mardi 20 septembre 2022

Quatre doublons pour l'Incrédule

Interlude dans la série Cristal noir (une série dont nous sommes loin du bout : je compte y inscrire pas moins de quinze épisodes). Juste le temps de partager une autre étrange série, qui s'est déroulée les jours derniers. Tout commence le 14 septembre quand, en fin d'après-midi, je reviens de Mers-sur-Indre et traverse le petit village de Clavières, près d'Ardentes. Soudain, je n'en crois pas mes yeux (c'est histoire de dire, je leur accorde là pleine confiance) : je croise deux voitures qui se suivent et portent exactement le même nombre 666. Ceux qui sont familiers du site connaissent mon obsession des plaques d'immatriculation (lire à ce propos Jurassic Bartt), obsession que je partage (ceci ne vaut pas argument) avec David Lynch*. Depuis le temps que je scanne les plaques à tout bout de champ, c'est la première fois que j'épingle un doublon. Et puis quand même, ce n'est pas n'importe quel nombre. Le 666. Le nombre de la Bête dans l'Apocalypse. 

De fait, j'ai déjà croisé le 666 en septembre 2019, et il avait, semble-t-il, beaucoup à voir avec ce que Hans-Jürgen Grief nommait l'avant-dernière Apocalypse : la Shoah. Et c'est curieusement en se rendant à Ardentes à un rendez-vous médical pour mon fils Gabriel que j'ai enregistré ce jour-là plusieurs 666 (cf. Six parmi six millions). Un peu plus loin, quelques secondes plus tard, je consigne une petite réplique à la secousse principale avec un 066. 

Le lendemain, en sortant justement de chez Gabriel, nouvellement installé rue de la Gare, je surprends, garés l'un derrière l'autre, deux véhicules portant le nombre 020. Là, j'ai eu le temps de prendre une photo (pour les 666, il faut me croire sur parole).


Et presque au même moment où je prends cette photo, remonte une voiture affichant un 010 (mais je n'ai pas eu le réflexe de la flasher). Evidemment, je repense à mes deux 666. Deux jours de suite, des doublons. 

Le lendemain, vendredi 16 septembre, je découvre le dernier article de barbOtages, qui est titré En double. Il est question d'un livre de l'écrivain italien Leonardo Sciascia, Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel.  Publié en 1972 aux éditions de L'Herne, puis en 2022 chez Allia.


L'article est en fait un court extrait d'un plus long billet sur le site Sitaudis, dont voici quelques passages significatifs : 

[Raymond Roussel] est mort le 14 juillet — dans la nuit du 13 au 14 — 1933, dans la chambre 224 du Grand Hôtel et des Palmes, à Palerme, Sicile, « an XI de l’Ère fasciste ». [...] « Roussel le malade, Roussel l’ingénu, Roussel l’enchanteur » (Leiris) — est retrouvé le matin du 14 par le personnel de l’hôtel, allongé sur un matelas posé à même le sol, en chemise de nuit blanche, chaussettes noires et tricot de laine « champagne ».

Comment l’auteur de La Doublure, né en 77 et mort en 33, qui trouva la mort durant la nuit d’une double fête, religieuse et patriotique, dont les initiales sont redoublées — RR, un homme richissime qui voyageait en Rolls Royce —, pouvait-il ne pas retenir l’intérêt d’un auteur sicilien amateur de romans-enquêtes, dont le patronyme est composé d’une syllabe géminée : « Scia-scia » — son nom ainsi sciemment « scié » ?

Autant vous dire que j'étais moi-même scié, à la lisière de l'hallucination : mes petits doublons trouvaient là une extraordinaire résonance littéraire. Je me félicitais d'avoir récemment cité Jean-Paul Kauffmann citant lui-même Sciascia : "Les seules choses certaines en ce monde, ce sont les coïncidences", a écrit un jour l'écrivain italien Leonardo Sciascia. Tilsit, symbole du bonheur de Napoléon et des retrouvailles franco-russes ; l'allusion aux Anglais, présage de la catastrophe. Il me plaît de penser que ces rencontres ne sont jamais fortuites et que le destin se plaît surtout à pratiquer le comique de situation." (La chambre noire de Longwood, p. 267).

