"Le corps n'est pas une cruche légèrement poreuse. Ou, pour changer de métaphore, un jardin n'est pas une tapisserie ; en enlevant toutes les mauvaises herbes, on appauvrit le sol. Pour lui conserver sa fertilité, le jardinier doit, d'une certaine façon, remettre ce qu'il a enlevé : transformer les mauvaises herbes et la gazon tondu en terreau. Ce traitement est comparable à celui que certaines religions réservent aux anomalies et aux abominations en les transformant en pouvoirs au service du bien."
Mary Douglas, De la souillure, La Découverte, 2001, p. 175.
A Leçons, de Philippe Jaccottet, succède Chants d'en bas, autres poèmes de deuil (ici, il semble qu'il s'agisse de la mort de la mère de l'auteur). "Le titre, écrit R.A. Chalard, exprime la retenue du poète en ce qu'il arrime le chant à cet "ici-bas" pour lui éviter les dangers d'une évasion hors du monde."Ici-bas", qui est pour Mallarmé, "ignoble" avec son "odeur de cuisine" (lettre à Henri Cazalis du 3 juin 1863). Dans la série numérotée de 1 à 8, appelée Parler, Jaccottet se livre à une auto-critique sans concession sur le pouvoir de la poésie face à la mort. La parole y apparaît dérisoire :
Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste.
Philippe Jaccottet |
Néanmoins, les poèmes suivants 3 et 4 introduisent une nuance : parler est quelquefois autre chose que "se couvrir d'un bouclier d'air ou de paille...", mais pour saisir cet autre chose, il ne peut passer que par l'image, la métaphore. Il reprend cet adverbe, "quelquefois", et écrit que "c'est comme en avril, aux premières tiédeurs, quand chaque arbre se change en source." Mots de la renaissance, du printemps (primus tempus, le premier temps), de l'autre et du recommencement ; quelque chose coule : "la nuit semble ruisseler de voix comme une grotte", image-énigme, car aucune évidence n'existe d'une grotte qui ruissellerait de voix, sinon d'imaginer dans les tréfonds de la terre une cérémonie magdalénienne où le chant des participants irait se répercuter dans les voûtes, enflerait comme une vague et se perdrait dans les diverticules aux gravures encore inaperçues.
Et R.A. Chalard d'évoquer la nostalgie d'un sacré poétique, animant aussi les dernières pages de Cristal et fumée consacrées à l'au-delà de l'Egypte antique :
"On ne peut plus chanter en choeur. Tout de même, bizarrement, ce n'est encore ni le complet silence, ni le désespoir absolu. On essaie de parler encore une langue dans laquelle l'irrésistible nostalgie de l'hymne, de toutes les sortes d'hymne, jusqu'aux plus anciennes, au lieu de s'étioler en plaintes ou en singeries stériles, nourrirait encore, comme un terreau sombre, quelques graines, juste assez viables pour s'aventurer dans l'espace indéterminé, obscur lui aussi, de l'avenir [...]. (C'est R.A. Chalard qui souligne)
On retrouve au passage l'image du terreau dont usait Mary Douglas, tout comme on retrouve la singerie dans le huitième et dernier poème de Parler :
Déchire ces ombres enfin comme chiffons,
vêtu de loques, faux mendiant, coureur de linceuls :
singer la mort à distance est vergogne,
avoir peur quand il y aura lieu suffit. A présent,
habille-toi d'une fourrure de soleil et sors
comme un chasseur contre le vent, franchis
comme une eau fraîche et rapide ta vie.Si tu avais moins peur,
tu ne ferais plus d'ombre sur tes pas.
Pascal Quignard, qui cite davantage les poètes latins ou chinois que ses contemporains, écrit dans Sordidissimes :
"Les sordes à Rome définissaient les loques de deuil. Les endeuillés romains devenaient intouchables. Même, ils étaient intouchables à leurs propres mains. Ils en devaient ni se changer ni manger ni se nettoyer les doigts, les dents, le sexe, l'anus. Sordidi veut dire répugnants.
Les sordes pour les survivants correspondent aux linceuls pour les morts.
La peinture comptait parmi les arts sordides (sordidae)." (p. 36)
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