jeudi 31 août 2023

L'infinie patience des oiseaux

C'est R., l'un des détenus que je rencontre à Saint-Maur, qui a choisi ce livre parmi ceux proposés dans le catalogue de Lire pour en sortir : L'infinie patience des oiseaux. Je ne connaissais pas du tout ce court roman, ni son auteur, David Malouf, un important écrivain australien né en 1934, comme mon père. Publié en 1982, il n'a été traduit en français qu'en 2018, et c'est pourtant une sorte de petit chef d'oeuvre que j'ai découvert. Pour en brosser rapidement le cadre, j'emprunte à la présentation de l'éditeur : "Lorsqu’en 1914, Ashley Crowther revient en Australie pour s’occuper de la propriété héritée de son père, il découvre un paysage merveilleux peuplé de bécasses, d’ibis et de martins-chasseurs. Il y fait également la connaissance de Jim Saddler, la vingtaine comme lui, passionné par la faune sauvage de l’estuaire et des marais. Au-delà de leurs différences personnelles et sociales, les deux jeunes hommes partagent un rêve : créer un sanctuaire destiné aux oiseaux migrateurs." Malheureusement, cet accord idyllique va être bouleversé par la guerre qui éclate en Europe. Comme beaucoup d'autres jeunes Australiens, Jim et Ashley se sentent tenus de s'engager (46 000 mourront pendant le conflit sur les 416 000 qui ont combattu sur l'ensemble des théâtres d'opération). Loin d'être un pamphlet pacifiste pur et dur, le roman, de par le contraste qu'il établit entre les deux parties du livre - la nature australienne et le front des Flandres - dénonce tout de même avec force l'horreur et la sauvagerie de la guerre. Avec une élégance d'écriture qui rappelle les plus belles pages de Ceux de 14, de Maurice Genevoix.


Pour le lire, j'avais délaissé pendant deux jours Le temps des offrandes, de Patrick Leigh Fermor, le premier tome d'une trilogie intitulée Dans la pluie et le vent. L'écrivain anglais (1911-2015) y raconte son odyssée pédestre qui l'a mené de Londres à Istanbul : parti en décembre 1933, à l'âge de dix-huit ans, il traverse une Mitteleuropa où les Nazis viennent d'arriver au pouvoir. La guerre y projette déjà son ombre mauvaise.

Ayant repris sa lecture, un passage s'imposa à moi, comme un écho étrange au livre de David Malouf. Fermor est alors à Bratislava : "Quand j'écoutais les voyelles assoupies des Slovaques, leurs carambolages de consonnes, les explosions dentales et sifflantes, j'imaginais aussitôt la toile d'arrière-fond des pays slaves derrière celui qui parlait ; trois roseaux sur un trait horizontal - le symbole cartographique du marais - multiplié à l'infini ; forêts d'épicéas et de peupliers, maisons sur pilotis, ronds creusés dans la glace pour attraper les poissons, plaines et lacs gelés dont les ouvertures abondaient en sauvagine. [...] Pour quelque mystérieuse raison, j'envisageais le paysage d'un point plus élevé - souvenir inconscient, peut-être, de Sohrab et Rustam ? - telle une grue survolant l'Asie dans sa migration." (Une note de bas de page nous apprend que Sohrab et Rustam est un poème de Matthew Arnold où figure la description d'une migration de grues.)

Cet extrait me rappela aussitôt un passage de la fin du roman de Malouf. Jim monte à l'assaut des tranchées ennemis pour une énième fois, mais il éprouve cette fois-ci une sensation différente : "Il était parfaitement réveillé, l'esprit clair, conscient de l'étoffe rugueuse de son uniforme, du poids de son paquetage, de sa sueur et de sa puanteur qui étaient en partie de la peur ; mais dans le même temps, alors que déjà il entendait le sifflet et se dressait pour escalader le parapet, hissant tout son poids de paquetage, fusil, bottes, uniforme, et pénétrait dans la cacophonie de sons, il était extérieur à lui-même et flottant, voyant la scène de très haut telle qu'elle aurait pu être depuis le biplan de Bert, éloignée et silencieuse. Peut-être avait-il quelque part endossé la nature d'un oiseau ; mais c'était avec un oeil humain qu'il voyait, et son corps, encore entièrement sien, l'accompagnait, crapahutant pesamment en contrebas, nettement perceptible alors qu'il sautait d'un bond par-dessus des marmites et trébuchait sur des mottes de terre, dans un rêve haletant de grêle noire qui pleuvait tout autour de lui et de corps projetés en arrière ou s'effaçant lentement à son côté." [C'est moi qui souligne]


