Sainte Catherine de Sienne regrettait vivement le dégoût que lui inspiraient les blessures qu'elle soignait. Pour lutter contre ce sentiment, elle en vint à boire délibérément un bol de pus.
Ce fait est rapporté par l'anthropologue Mary Douglas dans De la souillure, ouvrage publié par François Maspero en 1971, et dont l'édition originale était parue en 1966 sous le titre Purity and Danger.
Quand Pascal Quignard écrit que le sacré et le malpropre ne peuvent se distinguer, il ne fait que reprendre l'ethnologue J.G. Frazer, qui affirmait en 1911 dans Taboo and the Perils of the Soul que "Les tabous relatifs au sacré s'accordent avec les tabous relatifs à l'impureté parce que le sauvage ne fait pas la distinction entre le sacré et l'impureté." Plus largement, l'anthropologie de cette époque tendait à opérer une stricte délimitation entre religions primitives et grandes religions de notre temps. Pour Mary Douglas, cela n'a pas lieu d'être, et parler d'un mélange confus du sacré et du malpropre serait absurde. Il reste cependant vrai, reconnaît-elle, "que la religion sacralise souvent des choses malpropres qui étaient rejetées avec horreur auparavant. Il faut donc se demander pourquoi la saleté, qui est normalement considérée comme destructrice, joue parfois un rôle créateur."
Cette ambiguïté du sacré avait été relevée aussi par Roger Caillois, qui soulignait que le mot grec pour "souillure" signifiait également "le sacrifice qui efface la souillure", et que le mot "saint" signifiait en même temps "souillé", "à date ancienne, au dire des lexicographes".
On voit par là que l’idée de souillure elle-même est inséparable de la pratique rituelle de purification qui est rendue nécessaire par toute transgression de tabou. Ainsi Apollon, après avoir tué le serpent Python, est-il contraint de se purifier, en s'exilant un certain temps en Thessalie, dans la vallée du Tempé.
Selon Mary Douglas, le rite tient une place semblable dans les sociétés primitives et les sociétés modernes. Elle prend l’exemple des pratiques de nettoyage. Même si notre rapport à la saleté est dominé par des questions d’hygiène, Mary Douglas ne pense pas que le rituel du ménage ait pour fonction principale dans les sociétés modernes d’éviter la maladie. Selon elle, en faisant le ménage, « nous séparons, nous traçons des frontières, nous rendons visibles les décisions que nous avons prises sur ce que doit être notre “foyer” et que nous entendons créer à partir du cadre matériel de la maison ».
Une anecdote personnelle qu'elle rapporte me semble particulièrement éclairante pour saisir son propos :
"Personnellement, je tolère assez bien le désordre. Mais je me souviens qu'il me fut impossible de me détendre dans une certaine salle de bains, d'ailleurs fort bien entretenue, sans aucune trace de saleté ou de graisse, mais qui se trouvait installée, dans une vieille maison, dans le corridor qui reliait deux escaliers. [...] En tant que corridor, ce lieu avait un sens, mais en tant que salle de bains, l'atmosphère n'était pas à la détente. Moi qui éprouve rarement le besoin d'imposer une idée à la réalité extérieure, je commençai enfin à comprendre les agissements d'amis plus chatouilleux. En faisant la chasse à la saleté, en recouvrant telle surface de papier, en décorant telle autre, en rangeant, nous ne sommes mus ni par l'angoisse ni par la crainte de la maladie : nous mettons simplement un nouvel ordre dans les lieux qui nous entourent - et c'est un acte positif -, nous les rendons conformes à une idée. La peur, la déraison, ne jouent ici aucun rôle. Nous accomplissons un geste créateur, nous tentons de lier la forme et la fonction, d'imposer une unité à notre expérience. Si cela est vrai de nos triages, de nos rangements, de nos gestes de purification, nous devons interpréter pareillement la purification et la prophylaxie primitives." (p. 24)
Mais comment comprendre que les interdits de souillure soient souvent bravés ? Mary Douglas s’intéresse ainsi longuement à la consommation de cet animal rendu tristement célèbre par le Covid, bouc émissaire, semble-t-il, de la pandémie, le pangolin, animal tabou chez les Lele du Kasaï (République démocratique du Congo), une ethnie où elle avait fait une recherche de terrain approfondie en 1949.
Le pangolin est le Chef-Roi (kum ou kumu) parce qu’il favorise la fécondité des femmes (qui n'ont pas le droit de le toucher ni de le consommer). S’il se laisse capturer par les chasseurs, c’est parce qu’il le veut bien. C'est une victime volontaire, comme le bélier d'Abraham dans le buisson, comme le Christ. Il se laisse tomber des arbres et au lieu de s’enfuir, il s’enroule sur lui-même, immobile, et le chasseur n’a qu’à attendre qu’il se déroule et sorte la tête pour le tuer. "Les mystères du pangolin, confie Mary Douglas, sont des mystères tristes : lorsque les initiés portent le cadavre du pangolin à travers le village, l'assistance chante : "Je vais entrer maintenant dans la maison de l'affliction." Ces paroles, extraites des chants du culte du pangolin, ont été pour moi un supplice de Tantale : ce sont en effet les seules que j'ai pu obtenir des Lele."
Si le pangolin a un tel statut d'exception, c'est qu'il transcende toutes les catégories animales en usage chez les Lele : il possède des écailles comme les poissons mais grimpe dans les arbres, et surtout il ne donne naissance comme les humains, contrairement aux autres espèces animales, qu'à un seul petit à la fois. Luc de Heusch, dans une note de 1964 sur l'étude de Mary Douglas sur les Lele du Kasai, déclare que le pangolin est le médiateur par excellence entre le monde humain et le monde animal.
Le pangolin, tabou pour les non-initiés, est consommé par les initiés au cours d'une cérémonie solennelle. "S'ils pouvaient choisir, écrit encore curieusement Mary Douglas, parmi nos philosophies, celle qui leur convient le mieux à ces moments du rite, les initiés du pangolin seraient des existentialistes primitifs. Dans le mystère de ce rite, ils reconnaissent quelque chose de la nature fortuite et conventionnelle des catégories dans le moule desquelles ils coulent leur expérience. S'ils rejetaient l'ambiguïté jusqu'au bout, ils opéreraient forcément un clivage entre l'idéal et le réel. Mais ils affrontent l'ambiguïté sous une forme radicale, et concentrée. Ils osent appréhender le pangolin pour en faire un usage rituel et affirment que c'est là le plus puissant de tous leurs rites. Aussi le culte du pangolin est-il apte à leur inspirer une méditation profonde sur la pureté et l'impureté et sur les limites de la contemplation humaine de l'existence." (p. 181)
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