Quand deux fils se rejoignent... Je poursuis depuis la mi-août une série d'articles inspirés par la lecture du récit de Mathias Enard, Mélancolie des confins, Nord, et dont le premier d'entre eux s'intitule Là où tout s'achève déploie tes ailes. Je me suis aussi autorisé plusieurs digressions, dont la dernière a été provoquée par le Feux sacrés de Cécile Guilbert. Or ces deux ouvrages par ailleurs très dissemblables ont au moins un point commun, celui de comporter une référence à l'écrivain en tête de ce que j'ai nommé la Nébuleuse, autrement dit la liste des libellés des billets publiés ici depuis 2006, je veux parler bien sûr de W.G. Sebald.
Il apparaît chez Mathias Enard à la page 127, à la suite de l'évocation des bombardements sur Berlin, qui détruisirent cinq cent mille appartements, le tiers du total. "Dans sa conférence sur la guerre aérienne prononcée à l'université de Zurich*, rappelle Enard, W.G. Sebald soutient que la littérature allemande de l'après-guerre ne s'est pas approprié la destruction des villes d'Allemagne, n'en a pas fait état - les littérateurs, pense Sebald, n'ont pas vu les ruines ; et s'ils n'ont pas vu les ruines, ils n'ont pas non plus vu les cadavres : les centaines de milliers de victimes des bombardements alliés sur l'Allemagne nazie." Il parle de crimes de guerre incompréhensibles, "comme la destruction de Hambourg, de Dresde, ou celle, le 27 février 1945, de Mayence, quand cinq cent mille bombes incendièrent la ville alors qu'Américains d'un côté et Soviétiques de l'autre tenaient déjà l'Allemagne à leur merci, quelques semaines avant la mort d'Hitler (...) Ces moments resteront comme un "secret de famille", dit Sebald, dans la mémoire collective. Conscients d'appartenir au peuple des bourreaux, les Allemands (c'est du moins la thèse de Sebald) ont tu leurs souffrances, souffrances considérées comme honteuses face aux visages innombrables des victimes du nazisme."
Il faut attendre la page 361 de Feux sacrés pour voir apparaître le nom de Sebald, dans un chapitre dont le titre est Une inquiétante étrangeté, où l'autrice commence par rappeler le point de départ de son projet de livre : "Inspirée par les liens tissés entre l'Inde et mes morts autant qu'intriguée par les coïncidences de dates détectées à l'occasion de diverses expériences marquantes, je décide d'ouvrir mon gros carton d'archives pour revisiter ma vie et en reconstituer la chronologie à l'aide de mes vieux agendas." Elle ajoute un peu plus loin qu'elle profite du confinement pour s'atteler à ce chantier, lorsque survient au même moment "un événement qui agit comme un formidable accélérateur : la rencontre des livres de l'écrivain allemand W.G. Sebald dont j'avais curieusement, je m'en souviens, appris l'existence au moment de sa disparition, en décembre 2001. Comme son compatriote exilé, le sexy Helmut Newton, un infarctus au volant de sa voiture avait provoqué son décès sur une petite route d'Angleterre. Et, coïncidence troublante comme tout ce qui ressemble à une prémonition, un de ses amis avait raconté que huit jours avant l'accident, l'écrivain lui avait montré, dans un album de famille, une photo prise par son père qui l'avait hanté toute son enfance : un soldat mort, allongé parmi les fleurs, qui s'était tué dans un accident de voiture."
Le moins que l'on puisse dire c'est que ce ne fut pas un coup de foudre. "Lisant ses nécrologies, écrit Cécile Guilbert, j'avais découvert un homme qui portait le deuil à la boutonnière, dont la mélancolie profonde irradiait tous ses livres comme un astre noir." Elle avoue que ses voyages moroses dans la mémoire de la destruction de l'Europe la rebutaient un peu, et que même son écriture, "réputée pour ses longues incises et se digressions nuageuses (ennuyeuses ?) d'une aboulie illimitée" lui semblait "aux antipodes du vif-argent sec et rapide des écrivains des Lumières "qu'elle plaçait au sommet de son panthéon stylistique. Cependant elle confesse qu'elle parcourait toujours ses nouvelles parutions (notons ce verbe : parcourir, qui dit bien ce qu'il veut dire, il ne s'agissait pas d'une véritable lecture), et elle précise que l'intriguaient surtout les images énigmatiques insérées dans ses pages. Pourquoi alors, soudain, en pleine pandémie, près de vingt ans après la mort de Sebald, replonger dans cette œuvre ?
L'événement déclencheur est la mort, à cause du virus, d'un ami cher, Jacques (le nom n'est pas donné), qui tenait un blog culturel dont Cécile Guilbert relut alors l'intégralité, et elle fut frappée en particulier par les pages consacrées à Austerlitz, le dernier grand roman de Sebald. Lui vient alors l'idée que les écrits de cet écrivain "obsédé par les traces laissées par les malheurs et les deuils" pourraient l'aider dans l'écriture de son propre récit. Hypothèse saugrenue, ajoute-t-elle, contraire à ses goûts, et lestée au demeurant d'une difficulté majeure : "Demander de l'aide à Sebald équivaut à s'en remettre à un manchot pour apprendre à jongler."Et puis elle n'entend pas écrire un livre triste sur ses deuils, mais bien évoquer les ressorts acquis dans la souffrance et l'épreuve. Nonobstant ces réserves, elle se procure plusieurs livres de Sebald, "élisant d'abord Les Anneaux de Saturne pour son titre qui fait écho à mes propres spirales de souvenirs où les morts reviennent en boucle. Et tandis que je découvre que l'auteur est décédé à l'âge qui est le mien en ce printemps pandémique, je frissonne."