Les deux écrivains emploient par ailleurs le même terme de "carte" pour transcrire cette expérience de vision aérienne : à la fin de ce chapitre (on apprendra ensuite que Jim a été mortellement blessé lors de cet assaut), il est écrit : "Il continua de courir. Etonné de pouvoir faire tenir tout cela dans sa tête en même temps et de voir combien la carte qu'il y transportait s'était si immensément agrandie."

De même, Patrick Leigh Fermor : "En même temps, une fois que je me fus un peu avancé, la dynamique des montagnes, des plaines, des fleuves, toutes les preuves qui m'étaient données d'énormes mouvements de races m'incitaient à croire que je voyageais sur une carte en relief où l'initiative appartenait tout entière au monde minéral."

Que conclure de ce troublant écho ? Je ne sais trop, mais cela m'entraîna dans une méditation plus personnelle : ne m'étais-je pas moi-même enfermé dans un horizon trop restreint ? N'avais-je pas renoncé à adopter un point de vue plus élevé, me rendant ainsi trop indulgent à moi-même, sans la sévérité nécessaire au jugement de mes actes ? N'avais-je pas eu la vision aussi basse que celle d'un poulet de basse-cour ? Le jeu de cartes devait être rebattu, et il me faudrait dès lors retrouver un peu d'altitude.

samedi 19 août 2023

Retour sur le causse

Retour sur le causse. Le causse de Pouligny Saint-Pierre. Avec mon ami Nunki Bartt, tombé amoureux comme moi de ce bout de terre si minuscule (guère plus d'une dizaine d'hectares) qu'il en est presque invisible. L'automobiliste le longe sans rien savoir du trésor qui se cache derrière la ceinture forestière. Nous ne sommes pas dans le Quercy, sur le Méjean ou le Larzac, et pourtant quand on descend le chemin vers la vallée du Suin, après avoir quitté le hameau de la Boudinière, on se sent soudain comme transporté  en Lot ou en Lozère. Végétation sèche et épineuse, chênes, pins, genévriers, pelouses ocres hérissées de blocs calcaires où flotte une nuée de petits papillons bleus, rien à voir avec la Brenne toute proche. J'ai découvert pour la première fois cette splendeur en février 2007, et depuis je n'ai eu de cesse d'y revenir régulièrement.

Le causse (photo prise en 2007)

Nous revîmes cette pierre singulière nulle part indiquée, qui surgit dans le méandre d'un sentier courant dans un sous-bois du versant sud : la "pierre à sexe", ou la "vulve de pierre", dont l'existence m'avait été révélée par la lecture du Cachet de la poste de Jean-Pierre Le Goff.


Il écrivait ceci : "J'ai eu vent de l'existence d'une pierre dans le Berry qui me posait le même type d'énigme que j'avais émis l'an dernier en implantant ma "Pierre de Rosée" dans un champ de Franche-Comté : son origine et sa signification étaient indéterminables. Comme un écho, l'intention que j'avais rendue effective me revenait. Vous jetez une bouteille à la mer et quelques mois écoulés vous en trouvez une qui contient un message semblable.
La pierre est un sexe féminin magnifié. Un article d'Olivier Charbonnier dans La Nouvelle République du 26 août 1960 la décrit ainsi : "Régulièrement ovale et probablement ainsi aménagé, par l'antique sculpteur, ce bloc, aux axes mesurant respectivement 0,90 m et 0,56 m, est creusé d'une cavité centrale également ovale, terminée en haut par une courte fente... Un sillon assez large entoure cette cavité, délimitant ainsi un bourrelet. Deux autres sillons, plus étroits et eux aussi régulièrement ovales où les doigts peuvent pénétrer jusqu'à 5 ou 6 cm, circonscrivent le précédent et laissent par conséquent en saillie d'étroits cordons plats parallèles." (p. 110)"

Olivier Charbonnier, un homme du cru (né près d'ici, à Fontgombault, le 16 août 1875), instituteur passionné par la géologie et l'archéologie, pensait que la pierre était l'oeuvre d'un "antique sculpteur". Croyance que ne partage pas une certaine Mme Lorenz, géologue au CNRS, qui lui voit une origine naturelle, jugement repris (sans mention du nom) dans un article de La Nouvelle République du 8 juillet 2020 : " La pierre se serait formée au jurassique supérieur, il y a 155 millions d’années, par l’empilement de couches sédimentaires alors que la région était recouverte par un océan. Les géologues défendent l’hypothèse qu’un séisme ou un ouragan aurait modifié l’accumulation de sédiments sableux. Les formes concentriques proviennent d’un cratère d’où l’eau aurait été expulsée."

