vendredi 26 avril 2024

Barque, macle et arnaque

Dans l'espace de trois jours, du 9 au 11 avril, plusieurs motifs s'étaient donc imposés à moi par des triples récurrences. Le motif de la barque, puis ceux du fantôme et du miroir, formaient comme une constellation remarquable qui pouvait être géométrisée, me semblait-il, par la figure du triangle proposée par Atiq Rahimi dans L'invité du miroir :

Au milieu du lac,
arrivent trois barques de pêcheurs,
des lampes-tempêtes suspendues au bout de leurs cannes en tige de bambou (...)

A un endroit,
défini sans doute par les Divins,
les barques, dans un silence aquatique et végétal,
s'immobilisent
formant un triangle. (p. 22-23)

Cependant, dans cet extrait, j'avais omis le court paragraphe suivant qui prenait place dans l'intervalle :

Impossible de savoir
s'ils viennent pêcher des poissons
ou
de la lumière.

Les poissons. Je ne pouvais oublier le motif de la bonite qui avait même affleuré avant les trois autres. Barque et bonite, fantôme et miroir, c'étaient en somme les quatre pôles d'une nouvelle figure, et je pensais aussitôt à ce losange qui m'avait si fort occupé en juin 2018, et dont la traduction héraldique est la macle, dont Philippe Audoin, (le père de Fred Vargas, de son vrai nom Frédérique Audoin-Rouzeau), a traité dans l'étude qu'il a consacré à la ville de Bourges : Bourges cité première, essai d'iconologie mytho-hermétique, publiée chez Julliard, en 1972. 



Philippe Audoin, y examinant les armes de la ville de Bourges, en vient à évoquer la Croix de Toulouse dite "maclée", composée de quatre losanges réguliers, qu'il identifie à la macle, meuble héraldique que l'on retrouve souvent dans les armes de la noblesse bretonne, ainsi les Rohan, "qui se flattent, dit-il, de descendre des premiers souverains de Bretagne portent : de gueules à neuf macles d'or, posées 3, 3 et 3."

J'écrivais alors que cette macle n'était assurément pas un détail anodin puisqu'elle faisait l'objet d'une des trois annexes du livre. C'est même sur cette macle que l'étude s'achevait, avec un texte titré Sine macula macla, Macle sans tache, qui était la devise des Rohan, qu'Audoin rapprochait de la devise de l'ordre breton de l'hermine : Potius mori quam foedari (Plutôt mourir qu'être souillé).

Par ailleurs les macles désignaient aussi des cristaux crucifères, la Staurolite ou Staurotide (du grec stauros, croix), silicates d'alumine en forme de croix grecque ou de Saint-André, auxquels on prête encore aujourd'hui des propriétés merveilleuses. Ces Pierres de croix (lapides cruciferi), qu'on nommait aussi Pierres de Compostelle, abondantes en Galice (comme dans le Finistère breton), étaient rapportées par les pèlerins de Saint-Jacques, à l'instar des célèbres coquilles.

Outre le cristal, il évoquait aussi la macle d'un autre minéral, la cérusite, qui n'est pas sans ressemblance avec des cristaux à trois pointes qu'on retrouve toujours à Bourges, au plafond du cabinet de l'Hôtel Lallemand. Ainsi que la macle ou macre, plante aquatique nommée aussi Châtaigne d'eau, cornuelle, corniote, écharbot ou truffe d'eau : dont les feuilles sont en forme de losange.


Trapa natans, le nom latin de la macle d'eau, signifie "chausse-trape flottante". Plante envahissante, elle peut devenir un danger pour la biodiversité, comme en témoigne cette vidéo québécoise.


Regarder ces gens en canoë en train d'arracher les plants de châtaigne d'eau m'a bien sûr rappelé ma petite expédition sur les marais de Bourges où, qu'on se rassure, la macle n'est pas présente à ce que je sache, mais une autre plante invasive pose bien des soucis à ceux qui entretiennent les marais, à savoir la jussie : "La jussie, écrit Chloé Frelat dans Le Berry Républicain, empêche la flore de s’étendre et risque même de l’étouffer. La faune n’est pas non plus épargnée : les poissons ne peuvent pas passer entre les racines qui atteignent parfois les trois mètres. « Il y a des endroits où on pourrait presque marcher dessus tellement la couche est épaisse », déclare Pierre Coppin, membre de l’association Patrimoine Marais qui s’attelle à arracher la jussie depuis dix-sept ans. L’impact sur la biodiversité environnante n’est pas le seul problème dû à cette plante invasive. Dans certains coins, elle empêche les maraîchers de naviguer sur les coulants, les couloirs d’eau entre les terres qui leur permettent de rejoindre leurs parcelles en barque."

