Reprenons : le personnage principal de Chien de printemps, de Patrick Modiano, un photographe nommé Francis Jansen, habite un appartement qu’Étienne Klein achète bien des années plus tard : "Aucun doute n'était possible, tout concordait : l'adresse de l'immeuble, explicitement indiquée ; la description des lieux, rigoureusement conforme ("une vaste pièce aux murs blancs dans le fond de laquelle un petit escalier montait jusqu'à une mezzanine")." (Courts-circuits, p. 215)
Je me reporte à cet extrait du roman qui intervient très tôt, dès la page 13. Je lis la description, et je note cet autre passage : "Rien sur les murs. Sauf deux photos. La plus grande, celle d'une femme, une certaine Colette Laurent, comme je devais l'apprendre par la suite. Sur l'autre, deux hommes - dont l'un était Jansen, plus jeune - étaient assis côte à côte, dans une baignoire éventrée, parmi des ruines. Malgré ma timidité, je n'avais pu m'empêcher de demander à Jansen des explications. Il m'avait répondu que c'était lui, avec son ami Robert Capa, à Berlin, en août 1945." (p. 14)
Ce détail de la baignoire berlinoise éventrée est du pur Modiano, qui aime à mêler intimement fiction et réalité. Il existe bien une telle photo de Robert Capa mais ce n'est pas Jansen qui pose, on s'en doute, mais Ingrid Bergman, avec qui le photographe avait noué une liaison. La star était venue soutenir le moral des troupes : "La première photo de la star au bain ! Mais vêtue de la tête aux pieds et sans eau, " aurait dit Capa. De son côté, Ingrid Bergman raconte : «J'ai rencontré à nouveau Robert Capa à Berlin, en 1945. Il a trouvé une baignoire dans la rue. Il a dit que ce serait son scoop: pour la première fois, Ingrid Bergman photographiée dans une baignoire.» Selon The Guardian, les négatifs de Capa ont été endommagés et aucune des images n'a survécu; le seul enregistrement serait cette photo, prise par Carl Goodwin.
Mais revenons sur l'autre femme, Colette Laurent, dont on apprend plus loin qu'elle fut aimée de Jansen. Venue très jeune à Paris, "d'une lointaine province", elle aurait mené une vie chaotique. Le narrateur ne prend conscience que vingt ans plus tard que lui aussi avait croisé cette femme dans son enfance, et qu'il aurait pu en parler lui aussi avec Jansen : "Un printemps plus lointain encore que celui où j'ai connu Jansen, j'avais une dizaine d'années et je marchais avec ma mère quand nous avons rencontré une femme, au coin de la rue Saint-Guillaume et du boulevard Saint-Germain. Nous faisons les cent pas et ma mère et elle parlent ensemble. Leurs paroles se sont perdues dans la nuit des temps mais je m'étais souvenu du trottoir ensoleillé et de son prénom : Colette." (p. 29)
La dernière rencontre du narrateur avec Jansen a lieu dans un café qu'il fréquentait autrefois avec Robert Capa. Jansen lui confie que c'est aussi dans ce café qu'il avait connu Colette. "J'aurais voulu lui poser des questions, poursuit le narrateur, et lui parler des quelques photos d'elle que j'avais répertoriées dans le cahier rouge :
Colette. 12, hameau du Danube.
Colette à l'ombrelle.
Colette. Plage de Pampelonne.
Colette. Escalier de la rue des Cascades. " (p. 100)
Jansen finit par prendre une photo du narrateur avec son Rolleiflex : "J'ai la photo, à côté de moi, parmi toutes celles qu'il avait prises cet après-midi là. Mon bras levé et mes doigts qui tiennent le verre se découpent à contre-jour et l'on distingue, au fond, la porte ouverte du café, le trottoir et la rue qui baignent dans une lumière d'été - la même lumière où nous marchons, ma mère et moi, dans mon souvenir, en compagnie de Colette Laurent."
J'ai lu le roman d'une traite, je l'ai dit, le jeudi 6 février. Quand je tombai sur ce passage, un mot me marqua plus particulièrement. Ombrelle (Colette à l'ombrelle). Pourquoi donc ? Tout simplement parce que le matin même, à l'Albert Coffee, place Monestier à Châteauroux, j'avais retrouvé l'ami Christian Daumas, auteur d'un livre, Olga, Été 1973, qu'il a auto-édité récemment. Plusieurs fois, dans la conversation, il avait prononcé ce mot d'ombrelle, qui n'est autre que l'une des chansons de l'album de Louise O'sman, une musicienne amie qu'il devait bientôt retrouver à Marseille.
Sur les nuages qui planent sur les rêves
Elle promenait comme une ombrelle
La tendresse de celle
Qui s'asseyait sous nos tonnelles
Et ce qui me frappe aujourd'hui, au-delà de cette récurrence de l'ombrelle, c'est que l'album délicieux et limpide de Louise se nomme L'heure d'été, et que cela résonne bien sûr avec cette lumière d'été où se fond le souvenir modianesque.
