Le dernier chapitre du Courts-circuits d’Étienne Klein interroge deux concepts qui ne cessent de traverser Alluvions : il a pour titre Hasard et destin. Mais c'est surtout le hasard qui est sur la brèche, avec sa pluralité de sens. Klein le qualifie de mystérieux personnage dont il est désireux de cerner la véritable identité. Il livre ensuite une anecdote personnelle, située en octobre 2013. Ce mois-là, il emménage dans l'appartement qu'il occupe encore aujourd'hui, un atelier d'artiste près de la place Denfert-Rochereau pour lequel il eut le coup de foudre à la première visite, à tel point qu'il signa le bail sans même le lire, quelques minutes après avoir franchi la porte d'entrée.
Le jour-même de son installation, il dut s'absenter quelques heures pour faire le service de presse de son dernier ouvrage, En cherchant Majorana, biographie d'Ettore Majorana, génial physicien italien qui disparut en mars 1938, à l'âge de 31 ans, sans qu'on sache s'il s'était suicidé ou avait choisi de s'exiler ou de se retirer dans un couvent. Le mystère est encore entier, et Étienne Klein avait tenté de "retrouver son fantôme résiduel" en se rendant "dans les villes où il avait vécu ou simplement séjourné - Catane, Rome, Pise, Naples, Palerme - avec l'espoir que ces lieux auraient conservé, par un effet d'hystérésis*, un halo différé mais perceptible de sa présence."
Il est intéressant de voir que cette recherche d'un physicien sur la vie d'un autre physicien présente des aspects fort peu scientifiques. Klein d'ailleurs ne s'en défend pas, écrivant que sa quête, "à la limite de l'obsession, avait été de type modianesque." Là, je tends plus que jamais l'oreille, Patrick Modiano ayant été très souvent étudié en ces pages. Klein affirme que ses déambulations sur les traces de Majorana "furent des promenades géographiques à l'intérieur d'un palimpseste : différentes couches de réalité, spatialement confondues mais temporellement séparées, entremêlaient le temps qui passe et celui qui ne passe pas, les archives et les songes, les points de repère et les hypothèses, l'exploration et l'introspection."
Cette description n'était pas si éloignée de ma propre expérience, telle qu'elle s'exprimait par exemple, en novembre 2012, avec la lecture de Dora Bruder. Je recopie ici ce que j'écrivais alors :
"Depuis que Modiano
a surgi dans mon paysage mental, avec le vide, avec Norwich, avec
Sebald, j'éprouve pour lui quelque chose comme une grande tendresse,
alors j'achète régulièrement un de ces courts volumes qui me donnent
l'impression de reprendre une promenade habituelle avec un ami,
d'arpenter ensemble une nouvelle fois des rues, des quartiers, des
hôtels, des gares, en évoquant des anecdotes, des énigmes, en soulevant
des questions qui restent souvent sans réponse. C'est ainsi que j'ai lu Pedigree, formidable et douloureuse chronique du désamour paternel, et, la semaine dernière, Dora Bruder. C'est Jean-Claude, l'enquêteur michonien, qui m'avait aiguillé sur le livre, en me citant le passage où Modiano est troublé par un épisode des Misérables :
Jean Valjean et Cosette, fuyant Javert, se réfugient dans un couvent au
62 de la rue du Petit Picpus, la même adresse que le pensionnat du
Saint-Coeur-de-Marie où était Dora Bruder, une jeune fille juive qui
disparut comme tant d'autres à Auschwitz.
Jean-Claude arrêtait sa citation sur la citation même de Hugo par Modiano (Moro citant Modiano citant Hugo, il y a quelque chose de vertigineux dans cette cascade) :
Nous n'avons pu passer devant cette maison extraordinaire, inconnue, obscure, sans y entrer et sans y faire entrer les esprits qui nous accompagnent et qui nous écoutent raconter, pour l'utilité de quelques-uns peut-être, l'histoire mélancolique de Jean Valjean.Ayant maintenant le livre en main, c'est le paragraphe qui suit immédiatement qui m'a interpellé :
Comme beaucoup d'autres avant moi, je crois aux coïncidences et quelquefois à un don de voyance chez les romanciers - le mot "don" n'étant pas le terme exact, parce qu'il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier : les efforts d'imagination nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de détail - et cela de manière obsessionnelle - pour ne pas perdre le fil et se laisser à aller à la paresse -, toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions "concernant des événements passés ou futurs", comme l'écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique "voyance"."
Les coïncidences, voilà ce qui apparaît précisément dans la suite du récit d’Étienne Klein. "Hasard ou destin, dit-il, le lendemain de mon installation dans mon nouvel antre, j'étais attendu en Italie, à Turin, pour y prononcer la conférence inaugurale d'un colloque consacré à cet "effrayant génie", comme eût dit Chateaubriand." Or, il croise au sortir de l'immeuble une femme du nom d'Alladine Lacroix, qui se présente comme habitant au dernier étage, et qui lui remet, voyant qu'il était pressé, un livre de poche en lui disant : "Tenez, c'est pour vous. Ce roman devrait vous intéresser. Il traite de l'archéologie de la mémoire. Vous m'en direz des nouvelles." Il s'agissait de Chien de printemps de Patrick Modiano... Klein file à la gare de Lyon, bouquin en poche. Qu'il entame dans le train, après avoir travaillé sur sa conférence : "Et, dès les premières pages, je compris. Le personnage principal, un photographe nommé Francis Jansen, habitait l'appartement dans lequel je venais d'emménager !"
