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mardi 12 janvier 2021

Le malheur indifférent

« Dans cette pièce sombre, de ce rez-de-chaussée d’Oakley Street, ma mère faisait briller pour moi la lumière la plus étincelante de bonté que ce monde ait jamais connue : l’amour, la compassion et l’humanité. » 

 Chaplin, Histoire de ma vie, Robert Laffont, 1964, p.23

Quand les pères disparaissent, les mères le plus souvent assurent l'éducation des enfants, malgré les difficultés de toutes sortes, la misère ou l'hostilité ambiante. Le père d'Anne Sylvestre en prison à Fresnes, c'est sa mère qui continue de protéger son enfance : "J'étais une petite fille, raconte-t-elle,  avec un tablier à volants à qui on chantait des chansons, qui avait sa balançoire, son jardin, ses deux frères... Il y avait des silences et des moments de peur, mais je ne l'ai réalisé qu'après." Et sa sœur Marie Chaix confirme : "Nous avions autour de nous un vrai mur d'amour : maman, bien sûr, et Juliette, la « bonne », une femme merveilleuse, arrivée chez nous en 1937 et devenue un membre à part entière de la famille. Après la guerre, alors qu'on ne pouvait plus la payer, elle est restée en disant : « Si je m'en vais, qui s'occupera des enfants ? » 

Dans le beau documentaire de Yves Jeuland, Charlie Chaplin, le génie de la liberté, regardé la semaine dernière, on voit comment Hannah Hill, la mère de l'acteur, actrice et chanteuse de music-hall sous le nom de Lili Harley, s'est battue pour élever ses deux enfants, Charles Spencer et son frère Sydney, abandonnée très vite par leur père Charles Chaplin Sr (qui sombre dans l'alcoolisme et meurt d'une cirrhose à 38 ans). Toutefois, ébranlée par la maladie mentale, les privations et l'insuccès professionnel, elle n'y parviendra pas durablement, et les enfants seront plusieurs fois envoyés dans des institutions pour enfants indigents.


C'est en hommage à sa mère que Chaplin  a donné le prénom d'Hannah au personnage joué par Paulette Goddard dans Le Dictateur (1940). 

Roger Waters, qui hante ces pages depuis fin décembre, avec le Pink de The Wall, consacre dans cet album une chanson à sa mère, intitulée tout simplement Mother, et qu'il interprète encore en acoustique le 17 mai 2020 (ma fille Pauline fêtait ce jour-là ses 30 ans).


Le 14 décembre dernier, c'est une œuvre entièrement tournée vers la mère qui s'impose à moi par trois fois : Le malheur indifférent, de Peter Handke, qu'il écrit en janvier et février 1972, quelques semaines après le suicide de sa mère, le 21 novembre 1971, à l'âge de 51 ans. Un livre bref, intense, dénué du moindre pathos et pourtant profondément émouvant. Je fais allusion à ce livre dans un article du 7 février 2018, où la figure de la mère était déjà au centre de mon attention : dans Elégie/Varsovie, écrit juste après un court voyage dans la capitale polonaise, j'écrivais être tombé sur un entretien récent , donné au Point par Handke, à l'occasion de la parution chez Gallimard de son Essai sur le fou de champignons. Il y faisait mention, poursuivais-je, d'un livre beaucoup plus ancien, Le Malheur indifférent :

"Dans vos livres, à l'inverse, vous bannissez toute résolution finale…
C'est vrai, chacun de mes récits a des fins qui ne sont pas des fins, mais des ouvertures. Sauf le livre sur ma mère, sur sa vie et son suicide, pour lequel il était difficile de trouver une ouverture…

Ce livre sur votre mère, Le Malheur indifférent, vous l'avez écrit quelques semaines seulement après les faits, en 1972…

C'est un livre qui a été écrit dans une grande urgence, une grande nécessité. J'y étais poussé par une sorte de force. C'était tout de suite après sa mort parce que je me suis dit que si j'attendais, ça deviendrait un livre comme il y a tant, de simples Mémoires."

