mardi 11 février 2025

Chien de printemps

Le 1er février, je m'attardais sur hasard et destin, dernier chapitre de l'essai d’Étienne Klein, Courts-circuits, avec cette étonnante anecdote autour de son nouvel appartement près de la place Denfert-Rochereau, donnant lieu à de troublantes coïncidences entre son propre ouvrage sur le physicien italien Ettore Majorana et Chien de printemps de Patrick Modiano. N'ayant lu ni l'un ni l'autre, je les commandai sur le net, chez Momox, pour être précis. Le 6 février, je les recevais et les dévorais séance tenante dans l'après-midi. Je commençai par le plus court, le Modiano, cent vingt pages à la typographie peu serrée. Et je l'ai lu avec ferveur, comme tous les Modiano, m'attendant à quelque résonance, l'espérant secrètement.

La quatrième de couverture de ce roman publié en 1993 est celle-ci : "Il faut croire que parfois notre mémoire connaît un processus analogue à celui des photos Polaroïd. Pendant près de trente ans, je n'ai guère pensé à Jansen. Nos rencontres avaient eu lieu dans un laps de temps très court. Il a quitté la France au mois de juin 1964, et j'écris ces lignes en avril 1992. Je n'ai jamais eu de nouvelles de lui et j'ignore s'il est mort ou vivant. Son souvenir était resté en hibernation et voilà qu'il resurgit au début de ce printemps 1992. Est-ce parce que j'ai retrouvé la photo de mon amie et moi, au dos de laquelle un tampon aux lettres bleues indique : Photo Jansen. Reproduction interdite? Ou bien pour la simple raison que les printemps se ressemblent ? "

A la fin de ma lecture, mon espérance avait semblé vaine. Aucune saisissante coïncidence n'avait surgi, mais je n'en concevais pas de déception : le voyage, encore une fois, dans les brèches d'un temps révolu, avait été subtil et attachant. Tout de même, il me faut mentionner un passage qui me laissa rêveur. C'est page 76 : "Jansen m'avait parlé à plusieurs reprises des Meyendorff. Il les avait beaucoup fréquentés après les disparitions de Robert Capa et de Colette Laurent. Mme de Meyendorff était une adepte des sciences occultes et du spiritisme. Le docteur de Meyendorff - j'ai retrouvé la carte de visite qu'il m'avait donnée à l'occasion de ce "pot d'adieu" : Docteur Henri de Meyendorff, 12 rue Ribéra, Paris XVIe, Auteuil 28-15, et Le Moulin, à Fossombrone (Seine-et-Marne) - occupait ses loisirs  à l'étude de la Grèce ancienne et avait écrit un petit ouvrage consacré au mythe d'Orphée." Et Modiano n'hésite pas à citer l'ouvrage en note de bas de page. Sauf qu'Henri de Meyendorff n'existe pas, et le livre non plus. En revanche, il existe bien une famille von Meyendorff, d'origine germano-balte, intégrée à la noblesse russe, et émigrée après la révolution d'Octobre. Dont l'un des membres, Jean Meyendorff, théologien orthodoxe, a bel et bien écrit de nombreux ouvrages sur la spiritualité byzantine, en particulier sur Grégoire Palamas, mort à Thessalonique en 1359. Et l'on peut citer aussi Irène Von Meyendorff (1916 - 2001), actrice allemande dont le dernier rôle fut dans Mayerling, de Terence Young (1968), avec Omar Sharif, Catherine Deneuve, Ava Gardner et James Mason.


Ah, Catherine Deneuve...  Patrick Modiano la rencontra en mai 1997 lors d'une interview croisée organisée par Frédéric Bonnaud (Modiano était alors membre du jury du festival de Cannes). A cette occasion, il fit  à Deneuve cette confidence : "C’est pour ça qu’une actrice me touche quand il n’y a rien de théâtral chez elle. Peut-être parce que quand on écrit des romans... Le théâtre est quelque chose d’étranger au roman alors que le cinéma est très proche... Par exemple, votre voix n’a rien de théâtral, c’est une voix de cinéma. Le théâtre est magnifique quand on le lit mais quand on le voit, les voix sont toujours portées alors qu’au cinéma on peut chuchoter, comme dans un roman. Le cinéma est comme un frère du roman."


