jeudi 3 décembre 2015

Manhattan, de Woody à Léo

« C'est alors que m'est revenu cette vieille blague... Vous savez, ce gars qui va chez le psychiatre et dit : « Docteur, mon frère est dingue, il se prend pour une poule ! ». Et le docteur lui répond : « Ben c'est simple... faites-le interner ! ». Et le type dit : « J'aimerais bien, mais j'ai besoin des œufs ». Et bien, moi c'est comme ça que j'ai tendance à voir les relations humaines. Au fond, elles sont totalement irrationnelles, dingues, absurdes… Mais il semble que nous faisons avec parce que la plupart d'entre nous ont besoin des œufs… ».
C'est ainsi que Woody Allen (Alvy Singer dans le film), conclut Annie Hall, sa comédie sortie en 1977, et que j'ai revue lundi soir sur Arte. C'est brillant, sensible, drôle, profond et... incroyablement bavard (pour moi, qui aime au fond de plus en plus les films contemplatifs où la parole sait s'effacer devant l'image, j'étais comme dépassé, et, la fatigue aidant, il m'est arrivé, je l'avoue sans honte aucune, de laisser parfois mon esprit divaguer). Ce qui est émouvant, en tout cas, à travers cette histoire d'un amour perdu, c'est le double éloge d'une femme et d'une ville. La femme, c'est Diane Keaton, qui partagea un temps l'existence du cinéaste mais continua de faire des films avec lui après la rupture, devenant en quelque sorte sa meilleure amie. Le ressentiment n'a pas succédé à l'amour, bien au contraire.

Diane Keaton
La ville, c'est New York, la seule où il lui semble possible de vivre.
Dans Manhattan, deux ans plus tard, il remettra en scène la ville et la femme. Il joue Isaac Davis, scénariste de télévision désabusé, empêtré dans une vie sentimentale compliquée, qui tombe amoureux de  Mary, la maîtresse de son meilleur ami - rôle interprété une nouvelle fois par Diane Keaton. L'amour de la ville et de la femme est comme condensé dans le célèbre plan tourné au pied du Queensboro Bridge, où le couple est assis sur un banc dans la brume qui se lève de l'East River.

Extrait de Manhattan

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Au sortir du film, j'abordai la troisième histoire des Rêveurs lunaires, le troisième génie qui a  changé l'histoire, et là je dois dire que si je connaissais Heisenberg et Turing, les deux précédents, j'ignorais tout de celui-ci, Léo Szilard, le savant juif hongrois (et c'est l'un des mérites de l'album que de redonner la place qu'ils méritent à des hommes méconnus qui ont pourtant eu une influence cruciale sur la marche du monde).

Je suis saisi d'entrée, dès la première case :

Les rêveurs lunaires, p.96.


Neuf janvier 1960, New York. Le jazz, que Woody Allen aime tant (il joue de la clarinette dans un groupe de New Orleans). Albert Camus vient de mourir le 4 janvier dans un accident de voiture, à Villeblevin dans l'Yonne. Leo Szilard, atteint d'un cancer, va subir une radiothérapie, à des doses de cheval (mais c'est lui qui le demande : il a obtenu de pouvoir participer au protocole des soins). Le personnage est passionnant, et je ne veux pas ici reprendre tout ce que Cédric Villani dévoile de sa biographie. Qu'il suffise pour l'instant de signaler qu'il fut le premier humain à concevoir, dès 1933, la possibilité d'une réaction neutronique en chaîne, donc d'une bombe atomique aux possibilités de destruction inouïes, et à comprendre ensuite que le tout nouveau régime nazi était le mieux placé, de par l'avancée de la science de son pays, pour mettre au point cette invention.

C'est ce qui l'amènera en 1939 à demander à Albert Einstein d'adresser une lettre à Franklin Roosevelt, le président américain, pour l'alerter sur le danger et le convaincre d’accélérer la recherche expérimentale sur la réaction en chaîne en Amérique. Lettre signée Einstein mais c'est lui, Léo Szilard, qui en a rédigé le brouillon.
Et c’est en 1942, avec le physicien italien Enrico Fermi, dans le cadre du Projet Manhattan visant donc à doter l’Amérique d’une bombe atomique, qu’il parvient à créer la première réaction en chaîne avec un réacteur utilisant du graphite et de l’uranium.
Lui, pacifiste convaincu, qui s'opposera à l'utilisation de cette bombe, qui condamnera l'horreur d'Hiroshima, mais que les militaires, une fois la bombe réalisée, s'empresseront de mettre sur la touche.

Les rêveurs lunaires, p. 141.

***

Roger Caillois, le 9 août 1945, écrit de Londres à Victoria Ocampo. Il arrive précisément de New York, où il vient de faire un bref séjour. Il évoque la bombe en deux phrases, en tout et pour tout (nous sommes loin de Camus) :
" (...) Les gens sont très agités (intellectuellement et moralement) par la bombe atomique. De fait, il y a de quoi. John Lehmann est en vacances. Je lui ai laissé des messages. On fait des meetings pour l'anniversaire de la mort de Tagore. Strafford Crips y parle. Les encaisseurs de banque sont toujours en haut de forme et le chapeau melon toujours aussi porté. L'Angleterre est décidément éternelle. (...)"



Le premier morceau du disque se nomme aussi Manhattan.

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