mardi 27 octobre 2020

Pierre

Mon père, Pierre, est mort ce matin, à l'hôpital de Châteauroux, des suites d'un avc survenu à Aigurande le 30 septembre.

Nous savions depuis le 20 octobre que ses jours étaient comptés, qu'il ne viendrait pas ramasser les feuilles d'automne au pied des arbres, qu'il ne rentrerait plus dans son atelier, qu'il ne tiendrait plus sa place dans la partie de belote dominicale.

Je ne réalise pas encore cette disparition. Je voudrais juste ici, pour lui rendre hommage, republier quatre fictions brèves qu'il m'inspira. En l'occurrence, ce n'était guère des fictions (sauf, à plusieurs égards, la troisième, Un peu bourru), mais des récits. Tout y est vrai, comme un souvenir peut l'être.


 Là, Albert, t'en prends un coup...

La vieille ferme au bout du chemin, un bout plutôt, l'ancienne boulangerie avec le four à pain, et les étables. Parfait pour camper l'été, devant l'horizon déployé. L'hiver, n'en parlons pas, aucun chauffage, la seule cheminée, vaste et prompte à fumer. La jeune nièce avait pourtant tenu à y fêter son anniversaire, au coeur de décembre. Les parents étaient repassés à tout hasard vers vingt-et-une heures : les joyeux fêtards, transis dans leurs sacs de couchage, avaient vainement essayé de mettre le feu à quelques énormes bûches avec une poignée de paille humide. Ils avaient levé le camp sans trop se faire prier. C'est une petite histoire qu'on aime bien raconter de temps à autre, pour chambrer la demoiselle.
On venait encore une fois d'y sacrifier (on déjeunait sous l'appentis à cause de l'averse et des embruns
poussés par un vent tourbillonnant nous éclaboussaient le dos et la nuque), et mon père raconta qu'un de
ses patrons avait autrefois eu bien du mal à faire démarrer un feu. Lui, jeune ouvrier agricole, avait dit que c'est en allumant un feu qu'on voyait l'intelligence de quelqu'un. Un troisième larron, copain du patron à la peine, aurait dit : "Là, Albert, t'en prends un coup..."Et mon père de rire encore de ce bon mot : "Là, Albert, t'en prends un coup."
Je m'avise que cette scène est vieille de presque soixante ans. Cette insolence juvénile a gardé place en sa mémoire ; elle résonne encore dans son rire.
C'est qu'il en a allumé des feux, des grands et des petits, dans l'âtre et dans le pré, jusqu'à ces grands
brasiers de broussailles illuminant l'hiver, vous cramant la face en même temps que le cul vous gelait. A
l'âge de la jeune nièce, il faut dire qu'il ne fêtait pas son anniversaire dans un vieux corps de ferme,
simplement il y travaillait, dans la touffeur des moissons et la froidure des ruisseaux.

 

Tardif profond

Le grand cerisier qui est au milieu du terrain, c'est le premier qu'il a planté ici. C'est aussi le plus vieux des arbres, le doyen. Car tous les autres ont suivi. C'est lui qui les a tous mis en terre. Il ne reste donc plus rien des arbres d'avant, du temps de ma naissance. Déjà le cerisier montre des signes de faiblesse, une de ses branches maîtresses est morte et a dû être coupée.
Il connaît l'histoire de chacun de ces arbres. Le noyer, qui s'étale majestueusement à côté des pommiers, qu'est-ce qu'il était donc vilain au commencement... Une petite pousse chétive et difforme. Qui s'est bien redressé, dit-il.
Ce printemps, les fruitiers ont fleuri comme jamais. Pommes, prunes, pêches, cerises, poires, ça promet. Enfin, touchons du bois, les saints de glace ne sont pas passés (ceci dit, il paraît qu'avec le réchauffement climatique, ils ont du plomb dans l'aile, les saints de glace).
Un qui ne craint pas la gelée, c'est l'autre noyer, au bout du chemin. Moi, je croyais qu'il était mort.
Pas une feuille, des branches encore nues. Non, c'est un tardif, un tardif profond. Il ne porte encore
que de gros bourgeons bien repliés. Il attend la fin mai pour s'ouvrir au monde.
Moi aussi, je suis un tardif profond pour ce savoir-là. Tant à apprendre encore. De ce père qui
incise, avec son éternel couteau, un bourgeon bourru, pour m'y montrer la vie qui dort.