En septembre 2020, nous avions découvert la pierre (je l'avais vainement cherchée quelques années plus tôt) et avions été intrigués car dans l'un des petits orifices latéraux, nous avions repéré comme une petite masse ronde. Faute d'instrument adéquat, nous n'avions pas pu l'extraire, et le mystère était demeuré entier. Je songeais à une perle, car Jean-Pierre Le Goff aimait beaucoup à enfiler des perles, autrement dit perdre son temps à des choses sans importance (c'était la métaphore qu'il avait choisie pour décrire son art). Il envoyait des missives à ses amis, les conviant à quelque performance poétique, ainsi pouvait-il s'agir (pour rester dans le domaine perlier) de faire Paris-Evreux-Rouen-Le Havre-Etretat (P.E.R.L.E.) en train, de mettre un pied à Perles (Aisne) puis des perles à Lhuître (Aube). Une autre fois, il invitait ses correspondants à lui envoyer un mot de la langue française qui résonne avec le mot « perle », attendant, pour clore le jeu, que le nombre de réponses atteigne 264, qui est le nombre de perles du collier de Louise Brooks
A Pouligny, il s'était rendu le 29 novembre 1993, accompagné d'une amie, et il avait oint "la pierre d'une rosée que cette amie avait patiemment récoltée dans son jardin. J'ai voulu cet acte comme une simple marque de sacré et de poésie, comme une liturgie subreptice à une Vénus sylvestre, comme une offrande à une dryade."(p. 111) 
Qu'il eût glissé par-dessus le marché une perle dans la vulve de pierre me semblait cohérent. Nunki avait apporté une petit cuillère pour extraire l'objet de sa gangue calcaire mais, déception, il n'y était plus. Quelqu'un était passé avant nous. L'énigme de la perle restera irrésolue.



mardi 15 août 2023

Je passerai comme un nuage sur les vagues

Les livres, ces envahisseurs. Ils s'accumulent subrepticement en deux endroits, la table basse du salon et le chevet du lit. Régulièrement, devant la montée des piles et la menace d'effondrement qui s'ensuit, je dois procéder à des retours en rayonnage, des exils et des expulsions. C'est un coup de sang soudain qui peut me prendre à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Le dernier s'est produit la semaine dernière.  La chose s'accompagne parfois de redécouvertes, tiens, il était là celui-ci, entamé et jamais terminé, et puis cet autre, des années que je le déplace d'une pièce à l'autre, que je le picore, que je le butine. Ruche inépuisable. 

C'est ainsi que je retournai à un trio de livres, entassés l'un sur l'autre, trois livres écrits par des femmes, et à l'issue de cette soirée-là de remise en ordre, je lus un bout de chaque. Et ce fut comme s'ils s'étaient répondus, sonnant comme les trois coups introducteurs d'une pièce de théâtre.

Le premier était Vivre avec nos morts, le petit traité de consolation de Delphine Horvilleur. Je l'avais abandonné à mi-chemin, pour une raison que j'ignore, en tout cas ce n'était pas par ennui. Quelque chose de plus urgent m'avait requis sans doute. Le désir aussitôt revint d'en reprendre la lecture. Je lus alors le chapitre suivant mon arrêt : Le frère d'Isaac, "Tomber dans la question". Delphine Horvilleur, qui est rabbin, est conduite à parler avec un enfant dont le petit frère venait de mourir. Quelle réponse apporter à celui qui disait : "J'ai besoin de savoir où est allé Isaac. Parce que je ne sais pas où regarder pour le chercher." Demain on allait l'enterrer, mais ses parents lui disaient aussi qu'il est allé au ciel. Alors il ne comprenait pas bien, est-ce qu'il allait être dans la terre ou bien au ciel ? On mesure aisément la difficulté d'une réponse satisfaisante.