 

On ne peut pas oublier non plus que la mère de Patrick Modiano était actrice. Elle se nommait Luisa Colpeyn. J'emprunte ce qui suit au mémoire de Carine Duvillé, Errance et Mémoire : Paris et sa topographie chez Patrick Modiano, repris dans l'excellent dictionnaire Patrick Modiano, de Bernard Obadia

"Que sait-on de Luiza Colpeyn ? Née à Anvers en 1921 ( erreur, elle est née le 24 février 1918) dans une modeste famille de dockers, la jeune fille rêve à dix-huit ans d’être comédienne. Modiano résume dans le chapitre IV de Livret de famille son itinéraire, de ses débuts professionnels à l’invasion de la Wehrmacht en 1940, puis sa rencontre avec son père, jusque cette soirée de mai 1945, accoudée au balcon du 15 quai de Conti, elle est présentée enceinte de Patrick qui naîtra en juillet. L’auteur nous livre la vérité dans cet extrait, restant à la surface des choses pour s’interdire de fabuler. Nous ne saurons rien de ses états d’âme, mais nous apprendrons les grands axes de sa vie : elle débarque à Paris pour signer un contrat, peut-être la chance de sa vie, avec deux producteurs de cinéma, mais la guerre empêchera la concrétisation de ce projet.
A la fin d’une journée de 1942, par un crépuscule aussi doux que celui d’aujourd’hui, un vélo-taxi s’arrête, en bas, dans le renfoncement du quai de Conti, qui sépare la monnaie et l’institut. Une jeune fille descend du vélo-taxi. C’est ma mère. Elle vient d’arriver à Paris par le train de Belgique.
A Paris, elle trouve, grâce à des amis et à sa langue maternelle, un travail de traductrice pour une firme de cinéma allemand, la Continental. Elle rencontre Albert Modiano fin 1942, ignorant au départ qu’il est juif et se cache. Ils s’installent ensemble au 15 quai de Conti en hiver de la même année et se marieront en 1944 à Megève, en Suisse. Certainement caché, le père signe sous un faux nom, donc le mariage n’aura aucune valeur légale : Luiza Colpeyn ne s’appellera jamais Modiano. (Tout comme Ingrid ne s’appelle pas Rigaud…)
A la libération, Patrick vient au monde et Luiza se lance à nouveau dans une carrière de comédienne. Très intégrée au milieu Saint-Germain-des-Prés dans les années cinquante de l’existentialisme et du jazz, elle reste pour son fils irrémédiablement attachée à la Rive Gauche et au quartier Latin. Bien qu’elle soit absente de la quasi-totalité de l’œuvre, elle semble parfois reliée par de petits fils invisibles aux personnages féminins de ses romans.
Modiano aura un petit frère, Rudy, né en 1947, qui mourra dix ans plus tard d’une leucémie : il appartiendra pour toujours au monde de l’enfance, symbolisant l’Eden perdu d’un bonheur familial. C’est après sa mort que tout bascule : Luiza s’investira de plus en plus dans sa carrière professionnelle, sans cesse en tournée en Province et à l’étranger, et le père, affairiste, est résolument absent. C’est pour le jeune Modiano le début des pensionnats, des longues soirées d’angoisse dans les dortoirs du collège, de la solitude aussi. Autant de thèmes qui trouveront naturellement leur place dans l’œuvre de l’écrivain, marquée par le motif de l’absence : un petit frère disparu, une mère instable, toujours en tournée, un père mystérieux, toujours en cavale, qui disparaît complètement de la vie du jeune homme alors qu’il n’a que vingt ans."

Luisa Colpeyn en 1958, photo dédicacée extraite d'un programme des tournées Baret

Petit détail loin d'être anodin : Luisa Colpeyn (Louisa Colpijn) est née à Anvers. Or, Francis Jansen, le photographe du livre, personnage aussi fictif qu'Henri de Meyendorff, est sensé lui aussi être né à Anvers. Ce n'est pas le seul. Au fameux "pot d'adieu" évoqué dans le passage de la page 76, il est précisé quelques pages plus tôt qu'un autre couple d'une cinquantaine d'années était présent, ainsi que Jacques Besse et Eugène Deckers, "auxquels j'avais répondu à plusieurs reprises au téléphone, en l'absence de Jansen." Eux aussi ont droit à des notes de bas de page. Je m'attendais à de pures et simples inventions. Eh bien, pas du tout... "Jacques Besse avait été un musicien talentueux dans sa jeunesse", écrit Modiano. Et c'est parfaitement exact : né en 1921 à Paris 9ème, il a composé la musique de la pièce Les Mouches de Jean-Paul Sartre, mais aussi, comme le signale l'écrivain, celle du film  Dédée d'Anvers. Anvers, comme par hasard... (Le rôle de la prostituée Dédée était tenu par Simone Signoret). Modiano écrit, toujours en note de bas de page : "Les dernières adresses que j'ai pu retrouver de lui sont : (...), et Château de la Chesnaie, Chailles (Loir-et-Cher), tél : 27." Ici, il mélange le vrai et le faux, car Jacques Besse est bien mort dans le Loir-et-Cher, mais pas au château de La Chesnaie, non, à la clinique de La Borde, à Cour-Cheverny, établissement dirigé par le docteur Jean Oury. Jacques Besse, invalide à la suite d'une bagarre et atteint de troubles psychiatriques, y a passé les dernières années de sa vie.*

