en termes de genres. En fait, Gallimard ne savait pas trop quoi faire de ce roman dans la Blanche alors que Patrick Raynal était d'accord pour une parution dans la Noire; et l'idée m'a séduit: je lis pas mal de romans policiers, notamment de l'espionnage, et mon livre rompt avec tous les archétypes du genre: les personnages sont relégués au second plan, il y a des meurtres mais ils ne servent que de prétextes, l'ambiance est très feutrée, il y a du suspense mais tellement éclaté qu'il faut sans cesse rembrayer."

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