"Personne ne sait parler de la mort, écrit ensuite Delphine Horvilleur, et c'est peut-être la définition la plus exacte que l'on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole. Celle de celui qui part, mais aussi celle de ceux qui lui survivent et qui, dans leur sidération, feront toujours de la langue un mauvais usage. Car les mots dans le deuil ont cessé de signifier. Ils ne servent souvent qu'à dire combien plus rien n'a de sens."

Je devais dire à Isaac, dit-elle en conclusion, que les rabbins n'ont pas plus de réponses que les autres. Parfois, juste un peu plus de questions.

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Le second livre, je l'avais lu entièrement, je l'avais acheté à Chaminadour où l'auteur, Muriel Pic, était présente. C'était L'argument du rêve, publié chez Héros-Limite en 2022, un poème-essai, une suite de poèmes-essais plutôt, ponctué de photographies en noir et blanc. En le refeuilletant, je découvris que quelques unes étaient de Lorand Gaspar, sur lequel j'avais écrit un peu plus tôt. Eaux de Patmos. Un peu plus loin, Muriel Pic écrit :

[...] Dans ses Carnets de Patmos
avec la tempérance d'un médecin
Gaspar photographie les ombres.
Il voit une corde pendre :
le kosmokini des ermites.
A la tombée du jour
dans la grotte
quand la fatigue risque de désarmer sa vigilance
l'ermite se hisse de noeud en noeud
et suspend son corps contre le sommeil. [...]


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Cet après-midi en forêt avec ma fille Pauline. Une entorse à l'atterrissage d'un vol en parapente dans les Alpes l'a privée du stage de danse qu'elle devait rejoindre dans le Finistère. Avec ses béquilles elle m'accompagne néanmoins sur le petit circuit qui fait le tour de l'étang de Berthommiers. Dans le programme d'Equinoxe, la scène nationale, que nous avons reçu hier, elle me dit avoir repéré un spectacle de Chloé Moglia, une danseuse et funambule dont les performances sont basés sur la suspension. Pauline avait même postulé par curiosité pour un stage avec elle, mais n'avait pas été prise car elle exigeait qu'un projet artistique y soit associé. 

Sommes-nous espionnés par le biais de nos téléphones portables ou bien s'agit-il d'une pure coïncidence (ou d'une facétie de l'Attracteur étrange) ? Toujours est-il qu'en fin d'après-midi, cette Chloé Moglia dont j'ignorai jusque là l'existence apparut sur mon fil Facebook, avec une vidéo de France Culture (ce n'est pas celle qui suit).


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Dans un article de la revue Textimage, La vision haptique dans l'oeuvre photo-poétique de Lorand Gaspar, Gyöngyi Pal cite ce passage d'Approche de la parole : "Le poème n'est pas une réponse à une interrogation de l'homme ou du monde. Il ne fait que creuser, aggraver le questionnement."

Photographie de Lorand Gaspar

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Le troisième livre était le Journal d'un écrivain, de Virginia Woolf, une anthologie chez 10/18 puisée dans les vingt-six volumes de son Journal par son mari, Leonard Woolf. Un livre là encore abandonné en cours de lecture. Je le repris à l'endroit du marque-page figé à la date du mercredi 7 janvier 1931. 

"Ma tête est lasse ; cette quinzaine ne m'a pas apporté la vue des collines qui ondulent, ni des champs, ni des haies, mais (la peste soit de la grippe) trop de maisons et de livres éclairés par le feu, et trop de plume et d'encre."

7 janvier 1931 : autrement dit quarante ans très exactement avant la naissance de ma petite soeur Marie, le 7 janvier 1971, à La Châtre. Ce n'est pas tout : née le 25 janvier 1882, elle était âgée alors de 48 ans, et allait bientôt fêter son quarante-neuvième anniversaire. Marie nous a quittés le 11 décembre 2019 : elle avait donc 48 ans et n'était donc plus qu'à quelques jours de son quarante-neuvième anniversaire.