 Un peu bourru

- Regarde, elle est là !
Il m'a tendu les jumelles et j'ai vu la mésange qui picorait le petit sac de graisse.
- Je l'attache, sinon les merles me le foutent par terre. Les merles, ça n'aime pas manger perché.
Il avait construit trois petites maisons en bois pour les oiseaux. En châtaignier, presque aussi solide
que du chêne. Nichoirs qu'il avait placés dans les arbres, dans le grand cèdre du parc et deux vieux
poiriers presque centenaires.
- Je les ai posées avant l'hiver. Il faut qu'elles prennent l'habitude avant même les grands froids.
Lui qui aimait tant chasser autrefois, tirer la perdrix et la bécasse, la grive et le canard sauvage
veillait donc maintenant au confort des mésanges, au bien-être des piafs et des loriots.
- Les loriots, je sais pas, j'en ai pas encore vu, mais je désespère pas.
Il ouvre sa vaste main, me montre les graines de tournesol qu'elle contient.
- Tu vois, la mésange, elle mange pas l'écorce, seulement l'amande. Les moineaux, eux, y bouffent
l'écorce.
Mon quart de l'armée était vide, il s'en est aperçu, et avant de dire ouf, il avait déjà refait les
niveaux. Il a bien vu aussi que je grimaçais.
- Oui, je sais, il est un peu bourru, mais il se bonifie, tu verrras dans trois mois.
A ce rythme-là, je n'étais plus très sûr qu'il lui en reste dans trois mois, mais je n'ai rien dit.
- L'hiver, je mettrai le poêle en route et personne pour m'emmerder. Enfin, toi, tu viens quand tu
veux bien sûr.
La vieille caravane Sterckeman, c'était son poste d'observation. Après vingt-cinq années de Royan,
elle avait atterri là, près du compost, au fond du jardin. Il en avait agrandi la fenêtre pour avoir une
vue panoramique.
- Bon, ben je vais te laisser...
- T'as le feu aux fesses ? Le litre est même pas fini...
Et il l'a benné dans mon quart, que j'avais heureusement pas vidé.
- T'es toujours pressé, toi, mon cadet...
Il a trinqué. Le bruit du fer-blanc qui s'entrechoque, ça a sa poésie aussi, j'ai pensé pour me
consoler. 

 

Il a fait des progrès

C'est son anniversaire. Soixante-dix-huit printemps, étés plutôt. C'est un homme de l'été, qui ne craint pas la chaleur, capable de rentrer une remorque de foin avec les boutons du col de chemise attachés. L'Algérie, où l'on a expédié pendant dix-huit mois, il en a aimé le climat.

C'est son anniversaire, et il a droit à quelques cadeaux. Il a fait des progrès : maintenant il ouvre les paquets. Parce qu'il lui arrivait de les prendre, de dire merci et de les mettre de côté. Ce n'était pas dédain ou indifférence. Le geste devait lui faire plaisir, mais c'était comme si cette faveur qu'on lui faisait ne devait pas être plus amplement déployée.

Il ouvre maintenant, il regarde, il apprécie. Bon, il vous a remercié une fois, ne comptez pas en plus qu'il se lève pour vous claquer une bise. S'il y a de la satisfaction, elle est tout intérieure.

C'est que son enfance n'a guère appris à affronter ça, les cadeaux. Pour ainsi dire, ça n'existait pas. Et ce n'était même pas une enfance malheureuse, juste une enfance de fils de paysan vivant sur une poignée d' hectares de terre avec un âne et deux vaches laitières. La vie avec rien de trop.

Alors s'il a un peu de peine avec ce trop de la vie d'aujourd'hui, il ne faut pas lui en vouloir.

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