J'en reviens à Mathias Enard, poursuivant sa méditation autour de Sebald. Il écrit que "pour qui avait le cœur à la peine, une promenade dans Berlin se transformait vite en un gymkhana entre les souvenirs de la destruction, ses ruines et ses fantômes - je me rappelai soudain, alors que la neige fondue recommençait à tomber et que la Kollwitzstrasse s'illuminait de ses lucioles glacées, sombrant vite sous la lumière des phares, que c'était E. qui m'avait fait découvrir, quinze ans plus tôt, l’œuvre de W.G Sebald, juste après la mort brutale de ce dernier dans cet accident d'automobile, consécutif à un malaise cardiaque, du côté de Norwich."
La synchronie est ici troublante : Enard et Guilbert ont donc découvert Sebald au même moment, juste après la mort accidentelle de l'écrivain, et dans les deux cas, la véritable connaissance de l’œuvre est le fruit d'une médiation amicale, marquée des deux côtés par la maladie, le virus pour l'ami Jacques, l'accident cérébral pour E.
Les résonances ne s'arrêtent pas là : page 134, Mathias Enard cite cet incipit :
En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l'est de l'Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi.
Et il continue ainsi : "Voilà de quelle façon commencent Les Anneaux de Saturne, de W.G. Sebald, par un mouvement." Et un peu plus loin, il écrit qu'en marchant dans Berlin sombre et désert, il ressentait à la fois ce qui le poursuivait et grandissait en lui : "L'époque était celle des désastres. L'accident de E. était le plus personnel, peut-être, et j'ignorais comment échapper à ce vide. Berlin avait changé de couleur. L'afflux de réfugiés syriens remplissait la ville des victimes de la guerre, des cris des torturés, des bombardements massifs."Mathias Enard a vécu longtemps en Syrie et il est très affecté par la tragédie que ce pays a vécu. Il raconte peu après la terrible histoire de Rami, un Syrien de Seidnaya, chrétien orthodoxe d'environ trente-cinq ans, arrêté à Damas, emprisonné, torturé atrocement, libéré six mois plus tard, puis exilé à Berlin où l'écrivain l'a rencontré. Berlin où il est à nouveau arrêté après avoir agressé et blessé un policier dans un épisode psychotique. On l'avait retrouvé, assis sur un banc, un sac en plastique sur les genoux, qui contenait un crâne et quelques ossements noircis. "La psyché de Rami avait été brisée par la torture et la prison, et ses blessures s'étaient aggravées elles-mêmes, comme la lave s'échappe d'une fissure et finit par brûler ce que le tremblement de terre avait pourtant épargné."
Cette histoire fait sinistrement écho au film de Jafar Panahi que j'ai vu cet après-midi à l'Apollo, Un simple accident, où d'anciens prisonniers retrouvent par hasard leur tortionnaire. Celui-ci nie totalement et le doute s'installe. Les traumatismes de la détention y sont décrits avec précision, la vie de celles et ceux qui l'ont subie en est à jamais bouleversée.
Mathias Enard écrit qu'il n’arrivait pas à raconter, qu'il était incapable de parler de l'histoire de Rami avec qui que ce soit, qu'il ne comprenait pas ce qu'il faisait avec ces ossements, à quoi il les destinait. Dans la même page, il évoque à nouveau Sebald qui "mentionne, dans Les Anneaux de Saturne, les tribulations d'un crâne, tout à fait humain celui-ci : le véritable ossement de l’écrivain anglais Thomas Browne, qui mourut à Norwich en 1682, crâne qui eut un destin bien différent du reste de son corps. S'il faut en croire W.G. Sebald, Thomas Browne écrivit cette sentence :"Qui peut se vanter de connaître le destin de ses propres ossements, qui sait combien de fois on les enterrera ?"
Et devinez par quoi se termine le chapitre Une inquiétante étrangeté dans Feux sacrés ?
Les battements de mon cœur s'accélèrent quand ma lecture voit se télescoper le nom de Thomas Browne, celui de Cyrus et l'histoire d'un homme retrouvé plusieurs jours après sa mort. ** Sur le coup, je n'y vois ni présage ni hasard : plutôt une nécessité ainsi qu'un encouragement.
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* Publiée sous le titre De la destruction, comme élément de l'histoire naturelle (Actes Sud, 2004). Mathias Enard indique que le titre originel allemand est plus simplement Luftkrieg und Literature, "Guerre aérienne et littérature".
** Autre résonance troublante : je viens d'achever ce matin un des livres de la sélection du Goncourt, emprunté à la bibliothèque de la centrale de Saint-Maur (qui participe cette année encore au Goncourt des détenus). Il s'agit de Un frère, de David Thomas. Récit tissé autour de la vie de son frère Édouard, marquée par la schizophrénie. Son corps fut retrouvé dans son appartement, trois jours après sa mort.
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