lundi 5 octobre 2020

Mes yeux brûlent de ces larmes mortes

 A Adrien,

Le 29 septembre, l'ami Rémi postait un commentaire sur Tempestaire 111, qui commençait ainsi : "Je découvre cet article aujourd'hui, or avant-hier j'ai appris que Bernard Werber avait imaginé les 111 vies antérieures du héros de La boîte de Pandore à partir d'un fait "réel": une voyante consultée à contrecoeur en 1997 lui avait vu 111 vies antérieures." Dans l'article qu'il lui avait consacré à l'époque, Rémi a rajouté une note pointant vers une page du site personnel de Werber où l'écrivain raconte l'anecdote. En voici l'ouverture :

"Je me souviens.
C’était en Septembre 1997, j’avais 36 ans.
C’était une période plutôt basse, je venais de connaitre un échec de vente en librairie avec les Thanatonautes (du coup je songeais à arrêter le métier d’écrivain), je venais de divorcer, le projet de film des Fourmis était stoppé et tous les autres signaux étaient au rouge.
Cela correspond au tarot à la carte du pendu, quoiqu’on fasse, ça n’avance pas et plus on se débat, plus cela serre les cordes et fait encore plus mal, donc il faut rester immobile et attendre que cela se débloque.
Période de solitude, de doute professionnel, et période de cocooning ou je restais seul à la maison à lire des romans et regarder des films.
Arrive mon anniversaire, moment de mise au point annuel ou je réunis les quelques amis qui me restent (durant les périodes de replis la tribu rétrécit) dont Marie Pierre Planchon (l’excellente miss météo de France Inter). Cette dernière me dit : “pour ton anniversaire je voudrais t’offrir la rencontre avec quelqu’un d’extraordinaire’’."

Après une première séance au milieu d'une assemblée féminine, qu'il juge ennuyeuse, Werber change d'avis après une séance privée le lendemain, toujours offerte par Marie-Pierre Planchon. Je n'insiste pas sur l'aspect réincarnation (Werber lui-même n'est pas sûr d'y croire, mais cela lui a du moins fourni de la matière à histoires), non, ce qui m'intéresse plus particulièrement, c'est le contexte de l'anniversaire. Car j'ai pris connaissance du commentaire de Rémi le mercredi 30 septembre, or c'était le jour de l'anniversaire de mon fils Adrien, 32 ans. Ce n'est pas lui faire injure de dire que ce n'est pas un grand lecteur, mais il a néanmoins deux passions littéraires : Rabelais (initiée par une visite passionnante au manoir de la Devinière il y a bien longtemps) et, très précisément, Bernard Werber...

D'ailleurs, que vois-je en contiguïté avec la photo de Werber aux côtés de sa voyante ? une annonce de la publication de La planète des chats le 30 septembre 2020 :


Mais l'attracteur étrange n'avait pas dit son dernier mot. Un autre élément de puzzle, pour reprendre la catégorie inventée par Werber, va venir s'ajouter.

Je m'aperçois que l'article qui précède celui de la voyante se nomme Un arbre dans le dos, des rêves au bout des doigts. Ce qui me fait penser immédiatement à la phrase de Patrick Lowie : « L’arbre des rêves a grandi en moi, mes mains sont des branches et les rêves parlent pour moi »

Werber y raconte qu'il est né avec une maladie bizarre qui se nomme SPA : "Non pas pour Société Protectrice des Animaux mais pour Spondili Arthrite Ankylosante. Spondili ce sont les vertèbres. Arthrite c'est le rhumatisme. Ankylosante cela signifie que progressivement cela bloque tout. En fait mon dos se transforme en petit arbre bien rigide.
C'est ce qu'on appelle une maladie moderne car elle n'a été bien diagnostiquée qu'à partir des années 1980, grâce aux travaux d'un monsieur toulousain comme moi qui s'appelle Jean Dausset et qui reçut précisément en 1980 le prix Nobel de médecine pour ses recherches sur ce problème
." Il revient ensuite sur son enfance, marquée par cette maladie génétique, qui lui permet tout de même d'échapper au service militaire. C'est dès l'âge de 16 ans qu'il entame le projet Fourmis :
"À l'époque je m'étais amusé à créer des acrostiches, c'est-à-dire que les premières lettres de chaque phrase formaient un récit complet caché. La première version faisait déjà plus de 1000 pages (je voulais faire une grande saga dans l'esprit de mes deux livres cultes de l'époque: Fondation d'Asimov, et Dune de Franck Herbert)." "En tout, poursuit-il, je vais en 12 ans (de 16 à 28 ans) écrire 111 versions de ce projet. La dernière version Z85 comprenait 1500 pages."

