mercredi 29 janvier 2025

Leo, Albert et la guerre du froid

Mardi 14 janvier, les vingt ans de ma fille Violette. Ce jour-là, je passe à la librairie Arcanes dont je ressors plus lourd de quatre nouveaux livres. Je fais l'impasse ici sur deux d'entre eux (dont j'aurai à reparler) ; intéressons-nous aux deux autres, les deux au format poche : Courts-circuits d’Étienne Klein, et Manhattan Project de Stefano Massini (tous les deux édités en 2023). C'est par celui-ci que j'ai commencé. J'avais emprunté à la médiathèque récemment un opus précédent, beaucoup plus long, Les frères Lehman, mais je n'avais pas eu le temps de le finir, embringué que j'étais dans d'autres lectures. Mais j'avais été intrigué, et même déjà captivé par la forme, un roman en vers libres, volontiers litanique. Cette forme, je la retrouvais avec Manhattan Project, et puis, d'emblée, c'est une autre vieille connaissance que je retrouvais : Leo Szilard, le physicien hongrois déjà à l'honneur dans la bande dessinée de Baudoin et Cédric Villani, Les rêveurs lunaires. J'en avais parlé ici en 2015 et 2017.

Le livre est paru dans ce format poche le 9 janvier 2025. Dans le premier article consacré à Szilard, Manhattan, de Woody à Léo, je notai qu'au sortir du film de Woody Allen, Manhattan, j'avais abordé la troisième histoire des Rêveurs lunaires, précisant que si je connaissais Heisenberg et Turing, les deux précédents, j'ignorais tout du troisième, Léo Szilard, le savant juif hongrois. Et j'écrivais avoir été saisi, d'entrée, par la première case :


75 ans plus tard très exactement, un nouvel ouvrage portant "Manhattan" dans son titre fait donc écho à la geste de Leo Szilard. Je me permets de reprendre ici ce que j'écrivais il y a dix ans :

"Neuf janvier 1960, New York. Le jazz, que Woody Allen aime tant (il joue de la clarinette dans un groupe de New Orleans). Albert Camus vient de mourir le 4 janvier dans un accident de voiture, à Villeblevin dans l'Yonne. Leo Szilard, atteint d'un cancer, va subir une radiothérapie, à des doses de cheval (mais c'est lui qui le demande : il a obtenu de pouvoir participer au protocole des soins). Le personnage est passionnant, et je ne veux pas ici reprendre tout ce que Cédric Villani dévoile de sa biographie. Qu'il suffise pour l'instant de signaler qu'il fut le premier humain à concevoir, dès 1933, la possibilité d'une réaction neutronique en chaîne, donc d'une bombe atomique aux possibilités de destruction inouïes, et à comprendre ensuite que le tout nouveau régime nazi était le mieux placé, de par l'avancée de la science de son pays, pour mettre au point cette invention.

C'est ce qui l'amènera en 1939 à demander à Albert Einstein d'adresser une lettre à Franklin Roosevelt, le président américain, pour l'alerter sur le danger et le convaincre d’accélérer la recherche expérimentale sur la réaction en chaîne en Amérique. Lettre signée Einstein mais c'est lui, Léo Szilard, qui en a rédigé le brouillon.
Et c’est en 1942, avec le physicien italien Enrico Fermi, dans le cadre du Projet Manhattan visant donc à doter l’Amérique d’une bombe atomique, qu’il parvient à créer la première réaction en chaîne avec un réacteur utilisant du graphite et de l’uranium.
Lui, pacifiste convaincu, qui s'opposera à l'utilisation de cette bombe, qui condamnera l'horreur d'Hiroshima, mais que les militaires, une fois la bombe réalisée, s'empresseront de mettre sur la touche."


On retrouve Szilard associé à Einstein à la page 19 :

Trente-neuf ans, Leó Szilárd
physicien de renom, Leó Szilárd
très côté, Leó Szilárd
des publications partout
inventeur notamment
- avec Einstein -
d'un réfrigérateur prodigieux
"oui, tout à fait, illustres confrères : un réfrigérateur 
car la physique doit bien vivre, oui ou non ?
Vous, vous ne mangez pas ?"
mais, surtout spécialiste des particules :
ce qui se cache dans l'infiniment petit
à l'intérieur de la matière
à l'intérieur de l'énergie.