J'avais commandé alors l'ouvrage, qui n'était plus disponible qu'en occasion. Je reçus donc quelques jours plus tard un exemplaire Folio aux pages jaunâtres et aux caractères parfois en voie de disparition. Le lecteur d'aujourd'hui pourra s'épargner cette quête car le récit est inclus dans un Quarto paru en novembre, intitulé Les Cabanes du narrateur, et qui propose, dit la notice de Gallimard, "de suivre le cheminement de l’écrivain à travers un choix qui comprend des récits qui l’ont porté sur le devant de la scène littéraire dans les années 1970-1980 comme d’autres textes, plus contemporains, imprégnés des paysages d’Île-de-France, et reflets de son écriture aujourd’hui". 

Peter Handke a bien voulu se prêter au jeu d'une vidéo promotionnelle, où il cite, ce qui est loin d'être anodin, Le malheur indifférent. A la question (à 5'45) : "On dit souvent que vos livres portent sur l'incommunicabilité entre les êtres. Qu'en pensez-vous ?", il répond "mais ce n'est pas vrai, Le malheur indifférent, c'est la communication douloureuse entre les êtres. Tout ce que j'aime bien c'est l'ouverture entre les êtres."


Le même jour, dans la revue en ligne AOC media, Fabrice Gabriel développait un parallèle "entre deux imposants et très beaux volumes de traductions publiées concomitamment : Les Cabanes du narrateur de Peter Handke et l’Anthologie bilingue de la poésie latine sous la direction de Philippe Heuzé". Il écrivait ainsi : "[...] à moins de n’avoir jamais lu Handke (ou rencontré de poésie latine, au hasard par exemple d’un apprentissage scolaire…), il y a en effet comme une précipitation de la mémoire dans l’appréhension d’un volume qui réactive d’un coup les souvenirs de découvertes anciennes, dans d’autres éditions, ou parfois même manquées, quand par exemple on recherchait en vain Le Malheur indifférent, ce livre magnifique qu’écrivit Handke peu après le suicide de sa mère, en 1973, et qui était depuis longtemps épuisé dans sa traduction française avant de trouver sa place dans le « Quarto »."

 Et le livre est à nouveau évoqué dans le paragraphe terminal : "Et même si le lien pourra sembler forcé, on ne peut s’empêcher de penser alors à la fin de la Conférence du Nobel de Handke, qui s’achève sur un poème, « Voûtes romanes », et clôt le volume des Cabanes du narrateur par ces mots du Suédois Tomas Tranströmer : « une voûte s’ouvrait sur une voûte, jusqu’à l’infini ». Ce qui est une façon de conclure assez proche, au fond, de celle qu’avait l’écrivain de refermer Le Malheur indifférent : « Plus tard j’écrirai sur tout cela en étant plus précis »."


Enfin, il se trouvait que j'étais en pleine lecture du pavé de Karl-Ove Knausgaard, Fin de combat, le sixième et dernier de son autobiographie, un livre important sur lequel je reviendrai dans un prochain article, et qui comporte une référence explicite au Malheur indifférent. Je n'ai plus le volume sous la main, l'ayant emprunté et redonné à la médiathèque, et je n'ai pas noté alors les mots exacts.

Est-ce un hasard encore si je retrouve ces deux auteurs scandinaves à la fin de cette chronique, le suédois Tomas Tranströmer (que j'ai souvent cité dans Alluvions) et le norvégien Knausgaard (qui écrit d'ailleurs Fin de combat en Suède, à Malmö) ? A noter que Tranströmer, né le à Stockholm, fut élevé par sa mère, institutrice, après le départ précoce de son père, un journaliste. C'est encore Chaplin, la misère en moins.