Bon, finalement, si je passe du trois au quatre, si donc j'abandonne le triangle des trois barques d'Atiq Rahimi, je songe à ce merveilleux dessin de Sempé, représentant un quatuor de barques disposé à la manière de la croix maclée toulousaine, et que Denis Grozdanovitch a choisi pour la couverture de son livre La puissance discrète du hasard (Denoël, 2013).


Livre dont j'ai rendu brièvement compte le 8 mai 2013. De fait, il avait tout pour me plaire. Il n'y a qu'à lire la quatrième de couverture, que je recopie ici une fois de plus, bien paresseusement :
"Découvertes inattendues, rencontres singulières, coïncidences troublantes : au cours de nos vies, l'essentiel arrive souvent par hasard. Dans une promenade où se croisent les souvenirs familiaux, les exploits sportifs et un riche bagage littéraire, Denis Grozdanovitch nous invite à desserrer les contraintes d'un esprit trop rationnel. Depuis les prouesses au tennis de Roger Federer jusqu'aux présages dont semblent parfois porteurs les animaux - que ce soit dans nos rêves ou dans la réalité -, en passant par la réapparition d'objets que l'on croyait perdus, l'auteur sait mélanger la grande histoire et l'anecdote, le plus anodin et le plus profond. 
Avec humour, il nous initie à ces curieux concepts que sont la sérendipité, art des trouvailles inopinées, l'happenstance, don d'être au bon endroit au bon moment, ou encore le lâcher-prise, secret de certains champions, grands scientifiques et autres joueurs d'échecs. Alliant l'impertinence du franc-tireur et les merveilles d'une libre érudition, il nous invite à d'autres raisons de vivre que celles que nous offre un monde stérilisé par la technique." (C'est moi qui souligne)
Il se trouve que je viens de terminer le livre de Daniel Sangsue, que m'avait judicieusement recommandé monsieuye Am Lepiq, Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres (La Baconnière, 2024). Ce journal d'un homme aussi passionné que moi par les hasards objectifs et les coïncidences troublantes ne pouvait que me ravir. Or, justement, de hasard objectif, il est question à la date du 11 décembre 2019, et il concerne au premier chef Denis Grozdanovitch :
"Nouveau hasard objectif. Il y a deux jours, je me suis mis à lire Dandys et excentriques, le dernier essai de Denis Grozdanovitch (Grasset, 2019) qui patientait dans mes piles depuis le début de l'année. J'avais été en relation avec Grozdanovitch en 2012, car je voulais publier un livre de lui dans ma collection, et nous avons parlé au téléphone et échangé quelques courriels, mais cela n'avait rien donné car il avait des commandes à honorer et pas de temps pour un livre supplémentaire. Depuis 2012, je n'avais plus correspondu avec lui. Or voici qu'aujourd'hui je reçois un courriel ainsi libellé : Bonjour, J'aimerais t'expliquer un problème au plus vite par mail, je reste devant l'ordinateur car mon téléphone est hors service. Denis. Le tutoiement et le caractère cavalier de ce courriel (même pas accompagné de salutations) signalent l'arnaque : il s'agit d'un de ces hameçonnages ou phishing, par lequel des cyberescrocs cherchent à vous extorquer de l'argent. Il n'empêche : le fait que je reçoive un courriel de Grozdanovitch, après sept années de silence et précisément deux jours après avoir commencé un livre de lui, me laisse songeur. Certes, c'est un faux, mais alors que le hameçonnage aurait pu provenir de centaines d'autres correspondants, il vient justement de Grozdanovitch - auteur de La puissance discrète du hasard (Denoël, 2013), lequel contient des pages remarquables sur les coïncidences extraordinaires, la sérendipité, la happenstance, etc." (p. 111-112)
Pour finir, il se trouve encore que Denis Grozdanovitch sera présent le week-end prochain à l'Envolée des livres, le salon du livre de Châteauroux qui se tient au cloître des Cordeliers. Il n'est pas impossible que j'aille lui faire signe.




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