Le même jour, j'ai aussi commencé l'essai d’Étienne Klein (car j'aime souvent lire comme on marche, en balançant le poids du corps d'un côté à l'autre), et voici que dès le premier chapitre, consacré à une réflexion sur la nature de l'intelligence, Einstein apparaît aussi : "Mettre en avant son seul travail théorique, c'est passer sous silence - et par là même déconsidérer - un aspect important de son œuvre : Einstein fut aussi un ingénieur inventif dont les préoccupations se réfractaient dans les mécanismes et les appareils techniques les plus symboliques de son époque. Lui-même déposa plusieurs brevets pour toutes sortes de dispositifs : voltmètres, réfrigérateurs, compteurs électriques, appareils de correction auditive..." (p. 30, c'est moi qui souligne)

On a bien lu réfrigérateurs. Leó Szilárd n'est pas cité, mais c'est bien avec lui qu'Einstein met au point un réfrigérateur à absorption, bruyant et d'ailleurs invendable (dixit Wikipedia) pour Electrolux (brevet américain 1781541 daté du ). En voici le dessin de brevet annoté :

 

Juste un détail amusant, l'histoire de ce réfrigérateur ? Peut-être. Mais, lors de la recherche pour la rédaction de cet article, je suis tombé sur un article fort intéressant d'Aurélie Brayet, La guerre du froid a bien eu lieu..., qui suggère que cet objet technique, qui nous est devenu si familier qu'il est comme transparent à nos yeux, a une histoire tout à fait surprenante : "Négligés par l’histoire des techniques, les objets de la vie domestique et du quotidien sont pourtant des objets techniques omniprésents dans la maison et particulièrement en cuisine. Le réfrigérateur est un de ces objets invisibles. Cet humble « frigo », que nous ne voyons plus, objet d’attentions des constructeurs et de désir pour des millions d’hommes et de femmes dans les années 1950, est un objet technique, culturel et social complexe. Deux systèmes techniques (absorption et compression) ont été au cœur d’une véritable guerre du froid."

Pourquoi se battre pour le froid ? C'est avant tout une histoire économique : "Au cours du XIXe siècle, un véritable besoin en froid imposé par le développement de secteurs industriels nouveaux comme le transport frigorifique de viande sur les océans, le développement des wagons frigorifiques sur rail (Carrière 2010) ou encore l’essor des brasseries, de nouveaux comportements (consommation, conservation, hygiénisme, peur du microbe, etc.) et le déploiement d’une mondialisation de l’approvisionnement alimentaire, poussent les États dans une course à la conquête de nouvelles sources d’approvisionnement en glace naturelle et orientent la recherche scientifique et technique vers le domaine du froid. Durant la majeure partie du XIXe siècle, une guerre (Thévenot 1978, Blain 2006) oppose chercheurs et industriels du monde entier dans la quête de solutions pour améliorer la production artificielle de froid, l’industrialiser et ainsi la diffuser largement à tous. Le froid devient alors, dans ce contexte, un enjeu scientifique et géostratégique pour les grandes puissances.

Deux types de technologies appliquées à la production du froid domestique sont en concurrence dans les années 20 : l’absorption et la compression (fig.1 et 2). Dans les deux cas, les industriels utilisent conjointement un gaz et une source de chaleur pour produire du froid par liquéfaction du gaz frigorifique. Si les réfrigérateurs à compression utilisent des moteurs électriques, les réfrigérateurs à absorption (comme le modèle breveté par Einstein et Szilard), eux, utilisent principalement le gaz comme énergie, mais aussi le butane et le pétrole. 

 

Fig.1. Schéma du fonctionnement du réfrigérateur à absorption (Schéma Aurélie Brayet)

Fig.2. Schéma du fonctionnement du réfrigérateur à compression (Schéma Aurélie Brayet)


Jusque dans les années trente, les deux technologies se partagent le marché domestique. Mais  la compression et l’alimentation électrique vont finir par dominer le marché au point de faire disparaitre l’absorption et l’alimentation au gaz. Ruth Schwartz Cowan a montré que cette que cette suprématie ne relevait pas d'une supériorité technique (le système à absorption fonctionnant au gaz était même plus fiable que son concurrent dans la mesure où l’absence de parties motorisées limitait les risques de panne).

Pour l’auteur, il s’agissait davantage d’une question de pouvoir des compagnies d’électricité et notamment de General Electric (GE) "qui avait développé un réseau efficace de vendeurs, revendeurs, de médiateurs pour commercialiser les produits, mais aussi pour diffuser parmi les ménages américains une culture du frigo électrique. Par ailleurs, le capital de l’entreprise était également assez important pour permettre la création d’une stratégie marketing féroce, originale et offensive : trains showrooms qui sillonnent le pays pour présenter le Monitor Top, présentation du millionième réfrigérateur Monitor Top à la radio par H. Ford en 1931, publicité autour du réfrigérateur offert à Robert Ripley en 1928 pour accompagner l’expédition sous-marine vers le pôle Nord. La stratégie publicitaire vise à starifier le produit en créant des événements qui marquent les esprits, et qui pour certains entreront dans l’histoire. Ainsi le réfrigérateur General Electric est la vedette du premier film publicitaire en Technicolor en 1935. L’appareil invisible de nos cuisines s’affichait alors sur grand écran dans les salles de cinéma !"

 



 
Le réfrigérateur que l’on voit ici date de 1930 et son compresseur posé sur son sommet évoque la tourelle qui surplombait le cuirassé USS Monitor (d’où son nom).

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