J’ouvre la porte numéro deux.
Amis ! Vous avez bu de l’ombre
pour vous rendre visibles.

mardi 5 janvier 2021

Quand vous mouriez sous les bombes


Quand vous jouiez à la guerre
Moi je gardais la maison
J'ai usé de mes prières
Les barreaux de vos prisons
Quand vous mouriez sous les bombes
Je vous cherchais en hurlant
Me voilà comme une tombe
Et tout le malheur dedans
 
Anne Sylvestre, Une sorcière comme les autres, 1986

Dans cette chanson magnifique*, Anne Sylvestre évoque pour la première fois, mais sans les désigner explicitement, son père, Albert Beugras, emprisonné à Fresnes pour sa collaboration avec le régime nazi, et son frère Jean, mort à l'âge de dix-huit ans, à Ulm, en Allemagne, lors d'un bombardement des Alliés. Sa sœur, Marie Chaix, écrit : « Pour fuir Paris et l’épuration prévisible, mon père nous avait dit adieu au milieu d’une nuit de l’été 1944, en embarquant, au dernier moment et contre la volonté de notre mère en pleurs, son fils aîné à bord d’un camion chargé d’une partie des archives du PPF. Mon frère adorait son père, il l’aurait suivi n’importe où, racontait-on, même en enfer. Ce qu’il fit. (…) Au cimetière d’Ulm, par un beau jour d’été 1963, j’ai accompagné ma mère, clopin-clopant, qui traînait vaillamment son corps d’hémiplégique de cinquante-huit ans dans les allées de ce beau cimetière. Pour qu’enfin elle admette, dix-huit ans après sa mort, qu’il ne reviendrait jamais (…) Jusque-là, en secret, elle l’attendait : les miracles, cela existe, on a vu des amnésiques resurgir parfois. Je savais à quoi elle pensait quand elle sursautait au moindre coup de sonnette. Le jeune fantôme allait-il enfin nous laisser en paix ? »

Cette mort sous les bombes me rappela celle du père du dessinateur Cardon, prisonnier en Allemagne, ainsi que celle du père de Pink, rock-star personnage central de The Wall, de Pink Floyd, tué en défendant le pont d’Anzio pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que Pink n’est encore qu’un enfant. Ces informations sont données par la chanson In the flesh ? à travers l'effet sonore d'un bombardier en piqué. 

La notice wikipédienne précise que "dans l'adaptation cinématographique de l'album, The Wall, on montre une scène de guerre à Anzio avec When the Tigers Broke Free, une chanson qui avait été enlevée de l'album à l'origine. (...) La scène se termine sur un plan au cours duquel un bombardier allemand Junkers Ju 87 pilonne un bunker, sonnant l'arrêt de mort du père de Pink." Cette mort fictive renvoyait à une mort, elle, bien réelle : When the Tigers Broke Free, chanson  écrite par Roger Waters, décrit la mort de son père Eric Fletcher Waters, membre de la Compagnie C du Royal Fusiliers,  précisément à Anzio, en 1944.


Écho sinistre de la guerre : Eric Fletcher était le fils de George Henry Waters, lui-même mort en France le à Marœuil lors de la Première Guerre mondiale. Disparu le 18 février lors du débarquement d'Anzio, son corps ne fut jamais retrouvé.
Le ,  Roger Waters se rendit à Anzio pour recevoir la citoyenneté honoraire et découvrir la stèle dédiée à son père, au Cassino Memorial.