Deux ans plus tôt, le 4 janvier 1929, Virginia Woolf écrivait ceci :

"La vie est-elle très solide ou très instable ? Je suis hantée par ces deux hypothèses contradictoires. Cela dure depuis toujours, durera toujours, et plonge au tréfonds du monde sur lequel je me tiens en ce moment. Mais elle est également transitoire, fugitive, diaphane. Je passerai comme un nuage sur les vagues. Peut-être, bien que nous changions, que nous volions les uns après les autres, si vite, si vite, sommes-nous aussi successifs et permanents, nous, êtres humains à travers lesquels passe la lumière. Mais quelle est cette lumière ? Je suis si troublée par le transitoire de la vie humaine, que souvent je murmure un adieu, après avoir dîné avec Roger, par exemple ; ou que je me demande combien de fois encore je reverrai Nessa."


 

 

jeudi 10 août 2023

Futaie et Judée

Rien écrit ici depuis le 20 juin. Une panne. L'été est souvent l'occasion d'une pause, mais jusque-là je n'en avais guère senti la nécessité : les deux dernières années, par exemple, n'avaient pas marqué d'interruption manifeste en juillet et août. Sans doute des difficultés dans la vie privée ont-elles contribué à cette sécheresse, mais là encore je doute que ce soit un critère décisif. De la lassitude ? Non, vraiment pas. Un vide, une apathie, un sentiment de moindre urgence, une nuit obscure de l'âme... Je renonce à chercher des raisons,  c'est ainsi. Mais alors pourquoi ne pas laisser filer ? Les meilleures choses ont une fin, dit-on, et je ne suis même pas sûr que dans le cas présent on puisse vraiment parler de "meilleures choses". Oui, pourquoi s'acharner ? Quand la source est tarie, ne faut-il pas chercher un autre puits ? 

Oui, mais la source justement est-elle vraiment tarie ? L'attracteur étrange (que l'on me pardonne de revenir toujours à cette métaphore) a toujours eu des absences, des époques de silence. Comme si le monde soudain cessait de résonner. Je l'avais souvent observé mais il se trouvait que cet évanouissement périodique semblait être du passé, toujours quelque chose réactivait le flux de coïncidences. Jusqu'à cette fin de printemps et cet été où, à nouveau, la houle s'était tue.

Elle n'a pas vraiment retrouvé sa vigueur ancienne, mais je sens comme un frémissement. Alors je reprends la plume, je replonge au clavier. Mais ce ne sera pas sous la forme de billets bien architecturés, non, je reviens à la forme première qu'exprimait ce titre même d'Alluvions : qui "dit bien la variété de ce qui se déposera ici, aussi bien dans la forme que dans le contenu : notes bien structurées, développements de pensées, ouvertures réflexives comme citations, anecdotes, traits, emprunts, essais, repentirs, esquisses, nervures de néant, griffures, phrases juste sauvées de l'abîme. De la pierre et de la boue, du sable et du roc. Dans l'indescriptible désordre d'où parfois, inexplicablement, surgit un motif térébrant de justesse et de beauté (ceci étant un voeu plus qu'une certitude)." (Extrait du premier article daté du 27 décembre 2006)

Eglise de Pontarion (Creuse), portail ouest.

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Aujourd'hui, dans la forêt de Châteauroux, avec Nunki Bartt, le maestro. La promenade de Mortaigues, que nous avions faite une année précédente. Mortaigues : le nom intrigue, reflet inversé d'Aigues-Mortes, le port défunt, fondé par Saint Louis, d'où il embarqua le 25 août 1248 pour la 7e croisade. Mais il n'y a jamais eu de port ici, et l'on se demande où se tenaient les eaux mortes du toponyme. Ce n'est pas au début, dans le sens où nous le prenons, une de ces grandes allées rectilignes qui étoilent la forêt, non, c'est une sente étroite et tortueuse, qui demeure longtemps à la lisière de la route de Velles, avant de remonter vers le carrefour Pèlerin. Je connais depuis longtemps ce parcours, que m'avait fait connaître mon ami Babar, camarade normalien, et, en cette fin des années 70, rugbyman au RACC, pilier de l'équipe première. Il venait là pour l'entraînement, footing sur les cinq ou six kilomètres de la balade, et je l'avais accompagné plusieurs fois. 