Captivé par sa lecture, l'auteur oublie de descendre à Turin et se retrouve à Milan (la conférence d'ouverture se commua en discours de clôture). Son trouble ne venait pas que de la simple mention de l'appartement :
"Chien de printemps raconte très exactement - incroyable coïncidence - la superposition de deux histoires très semblables à celles que développe En cherchant Majorana. D'une part celle de Francis Jansen, un homme qui, tout comme Majorana, "parlait peu", et qui lui aussi choisit de disparaître "après avoir subi une cassure dans sa vie", sans laisser de traces ni indiquer d'adresse . d'autre part, celle du narrateur à la poursuite du spectre de ce personnage qui le fascine, quête aussi vaine qu'obstinée, avec pour résultat qu'il finira par croire, les deux histoires s'entrelaçant, qu'ils sont une seule et même personne. (...)
Ces résonances m'apparurent d'autant plus stupéfiantes qu'Alladine ne pouvait les soupçonner lors de notre première rencontre, ignorant tout de moi - hormis peut-être le fait que j'écris - et de l'existence de mon livre, pas encore annoncé et encore moins publié. S'agissait-il d'un simple hasard ? D'une secrète combinaison spatio-temporelle ourdie par quelque démiurge bien attentionné ? Cet appartement du XIVe arrondissement m'était-il prédestiné par l'effet d'une intrication entre Chien de printemps et En cherchant Majorana, laquelle, sans que j'en aie conscience, m'aurait poussé à le visiter puis à le choisir ? "
La suite est une réflexion sur le hasard, qui passe en revue les principales conceptions qui s'y rattachent. Par exemple, celle, bien connue, du mathématicien Antoine-Augustin Cournot qui, au XIXe siècle, affirme que le "hasard" ne serait que le croisement de deux séries causales indépendantes. Et donne quelques exemples "pour éclaircir et fixer cette notion fondamentale" :
"Il prend au bourgeois de Paris la fantaisie de faire une partie de campagne, et il monte sur un chemin de fer pour se rendre à sa destination. Le train éprouve un accident dont le pauvre voyageur est la victime, et la victime fortuite, car les causes qui ont amené l’accident ne tiennent pas à la présence de ce voyageur : elles auraient eu leur cours de la même manière lors même que le voyageur se serait déterminé, par suite d’autres influences, ou de changements survenus dans son monde, à lui, à prendre une autre route ou à attendre un autre train."
"Appliqué à mon cas, poursuit Etienne Klein, il faudrait que je considère que j'ai suivi mon parcours, Patrick Modiano le sien, et que, par l'entremise de nos ouvrages respectifs, nos deux séries causales ont fini par se croiser un jour d'octobre 2013 à deux pas de la place Denfert-Rochereau." Il considère néanmoins que, malgré un certain pouvoir de conviction, la conception de Cournot "reste peut-être un peu simpliste sur le plan épistémologique". Chaque événement, qu'on le croit "hasardeux" ou non, est lui-même au croisement d'un nombre indéfini de lignes ou de séries causales. "Dans l'exemple choisi par Cournot, le voyageur n'a pas seulement pris le train, il a choisi un certain horaire, s'est installé dans tel wagon, et non pas dans tel autre, pour telle ou telle raison, s'est assis à cette place et pas à cette autre, de sorte que l'explication du hasard proposée par Cournot devient vite proliférante. Mon atterrissage dans mon appartement ? Le résultat d'un improbable imbroglio de suites causales inextricables, dont je serais incapable de faire l'inventaire..."
Ceci m'a rappelé ce poème en prose, Les pleureuses d'Antarctique, mis en ligne le 8 octobre 2010, mais qui fut écrit en 2003, et dont le souvenir me fut rappelé tout récemment parce qu'un ou plusieurs visiteurs du blog l'avaient, à ma grande surprise, consulté (à moins que ce ne fut un des bots qui arpentent régulièrement le web).
"Elles me contactèrent en septembre : elles avaient entendu parler de mes
sanglots (à l'époque, j'en modulais de fort longs qui m'attiraient un
public fervent et fidèle). Nous nous accordâmes en tous points : le
contrat courrait jusqu'au sixième solstice, treizième lune comprise. La
tournée fut mémorable, nous inondâmes de larmes plusieurs bourgades
jusque là mal desservies par le malheur. On nous prédisait un avenir
brillant ; les grandes métropoles nous réclamaient à cors et à cris. Et
puis il y eut cet incident stupide.
Nul
n'aurait pu le prédire. Plusieurs chaînes causales avaient fait le
chemin pour lui. En toute inconscience des effets désastreux de leur
rencontre tout à fait fortuite. Personne n'avait tiré la sonnette
d'alarme. Quand il me fut donné de pouvoir le faire, ce fut en pure
perte : l'irréparable avait eu lieu."
Bref, nous ne trancherons pas sur la question du hasard, pas plus qu’Étienne Klein. Qui conclut en déclarant que faute de le savoir, il se résout à faire sienne cette recommandation de Patrick Modiano : "Il ne faut jamais éclaircir le mystère."
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* Hystérésis : PHYS. Persistance d'un phénomène quand cesse la cause qui l'a produit. Cycle d'hystérésis. Hystérésis mécanique. − Phénomène qui consiste en ce fait que la couche caractéristique obtenue en déchargeant une fibre, etc., préalablement étirée en deçà de sa limite élastique, ne se confond pas avec celle correspondant à la charge. On constate une sorte de « retard » dans la contraction (Thiébaut, Fabric. tissus,1961, p. 89).
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