Ces résonances m'apparurent il y a un mois jour pour jour. Le soir, je vis sur Netflix le film de David Fincher, Mank, que Libération, sous la plume de Camille Nevers, décrivait ainsi : "Le cinéaste adapte un scénario de son père disparu et rend hommage à une figure éclipsée de la légende hollywoodienne, le scénariste de «Citizen Kane», Herman J. Mankiewicz. Un biopic somptueux sur l’obsession et la paranoïa, diffusé sur Netflix à partir de ce vendredi." Encore une fois, il était donc question d'un père disparu. Le titre de la chronique jouait d'ailleurs à la manière de Libé sur cette thématique : David Fincher, un père et "Mank". "C’est un film de revenants en noir et blanc, de spectres, écrit Camille Nevers. Et d’abord, celui dont Fincher fait le portrait en ­discret clair-obscur et touchant recto tono: le scénariste et son double, son père. Mank c'est Herman J. Mankiewicz, frère ainé de Joseph L., qui écrivit en service commandé ce film à l'habit de cinéma trop grand pour lui qu'est Citizen Kane, et c'est aussi Jack Fincher, scénariste posthume d'un film réalisé par son fils, qu'il ne verra jamais. Décédé en 2003, Fincher père avait écrit Mank pendant les années 90 mais, malgré son rejeton en plein essor de wonder boy hollywoodien, le projet fut jugé trop casse-gueule pour être produit."

Dans le film même, le mari de la secrétaire de Herman, Rita Alexander (Lily Collins), est pilote dans la RAF. A l'issue d'une de ses missions, il est considéré comme disparu. Ce n'est qu'à la fin que l'on apprendra qu'il a survécu.

Le même jour encore, était diffusé sur France 5, le documentaire de Philippe Kohly, Romain Gary, le roman du double (2010). Or, Gary fut navigateur dans la RAF dans l’escadrille «Lorraine», basée à Hartford, où les Français avaient été regroupés. Le 25 novembre 1943, son bombardier «Boston» fonce au-dessus des côtes du Pas-de-Calais, mais il est atteint par la DCA allemande. Langer, le pilote,   crie dans ses écouteurs : «Touché aux yeux, je suis aveugle !». Gary est lui-même blessé au ventre. Laurent Joffrin raconte l'histoire, dans Libé encore une fois : "Renoncer ? Langer et Gary refusent de faire demi-tour. Langer ne voit rien ? Gary le navigateur lui prêtera ses yeux. Allongé dans le cocon en Plexiglas qui forme l’avant de l’appareil, il dirigera de la voix le Boston que Langer pilotera à l’oreille. A Esquerdes, l’appareil plonge en rase-mottes et réussit à lâcher ses bombes sur la cible : demi-tour vers l’Angleterre. La Manche franchie, on s’apprête à sauter en parachute. Mais au-dessus de Langer, le toit de l’avion est coincé. Impossible de l’ouvrir. Pour le mitrailleur et le navigateur, sauter, c’est condamner le pilote à la mort. Ils restent à bord. De la voix, les deux hommes dirigent Langer vers le terrain de Manston, au nord-est du Kent, où la piste est plus large. Dans le micro, Gary donne le cap, l’altitude, l’inclinaison de l’avion. Deux fois, ils manquent l’atterrissage. Mais la troisième est la bonne. L’avion se pose en rebondissant, dans un fracas d’acier malmené et de pneus qui crissent. Ils sont sauvés. Langer recouvrera la vue : ses paupières ont seulement été collées par des éclats de Plexiglas. Gary, évanoui, est transporté à l’hôpital où il est soigné pour une «plaie perforante à l’abdomen». L’Evening Standard publie un long reportage sur l’exploit et Romain Gary parle à la BBC. A Noël, il revient à la base : les aviateurs de la France libre ont droit à un dîner au vin rouge et à un spectacle de Pierre Dac."

Deux jours plus tôt, le 3 décembre, j'étais allé à Orléans pour un jury d'examen, et pour ce faire, j'avais rejoint à Vierzon, de bon matin, un collègue qui venait du sud du département du Cher. L'affaire conclue, nous revînmes à Vierzon par l'A20, ce qui nous donna largement le temps de discuter, et c'est ainsi qu'il me raconta qu'il avait donné à un certain moment des cours d'aéronautique, et comme je lui demandais ce qui l'avait conduit à cela, il m'expliqua qu'il  devait cette passion à son père, qui avait servi  - il était très jeune encore - dans la RAF.