111 versions... Il ne fait pas allusion ici aux 111 vies antérieures annoncées par la voyante, mais cette récurrence du nombre est assez saisissante. Il relate ensuite les difficultés pour se faire publier, et la réduction à 350 pages de l'ultime version. Et pour lui, c'est très clair, il a été sauvé par l'écriture :

"À 30 ans j'ai donc enfin été publié et mes crises se sont définitivement arrêtées.
Pourquoi lier les deux? Parce que cela me semble évident, en fait, le seul remède contre la maladie est de s'épanouir dans son activité quotidienne.
L'écriture de romans a arrêté la progression de ma maladie.
J'ai trouvé récemment une étude néo-zélandaise de 2009 montrant que les accidentés de la route qui rédigent tous les jours des récits imaginaires guérissent deux fois plus vite que ceux qui ne le font pas... donc il n'y a pas que pour moi que cela fonctionne. L'esprit influe sur la matière."

 

A propos de rêves, il me faut signaler aussi que l'article précédent, Pessoa ou le don du rêve, a été publié le même jour que Itinéraire pour Cesaria (9/19 et demi, sur l'excellent site Baoubaxter, recension par mon ami le Doc d'un poème de Roberto Bolaño, Un tour dans la littérature, qui rend hommage à Georges Perec, en commençant chaque entrée par J'ai rêvé. On peut lire ainsi :

32. J’ai rêvé que je rêvais et que je revenais chez moi trop tard. Dans mon lit je trouvais Mario de Sa-Carneiro dormant avec mon premier amour. J’arrachais les draps et découvrais qu’ils étaient morts, alors me mordant les lèvres jusqu’au sang, je retournais aux chemins vicinaux.

C'est par une lettre adressée le 14 mars 1916 à Mário de Sá-Carneiro que s'ouvre mon édition Bourgois du Livre de l'intranquillité. Ce poète portugais se donnera la mort le 26 avril de la même année, dans un hôtel du 9e arrondissement de Paris, près d'un mois après avoir annoncé son suicide par une lettre à son grand ami Fernando Pessoa. 

Le dernier paragraphe porte le numéro 57 :

57. J’ai rêvé que Georges Perec avait trois ans et pleurait, inconsolable. J’essayais de le calmer. Je le prenais dans mes bras, lui achetais des friandises, des livres à colorier. Puis nous allions sur les quais de New York et pendant qu’il jouait sur le toboggan je me disais à moi-même : je ne suis bon à rien, mais je serai là pour prendre soin de toi, personne ne te fera du mal, personne n’essaiera de te tuer. Ensuite il se mettait à pleuvoir et nous retournions tranquillement à la maison. Mais où était notre maison ?

A la section 30 du Livre de l'intranquillité, où ma dernière lecture s'est arrêtée, je lis : "Mon père, qui vivait au loin, se tua lorsque j'avais trois ans, et je ne l'ai jamais connu. Je ne sais toujours pas pourquoi il vivait loin de nous, et ne me suis jamais soucié de le savoir". L'hétéronyme auteur du Livre est Bernardo Soares ; de fait, Pessoa avait cinq ans à la mort de son père, qui vivait à Lisbonne avec sa famille. Je lis aussi un peu plus haut : "Je reconnais (non sans tristesse, peut-être) que je suis un homme au coeur sec. Un adjectif a plus de valeur pour moi que des larmes sincères, venues de l'âme. [...] Mais il m'arrive aussi d'être différent, de connaître les larmes les larmes brûlantes de ceux qui n'ont pas et n'ont jamais eu de mère ; et si mes yeux brûlent de ces larmes mortes, c'est au secret de mon coeur."

 



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