A Saint-Christophe, sur le côté de l'église, je surprends dans l'après-midi un nouveau double (il n'est pas parfait, 607 et 607(7), mais la perfection n'est pas de ce monde). A signaler que j'ai croisé à nouveau deux 666 (qui ne se suivaient pas mais presque) avenue Georges Lemoine, et, en soirée, un 666 (qui me bloqua un petit moment rue de la Gare) et un dernier 666 rue Raspail.


Le vendredi 17 septembre, je me rends avec mes deux filles Pauline et Violette aux rencontres littéraires Chaminadour, à Guéret. Yannick Haenel y marchait sur les grands chemins de Michel Leiris et de Georges Bataille. De beaux moments (l'événement mériterait une note entière, mais bon, ce sera pour une prochaine fois). Nous y retrouvons mon vieux complice, le Doc, qui a déjà une journée entière dans les neurones. Après une discussion Yannick Haenel-Pierre Michon, chaleureuse et parfois cocasse, nous gagnâmes une pizzeria éloignée (pas facile de se sustenter un samedi à Guéret), escorté d'un étudiant lillois qui faisait son master sur Bataille. C'est au retour, alors que je n'y pensais plus, que je tombai sur un double 927.


Personne, à part moi bien sûr, ne l'avait noté. J'explique alors que c'était le quatrième doublon, en quatre jours, ce qui fit rigoler le Doc. "Ah, on va voir bientôt ça sur Alluvions..." Le bougre connaît mes lubies, et je suis bien certain qu'il ne croit pas une seule seconde qu'il puisse y avoir autre chose que du bon vieux hasard derrière tout ça. Il me fait penser à Hector, le personnage du père dans Philémon, de Fred. Et à cet album très drôle, Le Voyage de l'Incrédule, où il suit Philémon dans le monde des lettres de l'Océan Atlantique, sans jamais quitter sa position de sceptique.


Qu'à l'aller, j'ai noté un 607 suivi immédiatement d'un 670, et qu'au retour j'ai vu garés l'un en face de l'autre un 670 et un 671, n'ébranlerait pas davantage cet esprit fort... 

A Guéret, j'achète le Journal de Michel Leiris. A ce moment-là, je ne fais aucun lien avec l'article de Jacques Barbaut, qui cite Leiris parlant de Roussel. C'est en lisant une fois revenu la biographie dans ce Quarto que je tombe sur plusieurs mentions de l'écrivain de Locus Solus. Et je découvre aussi plus tard que Leiris a écrit une biographie (demeurée inachevée).


Par ailleurs, j'ai terminé le roman de Bernard Chambaz** emprunté mardi dernier à la médiathèque, La peau du dos. Je suis un peu déçu, je n'ai pas vibré comme dans ses précédents livres.


Et puis le lendemain je m'avise qu'il pourrait bien être un autre écho à mes doublons. Tenez, voici un extrait de la présentation de l'éditeur :

C’est l’histoire de deux jeunes hommes qui n’ont pas trente ans, deux exaltés. L’un a une passion pour la peinture. On le connaît. C’est Auguste Renoir. L’autre a une passion pour l’égalité et il sera le délégué à la police puis le procureur de la Commune de Paris. On le connait à peine. C’est Raoul Rigault.
Leur rencontre doit tout au hasard. La première a lieu dans la forêt de Fontainebleau alors que l’un peint sur le motif et l’autre fuit la police de Napoléon III. Renoir prête une blouse de peintre à Rigault pour lui porter secours et ils passent quelques jours ensemble. Ils marchent sur le chemin des merles, ils partagent des oeufs durs et une fiasque de vin, ils roulent des cigarettes, ils conversent, de tout et rien, des nuages dans le ciel, du régime impérial. Et puis ils rentrent à Paris.

Auguste Renoir - Raoul Rigault. R/R. Et même RR pour Raoul Rigault, comme Raymond Roussel.

Le 18 septembre, je fais le point. Résumons-nous. Si aucun autre signe n'apparaissait, on aurait la séquence 666 - 020 - RR - 607 - 927. RR désignant donc l'article de barbOtages, situé à la pliure.