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* On peut l'entendre ici :

[Ajout à 19 : 48 : au moment où je publie cet article, je découvre dans ma liste de blogs Autre sentes, la publication toute récente, à trois heures de là, d'un article de John Warsen sur son blog Je suis une tombe (petit mouroir culturel, dont j'aime beaucoup l'humour corrosif), qui résonne donc étonnamment avec le titre de mon propre billet, et les paroles d'Anne Sylvestre. Il est par ailleurs consacré à un album d'un musicien qui m'est inconnu, Jak Belghit. En cliquant sur le lien vers le site de l'album, on découvrira que le premier titre en écoute est Ames soeurs.]

mardi 29 décembre 2020

Les deux soeurs

L'année 2020 n'en a plus pour longtemps, la garce, et c'est sans doute le dernier article qui s'inscrira sous son égide. Il n'aura rien de rétrospectif, et n'apportera pas grand chose de nouveau à tout ce que j'ai pu écrire depuis quelque temps. 2021 s'ouvrira sur des interrogations qui me paraissent plus fondamentales, mais il n'est pas encore l'heure. Place donc aux dernières notations correspondant aux derniers nœuds d'une carte heuristique que j'ai tracée au début du mois de décembre (j'ai recours de temps en temps à cette représentation) pour essayer d'y voir un peu plus clair dans ce que j'ai nommé alors la constellation 60, un réseau de coïncidences qui s'est donc épanoui autour de mon soixantième anniversaire.

Le 1er décembre, je notai ainsi dans mon cahier bleu la disparition d'Anne Sylvestre. Bien que je ne l'aie jamais beaucoup écoutée, j'avais de l'estime pour elle (il m'a été donné de la voir une seule fois, dans le jardin du château de Nohant, où elle avait été conviée par George Buisson, alors le maître des lieux, pour la remise du prix du Carnet de voyages, manifestation aujourd'hui disparue). Le même jour, sur France-Culture, un chapeau d'émission retint mon attention : "Mort de la compositrice Anne Sylvestre, après 60 ans de chansons féministes, drôles ou enfantines". Il était précisé qu'elle était morte à 86 ans. Or, c'était l'âge aussi de mon père au moment de son décès. Autre chose : elle était morte comme lui des suites d'un AVC. Ce qui m'a conduit à regarder d'un peu plus près sa biographie : Anne-Marie Beugras (c'est là son véritable nom de famille) est née le 20 juin 1934 à Lyon 6ème. C'est-à-dire très précisément treize jours après mon père, né le 7 juin 1934.

La Revue Dessinée - Hiver 2020/2021 (bande dessinée autour du film Magnolia de Paul Thomas Anderson)

Anne Sylvestre vécut une enfance difficile car son père, Albert Beugras, ne fut rien moins que le bras droit de Jacques Doriot, fondateur du Parti populaire français (PPF), parti d'extrême-droite nationaliste, qui collabora activement avec le régime hitlérien. Condamné aux travaux forcés à perpétuité en 1948, il bénéficia d'une amnistie en 1955, avant de mourir d'un cancer foudroyant le 30 janvier 1963. La notice de Wikipedia précise que la chanteuse se mura "60 ans dans un silence qu’elle ne rompra, une première fois en 2002 dans une série d'émissions réalisées par Hélène Hazéra pour "A "voix nue" sur France Culture, puis dans une interview en 2007." Sa soeur, Marie Chaix , née en 1942, rendra compte plus tôt de cette douloureuse mémoire familiale avec son premier roman Les Lauriers du lac de Constance (1974), récit de l'histoire de son père pendant l'Occupation allemande. Dans un passionnant entretien croisé dans Télérama (en 2008), les deux soeurs reviennent sur ce passé qui ne peut être liquidé :

"[...] Reste qu'un an après Les Lauriers..., vous avez écrit une chanson magistrale, Une sorcière comme les autres, où pour la première fois vous faites allusion à votre père et à votre frère disparu en Allemagne... Est-ce un hasard ?
AS : Je ne sais pas. Cette chanson-là, j'ai eu l'impression de l'écrire sous la dictée. D'ailleurs, j'ai eu très peur de la faire écouter à Marie. J'étais très très émue quand elle l'a entendue, pour la première fois, lors d'un concert.