Et puis il y aussi ces Polaroïds de Marseille qui forment l'illustration intérieure de l'album, et qui sont signés de Louise O'sman elle-même. Polaroïds que l'on retrouve dans la quatrième de couverture de Chien de printemps :
Il faut croire que parfois notre mémoire connaît un processus analogue à celui des photos Polaroïd. Pendant près de trente ans, je n'ai guère pensé à Jansen. Nos rencontres avaient eu lieu dans un laps de temps très court. Il a quitté la France au mois de juin 1964, et j'écris ces lignes en avril 1992. Je n'ai jamais eu de nouvelles de lui et j'ignore s'il est mort ou vivant. Son souvenir était resté en hibernation et voilà qu'il resurgit au début de ce printemps 1992. Est -ce parce que j'ai retrouvé la photo de mon amie et moi, au dos de laquelle un tampon aux lettres bleues indique: Photo Jansen. Reproduction interdite? Ou bien pour la simple raison que les printemps se ressemblent ?
Mais l'été - je n'y ai pas pensé sur le moment - c'est aussi le sous-titre du roman de Christian. Été 73. Et que nous raconte-t-il ce livre ? Sinon une disparition, soudaine, inexplicable, inexpliquée, comme celles de Jansen et de Majorana. Celle d'Olga, jeune Allemande rencontrée à Ostende cet été-là par Serge, un jeune Creusois venu là en vacances. Trois semaines d'un amour flamboyant brutalement interrompu par l'enlèvement en plein jour de la jeune fille par cinq individus. Elle disparaît dans leur voiture, et Serge n'aura de cesse de la retrouver. Toute son existence sera dès lors vouée à sa recherche. Une histoire vraie - pour autant qu'on ajoute foi au récit de Serge -, que Christian a choisi de romancer en la croisant avec ses propres passions et rencontres.
Mais je n'en avais pas fini avec l'ombrelle, je la retrouvai le soir-même en lisant La lune et les feux de Cesare Pavese, roman écrit en 1949 et publié le 27 avril 1950, quelques mois avant son suicide. Autoportrait fictif de l'écrivain, revenant dans son pays natal après son émigration aux États-Unis. Récit âpre d'un homme blessé, où hasard et destin se croisent aussi comme dans le livre de Klein : "C'est un destin comme ça", dit Nuto qui, contrairement à moi, n'a pas bougé. Lui, il n'est pas allé par le monde et n'a pas fait fortune [...] Mais à lui aussi, qui n'a pas bougé, il est arrivé quelque chose, un destin - cette idée qu'il a qu'il faille comprendre les choses et les modifier, que le monde est mal fait et que c'est l'intérêt de tous de les changer." L'ombrelle apparaît au paragraphe suivant : "Cette chambre de l'Angelo - je n'y étais alors jamais entré - il me paraissait avoir toujours su qu'un monsieur, un homme avec des poches pleines de napoléons, un propriétaire de fermes, quand il partait dans sa carriole pour voir le monde, se trouvait un beau matin dans une chambre comme celle-ci, se lavait les mains dans la cuvette blanche, écrivait une lettre sur la vieille table luisante, une lettre qui partait pour la ville, qui partait loin et que lisaient des chasseurs, des maires et des dames qui avaient une ombrelle."
L'ombrelle n'est pas un objet anodin. Les paysannes n'en possèdent pas, leurs visages sont tôt tannés par le soleil. L'ombrelle est l'apanage des dames d'une autre classe sociale, le privilège de celles qui ne travaillent pas dans les champs. Plus loin, au chapitre XVIII, l'Anguille, le narrateur, évoque les filles de la signora : "Elles avaient au moins vingt ans. Quand elles passaient avec leur ombrelle, moi, de la vigne, je les regardais comme on regarde deux pêches qui sont trop hautes sur la branche."
Frédéric Pajak évoque la fin de Pavese dans L'immense solitude, et termine en citant Natalia Ginzburg qui, dans Portrait d'un ami, écrivait (et c'était l'été encore qui présidait à ces lignes) :
Il est mort pendant l'été. Notre ville, pendant l'été, est déserte et paraît très grande, claire et sonore comme une place ; le ciel est limpide mais non lumineux, d'une pâleur lactée ; le fleuve se déroule, plat comme une route, sans dégager d'humidité ni de fraîcheur... Il choisit, pour mourir, un jour quelconque de ce mois d'août torride ; et il choisit la chambre d'un hôtel près de la gare : voulant mourir, dans cette ville qui lui appartenait, comme un étranger.
Cinquième édition, revue et largement augmentée (la première, de 1999, était aux Puf ).
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