Je ne cours plus du tout, je marche, et pas très vite. Mais nous ferons tout de même plus que la boucle prévue, en prenant à droite dans une autre sente sinueuse qui nous fait déboucher sur un chemin blanc  que nous suivons jusqu'au carrefour du Pin. Où nous rencontrons nos premières âmes qui vivent, deux pèlerins de Compostelle reconnaissables à leurs coquilles blanches au bas du sac à dos. Ils  me rappellent cette autre pèlerine que j'avais rencontrée en 2013 dans cette même forêt. Elle disait se rendre à Velles or elle marchait plein Nord, à l'opposé de sa destination. Je l'avais remise dans le bon sens, et je l'avais retrouvée le lendemain par hasard à Argenton (j'ai raconté ça dans Le retour du Nomade).

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Je l'avais acheté le 27 août 2022, mais je n'ai commencé que depuis quelques jours Par les chemins, de l'écrivain anglais Robert Macfarlane, dont j'avais si fort aimé le merveilleux Underland. Il est sous-titré Une histoire des routes et de ceux qui les ont empruntées, et divisé en quatre parties : Pister (Angleterre), Suivre (Ecosse), Errer (A l'étranger), Rentrer (Angleterre). On suit l'auteur dans ses marches sur les chemins terrestres et maritimes et l'on rêve plus d'une fois d'être à ses côtés. Hier soir, j'ai parcouru le chapitre nommé Calcaire, où il se rend en Israël pour marcher dans les collines et les chemins de la région de Ramallah, avec son ami Raja qui arpente la région depuis quarante ans, avant même la guerre des Six Jours, en 1967. Marcher est maintenant devenu beaucoup plus dangereux : "Naguère synonymes de liberté, les collines représentaient désormais un danger et une menace. Raja n'en a pas moins poursuivi ses excursions, au moins une fois par semaine et généralement davantage. Parfois sur quelques kilomètres, parfois sur seize ou dix-huit, s'il trouvait des itinéraires permettant de contourner les difficultés. Des chemins reliant des villages ou des villes depuis des siècles avaient été fermés par les Israéliens ; de longs détours s'avéraient souvent nécessaires. Plus elles devenaient compliquées, plus ces expéditions revêtaient de l'importance à ses yeux, comme s'il y voyait le moyen de contrarier la compression de l'espace imposé par l'occupation : un geste de désobéissance civile, modeste mais réitéré." (pp. 269-270)



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Nous avons pris une mauvaise allée forestière, qui traverse une zone de taillis, et qui est encombrée de branches cassées. Il faut sans cesse obliquer, faire attention où l'on pose le pied. L'espace est sans beauté, vaguement oppressant. C'était pourtant le visage le plus courant de la forêt jusqu'au milieu du XIXème siècle. Elle était en effet exploitée en taillis à courte révolution de 20 à 30 ans pour la production de charbon de bois. Il faut attendre 1841 pour que l'on commence à faire vieillir plus de mille hectares de taillis. Heureusement, nous atteignons au bout de quelques centaines de mètres une belle allée, qui nous redonne la lumière de la haute futaie.


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La lecture de Macfarlane me fait souvenir du beau livre du poète Lorand Gaspar, déniché en 2015 dans une brocante à Bruxelles. Je l'avais évoqué pour sa première partie, Egée, en mai 2021. Mais il y avait une seconde partie, Judée, que je n'avais pas encore lu. J'avais bien tort, l'écriture en est d'une beauté fulgurante. J'y retrouve un écho à Mortaigues, et à la marche anxieuse de l'écrivain anglais sur les chemins de calcaire  :

"Tu tends ton visage dans la lumière dont sont mortes les eaux. [...]

Au bout d'une demi-heure de marche j'atteignis l'ouadi en-Nâr, à la confluence du Cédron et du er-Rabâbi. L'oued, d'abord élargi, change rapidement de direction en se creusant un lit profond et tortueux dans la talus cénomanien. Ouadi en-Nâr, ouadi du feu : pendant les mois d'été, au fond de ces gorges, l'air immobile entre les hautes parois calcaires  nous prenait comme des mouches dans sa glu. En ce début d'avril, il y avait encore par endroits, au fond de bassins naturels faits d'énormes blocs de pierre, un peu d'eau croupie, couverte d'une mousse gris verdâtre, filassée de blanc."

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La dernière allée, un mince trait blanc où affleure ici et là la pierre rouge que je ne sais pas nommer, parfois une courbe subtile qui vient trahir la rectitude du tracé, et soudain, le surgissement roux d'un chevreuil à une portée de flèche, qui traverse et s'évanouit dans le hallier.