MC : Et moi j'en ai pleuré ! Tout comme avec Roméo et Judith, une chanson sur l'injustice sur fond d'antisémitisme... Moi aussi, j'avais essayé d'écrire sur ce thème mais on m'avait dit : « Vous n'avez pas le droit de parler au nom d'un Juif : non seulement vous ne l'êtes pas, mais en plus, vous êtes la fille d'un collabo ! » Ça m'avait renvoyée dans mes cordes. Avec sa chanson, Anne est arrivée à exprimer ce que je n'avais pas pu dire, ou qu'on ne m'avait pas permis de dire.

Une femme vous avait aidée à dire les choses, c'est Barbara. Et elle était juive...
MC : Elle ne le revendiquait pas, ni dans son écriture ni dans sa façon d'être, mais il y avait cet arrière-fond... A 24 ans je suis devenue son assistante, par hasard - un hasard complet mais bizarre, qui m'a posé des problèmes de culpabilité terrible vis-à-vis de ma soeur chanteuse. Le fait de l'avoir approchée a beaucoup compté pour moi, notamment dans le déclenchement de l'écriture. Un jour, elle a voulu que je lui parle de ma famille. Je me souviens m'être sentie très mal de lui « avouer » tout cela. Mais elle m'a dit : « Echangeons nos morts, ils sont tous pareils. » Elle a été la première à me suggérer d'écrire.

L'écriture vous a-t-elle permis de tout évacuer ?
AS : Bien sûr que non. On creuse toujours autour du même trou, et ça reste très difficile, même soixante ans après. On doit aller à la pêche, il y a des algues et de la vase. C'est une ambivalence permanente. Je n'arrive pas à me défaire, comment dire ?, d'une culpabilité. Ce n'est pas juste d'en vouloir aux enfants que nous étions, mais je n'arrive pas non plus à trouver cela injuste. Je le comprends. Pour un peu, je trouverais même ça légitime. Tant que les victimes de la guerre continueront à souffrir, on continuera à être coupables. [...]"
Anne et Marie, boulevard Saint-Michel, 1967.

Le 30 novembre, le jour même de la mort d'Anne Sylvestre, je reçois deux messages sur mon téléphone, de deux soeurs qui depuis quelques années sont en froid (je dis cela avec prudence car il est possible qu'elles aient renoué depuis, ce que je ne peux que leur souhaiter). J'ai été d'autant plus surpris par cette concomitance que je n'avais pas reçu de leurs nouvelles (par ce biais du téléphone, car je les avais revues l'une et l'autre dans l'année) depuis l'année précédente et la disparition de ma propre soeur Marie. Le premier message, reçu à 15 h 28, était un message de condoléances et le second, à 17 h 03, me proposait de suivre un projet d'écriture biographique (apparemment cette seconde soeur n'était pas au courant de la mort de mon père). 

Je répondais aux deux dans la foulée, et ne manquais pas de saluer le compagnon de la seconde, un vieil ami dont l'anniversaire allait se fêter dans quelques jours (le 3 décembre, je ne pouvais l'oublier car c'est l'anniversaire aussi de ma soeur Marie-Noëlle). Elle me répondit à son tour, avouant que je lui avais sauvé la vie, car elle avait oublié cet anniversaire... Et elle ajoutait : "63 ans, né en 1957 et moi 57 ans, née en 1963, c'est rigolo."

Manu Larcenet, Le combat ordinaire