Cela me semble cohérent, satisfaisant pour l'esprit. 
Le dimanche arrive, et rien ne viendra ce jour-là. Ce n'est pas faute de matière : nous nous rendons à la brocante de Moutier-Malcard, sémillant village creusois, juste après Mortroux. Sur le parking champêtre, moult automobiles. Je ne peux pas m'empêcher de lire les plaques, alors même que je suis partagé : je trouve que la séquence se tient et qu'on pourrait s'arrêter là, mais en même temps un nouveau doublon serait exaltant, détruirait mon algorithme pour peut-être en annoncer un autre, plus sophistiqué. 

Mais non, rien. Et ce lundi 19 n'a rien donné non plus. Fin, au moins provisoire, des doubles.

Les questions ne s'arrêtent pas là. A quoi ça rime tout ça, me direz-vous ? Y a-t-il un message derrière ? Un sens à cette séquence ? 

Et bien peut-être. Un autre fil s'est entrecroisé dans la chaîne. Mais je suis fatigué, ce sera pour un prochain épisode.

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"Les notions de destin et de chance sont une composante essentielle de la vision du monde de Lynch, et ses proches peuvent en attester. "J'habitais dans la même rue que lui et, quand nous tournions à Los Angeles, nous partions ensemble en voiture pour le plateau de Sailor et Lula, confirme Montgomery. Nous ne pouvions nous rendre sur place sans qu'il ait fait sa numérologie avec les plaques d'immatriculation que nous croisions et vu ses initiales sur au moins une plaque. Parfois il fallait continuer à tourner un moment jusqu'à ce qu'on ait croisé ces trois lettres, "DKL", sur une plaque. Les rares occasions où les lettres étaient dans cet ordre, c'était un présage extrêmement favorable."Lynch admet avoir "observé les plaques d'immatriculation" avant même le tournage d'Eraserhead, et que son chiffre de chance était le sept."

Kristine McKenna, L'espace du rêve (avec David Lynch), JCLattès, 2018, p. 355 (cité dans l'article Bron/Broen/Bridge)

** Dans un article pour AOC Media, Histoire(s) du cinéma et de l'Italie, du 24 mai 2018, Bernard Chambaz écrit :

"Les seules choses qui sont sûres en ce monde, ce sont les coïncidences. Leonardo Sciascia aimait répéter cet aimable paradoxe. Par gratitude, je le reprends à mon tour. Le jour même où je regarde enfin le film Novecento de Bernardo Bertolucci que je n’avais jamais revu depuis sa sortie en 1976, nous apprenons la rencontre entre les Cinq-Étoiles et la Ligue en vue d’un accord de gouvernement. Ce qui me frappe, instantanément, c’est le divario, le fossé entre les deux époques, entre ces deux morceaux de réel. Et ce constat vient confirmer un sentiment navrant : le reflux des connaissances historiques, la méconnaissance du passé et notamment de son feuilleté chronologique contribuent à expliquer la confusion qui règne dans le monde actuel." (C'est moi qui souligne)

On retrouve Sciascia (soit dit en passant, mort le 20 novembre 1989, à Palerme, comme Roussel) dans le paragraphe final :

"Cu tuttu ca sugnu orbu, la viu niura. C’est-à-dire : bien qu’aveugle, je la vois noire ; autrement dit : je vois que ça finira mal. C’est à Sciascia, vous l’auriez deviné, que nous devons cet adage en sicilien. Il rapporte la phrase d’un aveugle dans son village de Racalmuto lors de la déclaration de guerre de Mussolini à l’Angleterre et à la France, qui n’en demandait pas tant, la preuve, deux semaines plus tard Pétain s’abaissera à signer l’armistice. Sciascia ne souligne le pessimisme radical de cette phrase que pour mieux l’appliquer à la situation italienne en 1984. Une autre coïncidence sans doute. La disparition de Berlinguer et l’épiphanie de Big Brother."

Difficile de ne pas faire le rapprochement avec l'actualité italienne : la probable arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, la présidente de Fratelli d'Italia, un parti post-fasciste.

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