Voyons maintenant Eugène Deckers, dont Modiano écrit qu'il "consacrait ses loisirs à la peinture et avait aménagé un immense grenier dans l'île Saint-Louis." En réalité, c'est un acteur belge né le 23 octobre 1913 à Anvers... Il fit toute sa carrière principalement en Angleterre. Quatre films en 1947 puis Les Guerriers dans l'ombre, de Charles Crichton, en 1948 (où il joue avec Robert Beatty et Simone Signoret, encore elle).

Eugene Deckers dans Drame dans un miroir (1960), de Richard Fleisher, avec Orson Welles et Juliette Gréco
 

Modiano écrit : "Eugène Deckers a fait plusieurs expositions. Il est mort à Paris en 1977. Son adresse était : 25, quai d'Anjou, Paris." Une nouvelle fois, je pensais que c'était un mixte de vérité et de fiction. La notice Wikipedia stipulait bien que Deckers était mort à Paris en 1977, mais ne mentionnait aucunement une quelconque activité de peintre. Comme il y avait un lien vers son acte de décès, j'y suis allé voir et surprise, les renseignements donnés par Modiano sont tout à fait exacts ! 


Deckers est désigné non comme acteur mais comme artiste peintre, domicilié bel et bien 25 quai d'Anjou. Il faut croire qu'après son dernier film, signalé en 1969, il avait troqué les plateaux contre des pinceaux. Une autre curiosité : son antépénultième film, tourné en 1967, est Hell is empty (L'enfer est vide), de John Ainsworth et Bernard Knowles, film britanno-tchécoslovaque, et dernier film de Martine Carol (le tournage fut interrompu par sa disparition - crise cardiaque dans sa chambre d'hôtel à Monte Carlo). Dans la distribution, on retrouve aussi une certaine Irène Von Meyendorff...

Pour conclure, parlons peinture une dernière fois. Le domicile des Meyendorff était sensé être 12 rue Ribéra. La rue existe, pas de problème, dans le XVIe arrondissement. Je me suis demandé si elle portait ce nom en souvenir du peintre  José de Ribera, et c'est bien le cas.

Il se trouve que nous avons visité le mois dernier, au Petit Palais, l'exposition "Ribera : ténèbres et lumière", la première rétrospective française jamais consacrée au peintre espagnol, qui fit l'essentiel de sa carrière en Italie. Magnifique (mais je continue d'être surpris par la violence des tableaux, qui abondent en scènes cruelles, tortures, souffrances et martyres en tout genre, comme celui de saint Barthélémy ci-dessous, où l'écorchement à vif est traité sans ménagement).

Martyre de saint Barthélemy, vers 1616, collégiale d'Osuna

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* Agnès Berthomeu, psychologue et linguiste qui a travaillé de 1969 à 1989 à la clinique de La Borde, évoque Jacques Besse dans son texte MÉTAMORPHOSES ou la « Grille des ateliers » à La Borde

"Tout en travaillant à Paris, j’avais pris l’habitude d’aller régulièrement à La Borde, avec des amis. Nous nous entassions dans de petites voitures et logions à La Borde à la cloche de bois, un peu partout, dans les combles, les bureaux, la « cabane des stagiaires ». Je participais à la chorale et chantais les chansons de Jacques Besse qui nous accompagnait au piano, et j’organisais des petits spectacles pour les fêtes, à Noël, etc. Et j’ai commencé à travailler à plein temps à La Borde, pour y faire du théâtre comme j’avais commencé à le faire lors de mes visites." (C'est moi qui souligne)

Jacques Besse est donné  en note de bas de page comme un  "compositeur exceptionnel (auteur de nombreuses musiques de films) et poète : La Grande Pâque (1971), L’œil entr’ouvert (1973). Cf. Revue de Psychothérapie Institutionnelle, n° 2, 1988 ; Cahiers de l’Expo Arts et Folie, Centre Pompidou, 1999 ; Extraits de La Grande Pâque présentés par Agnès Bertomeu (1999). Jacques Besse avait
créé plusieurs chansons à La Borde (entre autres « Gloire à l’Ananalitron ») ainsi qu’un feuilleton radiophonique. La presque totalité de son œuvre écrite et musicale a été perdue, semée à tous vents."


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